038 | La petite fin

D'un geste machinal, Charlie nettoya le comptoir du restaurant La Rosa. Le soleil chaud de juin reflétait sur la surface en bois. La jeune femme releva les yeux vers la fenêtre. Le ciel bleu à l'extérieur la narguait, lui rappelant qu'elle passait à côté de quelque chose à force d'être enfermée entre les murs du restaurant.

Ce sentiment étrange la pourchassait depuis quelque temps, telle une douleur chronique. C'était beaucoup plus que de l'ennui. Ça semblait être une perte de sens profonde. Parce que si Charlie avait toujours trouvé son confort dans la routine, elle n'y trouvait plus sa place. Sa vision de ce qu'elle voulait était altérée. Elle était en manque de possibilité.

Résignée à se contenter de ce qu'elle avait, Charlie reprit ses tâches. Elle souleva une boîte qui avait été livrée en matinée et tourna les talons pour se rendre à la cuisine.

On a reçu ça ce matin.

Zac, son collègue, leva la tête vers elle. Le cuisinier était en train de préparer son menu. Des effluves appétissants chatouillaient les narines de Charlie. Les échos de la radio résonnaient dans la pièce en concert avec les bruits du lave-vaisselle.

Super, c'est ma commande d'hier. Tu peux la poser derrière, la remercia Zac, en pointant le comptoir derrière lui.

Charlie acquiesça et exécuta la demande de son collègue.

On parle beaucoup de Basilovitch et de Gavin, avec raison, mais je trouve qu'on ne parle pas assez de nos espoirs d'ici, résonna la voix de l'animateur à la radio. On a de très bons joueurs, qui ont été dominants dans la Ligue junior, et certains d'entre eux pourraient être repêchés en première ronde.

Mais bien sûr, renchérit l'analyste sportif. On a qu'à nommer Roy, Gagnon, ...

Charlie sentit l'entièreté de son corps se contracter. Elle y était habituée à présent. Une frénésie vibrait dans les rues de Montréal. La métropole était l'hôtesse du repêchage de la LNH cette année et c'était le sujet sur toutes les lèvres. Particulièrement cette semaine, à quelques jours de la date butoir.

Et il ne faut pas oublier William Côté aussi, ajouta l'analyste. Son équipe n'a peut-être pas performé comme on l'aurait souhaité cette saison, mais ça n'empêche pas qu'il a des atouts exceptionnels. C'est un joueur habile et créatif. Il...

Je sors une minute, je reviens, avertit brusquement Charlie.

Zac n'eut pas le temps de répondre, que Charlie avait déjà quitté la cuisine.

Le cœur agité, elle sortit à l'extérieur du restaurant. Elle inspira fortement, laissant l'air d'été remplir ses poumons. Son cerveau était embrouillé. L'approche imminente du repêchage ne faisait pas qu'exciter les partisans, elle rongeait Charlie jusqu'au bout de ses entrailles.

Elle n'avait qu'une seule envie : lui parler. Il partirait bientôt, après tout. Peut-être trop bientôt, même.

Contre sa volonté, Charlie redoutait le départ de William. Elle avait pourtant tout fait pour éviter de souffrir de ce manque. C'était la raison première pour laquelle elle l'avait quitté. Néanmoins, elle était effrayée par le repêchage qui arrivait beaucoup trop rapidement pour elle.

Les mains tremblantes, Charlie sortit son téléphone. Avec une once de courage, ou peut-être de désespoir, elle composa le numéro qu'elle connaissait par cœur malgré elle. Elle entendit à peine les tonalités tellement son pouls battait fort contre ses tympans.

Allô?

Le cœur de Charlie manqua un battement. Un long frisson longea sa colonne vertébrale. Il passa quelques secondes avant qu'elle ne retrouve sa voix.

C'est moi. Hmm, Charlie.

Je sais, répondit simplement William. Il n'y avait aucune émotion dans sa voix.

Charlie baissa son regard et fixa le sol à ses pieds. Même s'il n'était qu'au téléphone, William l'intimidait. Il avait toujours su frôler ses repères.

Je, hésita-t-elle d'une voix faible. J'ai appris pour Louis. Je suis vraiment désolée.

William ne répondit pas. Charlie ferma ses yeux, secouant sa tête de droite à gauche. Elle regrettait déjà cet appel. Elle se sentait hypocrite. Elle n'était qu'une imposteure.

— Comment il va? risqua-t-elle, ne pouvant supporter le silence du garçon plus longtemps.

Malgré que la distance les séparait, Charlie pouvait imaginer William comme s'il était devant elle. Tous ses muscles étaient probablement tendus et ses poings serrés. Son visage était peut-être impassible, mais ses yeux verts devaient trahir sa confusion.

Correct, j'imagine.

Il eut un autre silence. Lourd et rempli de non-dits. C'était de la torture pour Charlie.

Et...et toi? bégaya-t-elle.

Qu'est-ce que tu veux savoir, Charlie? demanda durement William, posant finalement la question qui le hantait depuis le début de l'appel.

Charlie resta pétrifiée face à ses paroles. Il y avait tellement de choses qu'elle aurait aimé lui dire, mais elle était incapable d'exprimer toute pensée sensée.

Tu ne peux pas faire ça Charlie, reprit-il, devant son mutisme. Tu ne peux pas m'appeler comme si de rien n'était, comme si rien ne s'était passé. Peut-être que, pour toi, il ne s'est rien passé, mais pas pour moi.

L'estomac de Charlie se tordit, alors qu'une onde de choc la traversait.

Tu as tort, hoqueta-t-elle, peinant à retrouver son souffle.

Comment pouvait-il penser cela? Il devait savoir que c'était faux. Elle l'avait vécue, elle aussi. Autant que lui, si ce n'était pas plus. Comment pouvait-il penser que ça n'avait rien représenté à ses yeux? Était-ce l'impression qu'elle lui avait laissée?

Ça n'avait jamais été son intention. Elle n'avait pas voulu qu'il souffre ou qu'il doute d'elle. Elle avait seulement essayé de se protéger.

Peu importe, regretta William. Ça n'a plus d'importance. Je dois me concentrer sur le repêchage. Clairement, tu ne veux pas me suivre là-dedans, pis c'est ben correct. Mais tu dois me laisser tourner la page, s'il te plait. Tu fais tes choix et je fais les miens.

Will... pleura Charlie, sachant très bien que cela ne mènerait à rien. Le vent s'engouffra et couvrit sa voix affaiblie par le regret.

Je suis désolé, je ne peux pas.

Et il raccrocha.

Charlie sentit alors quelque chose se briser en elle. De violents sanglots se bloquèrent dans sa gorge. Elle passa ses mains dans ses cheveux, tirant quelques-une de ses mèches. Elle avait l'impression de suffoquer. Ça la déchirait de l'intérieur.

Une souffrance à la fois douloureuse et libératrice. Parce qu'elle le sentait enfin. L'ordre prenait le dessus sur le chaos. Tout faisait sens, à présent. Elle comprenait ce qu'elle voulait.

Elle ne voulait pas être laissée derrière.

Elle voulait faire le choix d'être avec lui.

Elle voulait le suivre.

Une complète désillusion frappa la jeune femme. Elle voulait s'abandonner à ce qu'elle n'était pas; une fille qui ne cédait plus à ses craintes. Elle le voulait, lui, sans avoir peur. Sans aucun détour.

Son cœur battant fortement contre sa cage thoracique, Charlie se tourna brusquement vers le restaurant. Elle savait exactement ce qu'elle devait faire. Le genre de moment clé qui changeait tout. Celui que l'on pouvait transformer en quelque chose de concret.

Sans regarder derrière elle, Charlie ouvrit la porte et entra d'un pas décidé. Elle n'avait jamais été aussi lucide. Elle était prête à entamer un nouveau. Mais avant, elle devait d'abord en terminer un. Elle devait écrire sa petite fin.

Quand William ouvrit la porte de son appartement, il ne put masquer son trouble. Sa respiration se bloqua. Il perdit soudainement toute sensation. À cet instant, le monde autour de lui aurait pu s'effondrer qu'il ne l'aurait à peine remarqué.

Le regard pesant, il dévisagea la jeune femme devant lui. Charlie semblait animée par une flamme qu'il ne reconnaissait pas. Ses lèvres entrouvertes étaient de la même teinte que ses joues roses. Ses cheveux tombaient sur ses épaules de manière négligée. Une lueur d'espoir brillait au fond de ses pupilles.

J'ai démissionné de La Rosa.

L'adrénaline coulait à flots dans les veines de Charlie. Elle avait de la difficulté à contenir sa nervosité. Son cœur battait à un rythme beaucoup trop effréné. Ses jambes allaient la lâcher d'un moment à l'autre.

J'y crois, reprit-elle. Je veux essayer.

William ne cilla pas.

Qu'est-ce que tu veux dire? demanda-t-il, réticent.

La brune prit une grande inspiration. Son souffle précipité troublait le silence.

Je suis prête, affirma-t-elle. Peu importe ce qui arrivera, peu importe où tu seras repêché, je veux faire le choix d'être avec toi.

Charlie n'avait dégagé une telle assurance. Rien ne pouvait lui garantir que leur relation fonctionnerait, mais cela ne changeait rien à sa conviction: elle voulait essayer.

William lui présentait un avenir rempli d'espoir et d'amour. Il s'était attaqué à ses rêves. C'était complexe l'amour, mais elle s'était résolue à affronter sa peur et son désir pour lui. Elle était prête à déposer son cœur entre ses mains, pour ne jamais parler de lui au passé.

Comment veux-tu que je te croie? douta William, ne pouvant s'empêcher de la remettre en question. Peut-être que tu es convaincue d'y croire, en ce moment, mais qui me dit que tu ne referas pas la même chose une autre fois?

Le regard rempli d'angoisse du garçon transperça Charlie. Il avait été blessé. Profondément.

Charlie avala difficilement. Elle comprit alors qu'elle avait été égoïste. En venant lui faire cette déclaration si soudainement, elle n'avait pas pensé à lui. Elle avait été trop prise par ses propres sentiments. Elle avait négligé la douleur qu'elle lui avait causée. Elle avait oublié qu'elle devait d'abord retrouver sa confiance.

La lèvre de Charlie était tremblante. Devant son silence, William se demande si elle allait lui répondre. Qu'avait-il espéré, de toute façon? Il aurait dû s'attendre à ce qu'elle cède.

William secoua la tête. Il se tourna et franchit un pas dans son appartement, mais Charlie lui agrippa le bras d'un geste précipité.

— Parce que même si j'ai peur, commença-t-elle, les larmes aux yeux. J'aime ce que tu me permets d'être. Je... Je ne peux même pas expliquer ce que tu me fais ressentir. Ça fait peur, tu sais. Mais je ne veux pas perdre ça. Je ne veux pas te perdre.

William sentit son corps se tendre. Les traits de son visage se tordirent de douleur. Il baissa ses yeux attristés pour fixer le sol devant lui. Il aurait voulu la croire, vraiment. Il avait espéré son retour tellement de fois. Mais les blessures laissaient toujours des cicatrices. Et celles que Charlie lui avait laissées avaient pris la forme de doutes et de méfiances.

— Je ne peux pas revivre ça Charlie, souffla-t-il, tel un supplice. Je ne suis pas capable. Ça fait trop mal.

D'un geste rempli d'assurance, Charlie s'approcha de William et attrapa sa main. Elle l'attira un plus près d'elle, le forçant à la regarder. La chaleur et le parfum masculin du jeune homme l'enveloppèrent. Son souffle chaud et précipité tombait sur ses joues enflammées.

Ses pupilles accrochées aux siennes, Charlie promena son pouce sur la paume de William. Elle n'avait jamais eu son éloquence avec les mots, mais elle espérait qu'il puisse voir dans ses yeux ce qu'elle ressentait pour lui.

Je sais que je remets tout en question et ça ne changera pas. C'est qui je suis. Je suis la plus pessimiste de nous deux. J'ai la tête dure. Je me plains souvent. J'ai des gaz quand je consomme du lactose. Je...

Tu parles dans ton sommeil, la coupa William, sans pouvoir s'en empêcher.

Un sourire effleura les lèvres de Charlie.

Et je vais continuer d'être tout ça, soutint-elle, collant son corps encore plus près de celui de William, comme s'ils étaient aimantés. Mais, si... Si tu y crois encore un peu... Si tu le veux encore, pour ce que j'ai à te donner, je fais le choix d'être avec toi.

Leurs regards ne se quittèrent plus, comme si le reste du monde les indifférait. Un éclat dans les pupilles de Charlie implorait William de lui faire confiance.

La jeune femme s'approcha plus près de lui, jusqu'à être collée à son buste. Elle leva sa main pour effleurer la joue de William et l'entendit retenir son souffle. Elle promena son pouce sur sa pommette, puis laissa ses doigts glisser dans ses cheveux. La proximité de leur visage la fit frissonner. Elle pouvait sentir la barbe naissante du garçon frotter contre sa joue et son souffle chaud chatouiller sa mâchoire.

— J'ai confiance en nous, lui promit-elle, collant son front contre le sien. J'ai besoin de nous.

Les lèvres de William s'étirent de la plus belle des manières. Il ne pouvait s'empêcher de sourire. Il avait l'impression d'avoir attendu ce moment depuis une éternité. C'était presque inespéré.

Je savais que tu ne pouvais pas te passer de moi, rétorqua-t-il les yeux brillants de malice.

Tout le corps de Charlie frémit. Des vagues de chaleur se mirent à déferler dans ses veines.

Toujours aussi prétentieux, le nargua-t-elle, ses lèvres frôlant les siennes. C'est toi qui ne peux pas te passer de moi.

Charlie pouvait presque sentir le sourire de William contre ses lèvres. Son regard s'assombrit de désir. La tension entre eux était palpable. Un mélange de manque et d'envie.

Peut-être bien, avoua le jeune homme, d'une voix basse et suave.

D'un geste un peu trop précipité, Charlie écrasa sa bouche contre celle de William. Dès que ses lèvres touchèrent les siennes, la saveur de sa bouche l'enflamma. Elle l'embrassa comme elle ne l'avait jamais embrassé. Fort et intensément. Elle voulait qu'il sache à quel point il lui avait manqué. Elle voulait rattraper le temps qu'ils avaient perdu.

D'un désir fiévreux, William lui répondit avec la même passion. Sa langue effleura doucement les lèvres de Charlie. Il agrippa sa taille et approfondit le baiser. Frissonnante, elle s'agrippa à ses épaules comme s'il était sa bouée de sauvetage.

Ce baiser était à leur image. C'était tendre, c'était charnel.

C'était la guérison. 

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