029 | À chacun son côté
Les joueurs du Junior de Montréal rentrèrent un par un dans le vestiaire. Un lourd silence les accompagnait. Leurs épaules étaient baissées sous le poids de la déception, alors que la frustration de la défaite guidait la rudesse de leurs mouvements.
La tension était à son comble. La pression des séries éliminatoires n'épargnait personne. L'équipe s'y était qualifiée contre toute attente, sans que les victoires les suivent pour autant. Tous les joueurs savaient que s'ils continuaient à ce rythme, ils feraient face à l'élimination avant même qu'ils ne puissent le réaliser.
Dans son rôle de capitaine, William se devait de rester confiant. Il tentait d'oublier sa propre déception pour se concentrer sur les matchs à venir. Mais derrière ses apparences impassibles, une tempête s'était installée en lui. Il avait l'impression que, soudainement, plus rien n'allait.
L'attention du garçon fut attirée par Nash qui entra dans le vestiaire. Bouillonnant de colère, l'espoir des Flames de Calgary lança violemment ses gants dans sa case. Sous la force de l'impact, l'un deux revola sur Louis par accident.
Ce dernier se retourna d'un geste vif.
— Tu ne peux pas faire attention, tonna-t-il, à bout de nerfs.
Louis vivait mal la défaite de l'équipe. Son propre échec était encore plus difficile à accepter. Il ne jouait pas comme il savait qu'il était capable de le faire. Il n'avait inscrit aucun but depuis le début des séries et, pour un marqueur naturel, c'était un vrai boulet. La pression augmentait, tandis que sa confiance diminuait.
— Tu pourras te plaindre quand tu vas commencer à bien jouer, St-Pierre, grogna Nash, entre ses dents.
Électrocuté par les mots, Louis se raidit. L'animosité filait le long de ses veines jusqu'à en hérisser ses poils. Ses yeux devinrent encore plus sombres qu'à l'habitude. Il connaissait déjà ses difficultés, il ne pouvait supporter que quelqu'un d'autre le confronte à ce sujet.
— Qu'est-ce que tu insinues? répondit-il, le regard brillant d'aversion.
Malgré le ton menaçant, Nash ne cilla pas. Il n'avait peur de rien à ce moment précis. La frustration lui procurait une adrénaline incontrôlable, presque dangereuse. Les traits durcis par la haine de Louis allumèrent une flamme de puissance dans son estomac.
— C'est pourtant clair, l'attaqua-t-il, sans mâcher ses mots. Tu mets toute l'équipe dans la merde quand tu joues comme tu le fais.
— Ça suffit, s'impatienta William, sentant que la situation menaçait d'exploser.
Son avertissement fut vain. Louis s'approcha de Nash, la mâchoire contractée si durement qu'on aurait pu croire qu'il se blessait lui-même.
— C'est toi qui parles? répliqua sévèrement le frisé. Tu joues tout seul. Tu te crois plus important que le reste de l'équipe et c'est ce qui nous fait perdre.
Nash émit un rire sardonique. Ses iris étaient froids et provocateurs.
— Si tu préfères sortir dans les bars plutôt que te concentrer sur la glace, ne viens pas te plaindre que je ne veux pas t'faire de passe.
Les poings serrés, Louis fonça sur lui. Son corps était tendu au maximum. Oliver l'arrêta brusquement, au même moment où William s'interposa entre les deux garçons.
— J'ai dit, ça suffit, cria le capitaine, énervé.
William faisait confiance à ses coéquipiers. Avec le travail et les efforts nécessaires, il croyait en l'amélioration. La performance des joueurs au match de ce soir ne définissait pas leur valeur. Rien ne justifiait de s'attaquer aux autres de la sorte. Ils formaient une équipe. Accuser une autre personne que soi-même ne servait à rien, le résultat resterait le même.
La défaite.
Il aurait pu, lui aussi, mettre la faute sur les autres. Mais à ses yeux, ça n'aurait été qu'une excuse pour oublier la déception de sa propre performance.
— Tu ne vas rien dire, Côté? le provoqua Nash. Tu protèges toujours ton ami, même si tu sais très bien qu'il est en train de merder.
— Aux dernières nouvelles, c'est toi qu'on a protégé la dernière fois, s'emporta Louis, sans laisser la chance à William de répondre. Mais ça pourrait se retourner contre toi si tu ne fais pas attention.
La menace accentua la rage de Nash. Ses nerfs semblaient être prêts à lâcher d'une minute à l'autre.
— Je ne pense pas que tu sois en mesure de me menacer, St-Pierre. Tu sais très bien que je peux jouer à ce jeu-là, moi aussi, cracha-t-il d'un ton clair et défiant. Ça vaut aussi pour toi, William. D'ailleurs, comment va ton père?
Sa réplique créa un lourd silence.
William sentait qu'il était sur le point de s'emporter. Les mots de son assistant capitaine l'avaient transpercé avec une telle force qu'il eut la sensation qu'une plaie s'était réouverte dans sa poitrine. Elle devait s'infecter, car il ressentait une sorte de brûlure.
Il se mordit la langue pour s'empêcher de répliquer. Ça lui prit une énorme maîtrise de lui-même pour rester calme. Il ne pouvait pas se permettre de montrer à Nash que ses propos l'avaient atteint. Parce que, d'une certaine façon, ça prouverait à son coéquipier qu'il n'avait pas tort.
La situation de Marc Côté nuisait à la qualité du jeu de William. C'était un sentiment étrange et désagréable pour le jeune homme. Il réussissait habituellement à garder sa concentration sur le hockey. Cependant, lors des derniers matchs, son esprit était ailleurs. La défaite lui semblait impertinente comparativement à l'inquiétude qu'il ressentait pour son père.
— Tu ferais mieux d'arrêter de te mettre du côté de ton ami, reprit Nash, ses paroles frôlant la menace. Prends ton rôle de capitaine ou sinon tu mèneras notre équipe à la perte.
William inspira difficilement, toisant Nash d'un regard mauvais.
— Je suis le capitaine d'une équipe, McMillan, tempéra-t-il, en s'efforçant de chasser son amertume. Et présentement, on ne dirait pas que tu en fais partie.
⁂
Les mains bien enfoncées au fond des poches de son manteau, William monta les escaliers de son appartement. Il souffla lourdement, ses muscles tendus sous la noirceur. L'obscurité de cette soirée froide du mois de mars plombait sur lui. Il se sentait désorienté, étourdi.
Tout comme la nuit, il lui arrivait, lui aussi, de tomber. Mais il se relevait toujours. Il savait qu'il ne serait jamais complètement vaincu. Ce soir, pourtant, il avait l'impression que sa chute laisserait quelques cicatrices.
Sur le trajet du retour, Louis et William n'avaient échangé aucun mot. L'ambiance était chargée de non-dits. Ils savaient tous les deux que Nash n'avait pas complètement tort. Toutefois, parfois, il valait mieux ne rien dire. Certaines choses étaient mieux lorsqu'elles étaient laissées dans l'ombre. Ainsi, quand le frisé avait demandé de faire un détour pour aller dormir chez Max, son colocataire ne lui avait posé aucune question. Il avait préféré laisser le mystère de cette relation se creuser.
Lorsque William entra dans son appartement, il fut ébloui par la lumière de la télévision toujours allumée dans le salon. Au milieu de la pièce en désordre, ses yeux trouvèrent leur chemin vers la silhouette de Charlie endormie sur le canapé gris. Un petit sourire effleura ses lèvres devant cette vision.
Il s'approcha d'elle pour s'asseoir à ses côtés. Il contempla un instant les traits de son visage détendu, puis se pencha doucement pour déposer un baiser sur sa joue. Aux portes du sommeil, elle soupira au contact. Elle marmonna quelques incohérences qui le firent rire faiblement. Il glissa son doigt sur le sourcil de Charlie, puis replaça délicatement l'une de ses mèches derrière son oreille.
Les paupières de la jeune femme se mirent à papillonner doucement pour s'adapter à la lumière. Ses prunelles brillantes se levèrent vers William et cette lumière vint allumer le cœur du garçon.
— Désolé, je suis arrivé plus tard que prévu, chuchota-t-il.
Charlie se redressa sur le canapé. Elle passa une main dans son visage pour chasser les dernières traces de son sommeil, puis se faufila dans les bras de William. Son parfum masculin flottait partout autour d'elle.
Après avoir écouté le match du Junior de Montréal, elle était restée pour attendre son retour. Elle voulait être présente pour lui. Elle savait que cette défaite aurait un impact sur son moral qui, lui, était déjà affaibli.
— Comment tu vas? lui demanda-t-elle, d'une voix qui n'était que murmure.
William haussa les épaules, le cerveau embrouillé.
Ces derniers jours, il avait parlé de longues heures avec Charlie pour lui raconter la situation de son père. Ensemble, ils avaient traversé ses plus beaux souvenirs d'enfance, tout comme ses pires inquiétudes. Ça avait eu un effet libérateur pour William. Il n'exposait jamais ses peines et ses craintes de la sorte. Le monde du hockey était compétitif et chaque faiblesse pouvait être utilisée contre soi. Par conséquent, il fallait toujours sembler inatteignable.
Seulement, faire semblant que tout allait bien devenait de plus en plus difficile pour lui. Quelques jours plus tôt, il avait reçu un appel des médecins dans lequel on lui annonçait que Marc Côté avait quitté l'hôpital. Malgré les avis médicaux qui lui suggéraient de rester, l'homme avait décidé de partir sans donner de raison.
Depuis, un trou béant s'était creusé dans le cœur de William. C'était devenu la demeure de ses maux.
Laissé sans nouvelle, il devait gérer avec l'impuissance l'ingérable. Il ne savait toujours pas ce qu'il souhaitait dire à son père, mais le sentiment de ne pas pouvoir le lui dire était encore plus destructeur.
— Tu peux rester dormir cette nuit? demanda-t-il faiblement, tout près de la supplication. Je ne veux pas rester tout seul.
La respiration de Charlie se coupa. Toujours blottie contre le torse du garçon, elle hocha la tête. D'une certaine manière, elle comprenait sa peine. Pour elle aussi, le silence et le noir de la nuit laissaient trop de place à ses démons.
Cependant, réfugiée au creux des bras de William, c'était différent. Il n'était pas celui qui la sauverait de ses peurs, mais il l'aidait à y faire face. Parce que des fois, à force d'essayer d'oublier le passé, elle s'oubliait elle-même. Seulement, lui, elle ne l'oubliait jamais. La tête posée sur son cœur, elle pouvait entendre ses battements. Ce son, mélangé aux mouvements de sa respiration, l'ancrait doucement à la réalité. Les cauchemars du passé laissaient place au présent.
Elle espérait que William puisse ressentir ce même apaisement. Elle voulait être là pour lui, comme il était là pour elle.
Charlie déposa ses lèvres sur l'épaule du jeune homme. Elle enlaça leurs doigts et le suivit jusqu'à sa chambre. La pièce était faiblement illuminée par une lampe sur la table de nuit près du lit défait. À travers la fenêtre, seule la lune brillait.
Dans cette noirceur, la brune s'enfargea dans un sac de sport qui trainait sur le sol. Elle murmura quelques insultes à l'égard du sac, reprochant par le fait même le désordre dans la chambre de William. Sa réaction fit rire ce dernier qui était déjà étendu sur son lit.
Lorsqu'elle leva ses iris vers lui, ses sourcils se froncèrent.
— Euh, non, s'exclama-t-elle dramatiquement. C'est moi qui dors du côté gauche.
William écarquilla les yeux, scandalisé.
— Quoi? C'est moi qui dors du côté gauche, se défendit-il avec conviction. J'ai toujours dormi du côté gauche.
Charlie croisa ses bras sous sa poitrine, d'un air entêté.
— Je dors de ce côté depuis que tu m'en as donné le défi. Tu te souviens?
Le souvenir revint à la mémoire de William. Lors du Championnat du monde de junior en Finlande, il s'était amusé à envoyer une série de défis à Charlie. Il se maudit intérieurement, forcé de constater que la situation se retournait contre lui.
— Tu ne comprends pas, Charlie. J'ai besoin de dormir de ce côté. J'ai un match demain.
— C'est quoi le rapport?
— Si je veux bien jouer, je dois dormir du côté gauche. De mon côté.
La jeune femme se mordit la lèvre inférieure pour s'empêcher de rire. S'avouant vaincue, elle se glissa du côté droit du lit, une grimace faussement dédaigneuse sur le visage. Elle ne put longtemps continuer de faire semblant de bouder, car William l'attira près de lui avec aisance. Il glissa ses bras musclés autour de sa taille et le corps de Charlie s'accrocha instinctivement au sien. Près de lui, elle réagissait de la manière la plus naturelle qui soit.
Ce fut lorsqu'elle déposa sa tête contre son torse que William sut qu'il n'était plus invincible. Il était secoué de l'intérieur et il était certain que Charlie pouvait entendre tout le mal qu'il cachait au plus profond de lui. Ses maux étaient visibles. Elle voyait à travers lui.
Les inquiétudes envahissant son esprit, les yeux du brun tombèrent sur sa fenêtre. Il ne faisait que penser à son père qui dormait probablement dehors en pleine nuit d'hiver. Un sentiment d'échec le détruisait. Et ça n'avait rien à voir avec le hockey. C'était l'impression de ne pas être un bon fils.
L'attention du garçon fut attirée par la main de Charlie qui se déposa sur sa joue. Ils échangèrent un regard et eurent tous les deux la sensation que leurs âmes s'effleurèrent. Leurs cœurs, ces proies du mal, portaient de lourdes blessures. Mais lorsqu'ils étaient ensemble, leurs entailles semblaient se panser.
William glissa sa grande main chaude sous le chandail de la jeune femme et se mit à faire des petits mouvements circulaires pour caresser sa peau. Elle ferma ses paupières à ce contact, alors qu'une douce chaleur envahit sa poitrine. Il déposa délicatement ses lèvres contre les siennes.
Enveloppés par la quiétude, ils laissèrent les murmures de leurs silences les apaiser. Seuls leurs souffles se mélangeaient. Ça ressemblait à une berceuse chargée d'espoirs. C'était comme si, ensemble, ils pouvaient traverser les eaux troubles. Faire tomber les murs qui s'imposaient devant eux. Bâtir un futur sur leur passé ébranlé.
Pour les nuits qu'ils partageront.
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