030 | Les froids de la nostalgie

Devant l'étendue blanche qui l'entourait, Charlie se trouva confrontée au mutisme de l'hiver. Il n'y avait aucun bruit, pas même les courants de la rivière qui étaient maintenant gelés à cette période de l'année. Le vent filait en silence entre les arbres dénudés par le froid. Elle aurait pu croire être seule ici, si ce n'était que du chalet en bois devant elle.

La maison de campagne contrastait avec le paysage. Elle semblait presque étrangère, voire isolée du monde. En observant la fumée s'évader de la cheminée, Charlie se dit que ça ne faisait aucun sens. La chaleur n'avait pas sa place ici.

Un nœud dans l'estomac, elle sortit de sa voiture. Elle plongea ses mains dans les poches de son manteau, un frisson parcourant son corps. Le froid de mars avait beau être vif et cinglant, elle n'avait aucune envie d'entrer se réchauffer. La beauté de cette saison ne faisait qu'ouvrir de vieilles cicatrices.

Lorsque William l'avait invité à venir passer quelques jours dans ce chalet, Charlie avait d'abord refusé. Elle n'en voyait pas l'intérêt, puisque le garçon l'avait d'abord loué pour ses coéquipiers du Junior de Montréal. Il souhaitait que son équipe vienne retrouver ce lien qui les rattachait, celui qui les mènerait à la victoire. C'était son ultime tentative pour éviter l'élimination.

Charlie avait toutefois cédé à ses demandes. Et maintenant qu'elle se trouvait devant la porte d'entrée, elle le regrettait amèrement.

Hey Charlie, l'accueillit Mathieu. La voix énergique du jeune homme fut accompagnée par des cris de frustration provenant d'un peu plus loin. Les gars sont en train d'écouter un match dans le salon. C'est pas mal intense.

Comme pour prouver ses propos, la voix de Louis résonna jusqu'à eux.

Il est daltonien ou quoi? C'est le numéro 17 qui a fait le but et non 71.

Mathieu leva les yeux au ciel, laissant un rire filer entre ses lèvres.

Ça faisait longtemps que Charlie n'avait pas vu une expression aussi sereine sur son visage. Encore en rémission, seule sa prothèse au genou laissait des traces de sa blessure. Même si son corps l'empêchait d'être physiquement sur la glace, son cœur, lui, était de retour avec l'équipe.

Je t'aide à monter tes sacs? proposa-t-il.

Charlie resserra l'emprise autour de la ganse de ses bagages.

Non, répondit-elle d'une voix hésitante. Finalement, je pense que je vais partir après le souper.

Sans rien ajouter, Mathieu hocha la tête et l'invita à le suivre jusqu'au salon. Cependant, avant qu'elle ne puisse le rejoindre, la brune fut arrêtée par les bras de William qui se glissèrent autour de sa taille.

Tu n'es même pas encore arrivée que tu veux partir, constata-t-il d'une voix moqueuse.

Les pupilles brillantes, William déposa ses lèvres sur la tempe encore froide de Charlie. Une douce chaleur se mit à envelopper la jeune femme. Le cœur soudainement un peu plus léger, elle glissa une main dans les cheveux du jeune homme pour replacer une mèche ondulée qui tombait sur son front.

Je te l'ai dit, j'ai beaucoup de travaux à faire pour l'école.

Tu peux les faire ici, proposa William. Au même moment, des cris chaotiques derrière eux le firent secouer la tête. Il y a un bureau plus tranquille dans notre chambre.

Mais il va...

Et il y a une serrure si tu veux empêcher Louis de venir te déranger.

Devant l'expression triomphante de William, comme si rien ne pouvait le vaincre, Charlie sentit quelque chose se tordre dans son estomac.

Elle savait que ses arguments étaient trop superficiels pour que le garçon puisse saisir ce qui la tracassait réellement. Une partie d'elle, aussi utopique soit-elle, aurait souhaité qu'il puisse la comprendre, sans qu'elle n'ai à parler. Car, pour lui expliquer, il fallait d'abord qu'elle s'avoue les raisons mêmes de son malaise. Et elle ne pensait pas être assez forte pour s'y confronter.

Charlie savait donc que si elle voulait partir, il n'en tenait qu'à elle. Seulement, la peur la fit céder, encore une fois. Peut-être une fois de trop.

Je vais voir.

Parmi les plus beaux souvenirs de Charlie, la plupart étaient des moments passés en famille à son chalet. La joie, la chaleur et l'amour s'y trouvaient. Cependant, il suffisait d'une seule brèche, un incident, un malheur, pour que la douleur vienne tout effacer.

Entre les murs de ce chalet, Charlie se sentait coincée. Elle avait l'impression d'étouffer lentement. Une boule amère au goût de nostalgie lui tournait le cœur à l'envers. Peut-être était-ce le chagrin qui altérait ses perceptions, mais tout ici semblait lui rappeler la maison de campagne de son enfance. Il y avait cette même odeur, celle aux arômes de bois et de feu, qui, aujourd'hui, lui donnait mal à la gorge.

Depuis son arrivée, elle s'était enfermée dans la chambre. Elle essayait de se distraire en étudiant. Toujours dans ses habits de la veille, elle n'avait même pas osé ouvrir sa valise qui traînait encore au sol. C'était un peu comme si elle n'était jamais réellement arrivée. Ou peut-être que ça la rassurait de savoir qu'elle était prête à partir.

La tête entre les paumes de ses mains, Charlie massa ses tempes douloureuses. Ses yeux étaient fatigués à force d'être devant son écran d'ordinateur. Elle relisait sans cesse le même texte depuis un moment. Les mots traversaient son esprit, mais ne faisaient aucun sens.

En émettant un souffle impatient, elle se leva brusquement de son bureau pour étirer ses muscles engourdis. Son regard balaya la pièce, d'un air presque dédaigneux. Les couleurs aux teintes sombres alourdissaient l'atmosphère. Seule la fenêtre, à travers laquelle elle observa le paysage repeint en blanc, apportait une rare source de lumière.

Seulement, la lumière n'était qu'une question de perception.

En apercevant des silhouettes patiner sur le lac gelé, le cœur de Charlie eut un spasme. Des points noirs apparurent devant ses yeux, qu'elle tenta de chasser par des battements de cils. Le souffle haletant, elle ferma brusquement les rideaux.

Elle se sentait si déroutée qu'elle entendit à peine la porte grincer derrière elle.

On va faire un feu dehors, tu veux venir? résonna la voix grave de William.

Presque déconnectée de la réalité, Charlie prit un moment avant d'assimiler la question. Elle secoua la tête en silence, craignant que sa voix nouée ne la trahisse. Le regard baissé, elle retourna s'asseoir devant son ordinateur.

Oh allez, tu as passé une journée enfermée ici.

Charlie serra les dents. Bien qu'une partie d'elle aurait voulu accepter, elle avait trop mal. Elle ne pouvait pas simplement oublier et arrêter la douleur. Ça ne marchait pas comme ça.

Elle était hantée par le passé. Toujours et partout.

Je t'ai dit que j'avais beaucoup de devoirs, répondit-elle durement, en pesant sur chacun de ses mots. Elle pouvait sentir l'irritation filer le long de ses nerfs.

William dévisagea la jeune femme un instant. Mais sa réaction ne l'arrêta pas pour autant. Derrière cette colère, il savait que quelque chose s'y cachait. Il voulait connaître tous ses vertiges, ses blessures et ses peurs.

Délicatement, le garçon s'approcha d'elle. Il s'assit sur le matelas du lit derrière elle, sans la quitter du regard.

Qu'est-ce qu'il y a, Charlie ?

Tu ne m'écoutes pas, s'énerva-t-elle, les yeux brillants de larmes qui menaçaient de couler. Je t'ai dit que je ne voulais pas être ici. Je ne suis pas bien ici.

Sa réplique créa un lourd silence. Pourtant, William ne cilla pas. Au contraire, il voulut s'approcher d'elle, mais Charlie l'esquiva en secouant la tête. Le regard baissé, elle fixait un point invisible sur le plancher. Ses lourdes respirations perdirent de leur souffle, laissant la brume dans son esprit lentement se dissiper.

Une certaine culpabilité s'ajouta à la souffrance qui la rongeait. Elle avait conscience que, pour d'autres, ses réactions pouvaient sembler insensées. C'était parce qu'ils ne pouvaient pas ressentir sa souffrance. C'est pourquoi elle croyait que, en dépit d'être incomprise, il valait mieux s'isoler et tranquillement s'éteindre en silence.

Le corps encore tremblant, Charlie trouva le courage d'aller s'asseoir à côté de William. Un souffle pesant s'échappa d'entre ses lèvres. Elle passa ses mains sur son visage, comme si elle pouvait s'y cacher.

C'est juste que, commença-t-elle, hésitante. Elle pinça ses lèvres pour retenir un sanglot. Être ici, ça me rappelle beaucoup de souvenirs. C'est.. C'est juste difficile... Et des fois c'est plus facile de rester seule.

Des larmes se mirent à couler sur ses joues rougies. Cette tristesse poignante serra le cœur de William. Il s'approcha à nouveau pour la serrer contre lui et, cette fois, elle le laissa faire. Son corps contre le sien, il put sentir la douleur qu'elle portait.

La tête posée contre son torse, Charlie s'accrocha au pan de la veste de William. Pour elle, ça avait toujours été les mêmes sensations horribles: le froid, le manque d'air, les frissons. Pourtant, ce n'était plus l'eau glacée qui l'entourait maintenant, mais bien les bras chauds de William. Elle se concentra sur cette seule variable pour se calmer.

Peut-être que je pourrais être seul avec toi? murmura William d'une voix rauque.

Charlie releva son visage. Les yeux verts de William ancrés dans les siens, la pièce sembla se vider autour d'eux. Elle ne pouvait qu'observer que lui. Elle voyait sa chaleur, sa patience et sa bienveillance. Même dans son silence, il lui faisait comprendre qu'elle n'avait plus à se cacher pour pleurer la mort de son frère.

Comme simple réponse, Charlie redressa son menton pour déposer délicatement ses lèvres humides sur les siennes.

Merci, souffla-t-elle contre ses lèvres, d'une voix remplie d'une profonde gratitude.

Son corps fragilisé au creux de ses bras, une tendresse les accompagnait. Du bout de ses doigts, William traçait doucement des formes abstraites sur la peau de Charlie, libérant de petites décharges électriques sur son passage. Son calme apaisait la jeune femme. Elle n'avait plus qu'à se concentrer sur son parfum masculin et ses respirations qui la berçaient.

De longues minutes, où cette accalmie était parfois rompue par les cris d'Oliver lorsqu'il accusait Mathieu de tricher aux jeux vidéos. Ou parfois c'était l'alarme de feu déclenchée par Louis qui tentait de cuisiner une lasagne. Ce que Charlie préférait durant tous ces moments, c'était de sentir les vibrations du rire de William dans sa cage thoracique. Elle se sentait réanimée par la beauté qui l'entourait, maintenant qu'elle était prête à la regarder.

Je n'étais pas là quand tu allais au chalet avec ta famille, mais je suis pas mal certain que personne n'a jamais réussi à faire brûler trois lasagnes de suite comme Louis.

Un sourire effleura les lèvres de Charlie.

Tu sous-estimes la capacité de mon père à s'endormir durant la cuisson d'une recette, ricana-t-elle. Des fois, pendant qu'il dormait, je faisais une compétition avec mon frère pour voir qui pouvait faire la plus haute tour de Cheerios sur son front.

William éclata de rire, ce qui alluma une petite flamme dans le corps de Charlie. Pour une rare fois, c'était elle qui se permettait de se remémorer des souvenirs du passé. C'était rassurant et doux, loin de ces images envahissantes et douloureuses qui s'imposaient à elle.

Tu as gagné, j'espère?

Évidemment.

William leva les sourcils, dubitatif.

Je suis sûr que je gagnerais contre toi, affirma-t-il, d'un ton assuré qui lui était habituel. On fera une compétition cette nuit. Je pense qu'Oliver à un front parfait pour ça.

C'est vrai qu'il a une courbe de front favorable, s'esclaffa la brune. Oh et tu ne sais pas ce qu'on faisait à ma sœur pendant qu'elle dormait?

Alors qu'elle racontait ses anecdotes d'enfance, Charlie comprit qu'il y avait aussi du beau dans son passé. Elle l'oubliait trop souvent. Néanmoins, en regardant William l'écouter avec une grande compassion, rire avec elle et partager à son tour ses souvenirs, elle se dit que son présent n'avait rien à envier à son passé.

Son présent était beau, lui aussi.

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