028 | Faire fuir les nuages

Le vent frais du mois de mars glissait entre les doigts de Charlie. Ses pieds claquaient sur les trottoirs encore gelés de Montréal. Même si le printemps approchait à grands pas, l'hiver voulait se prolonger. Et dans ce froid, un souffle d'inquiétude flottait autour d'elle.

Les journées qui avaient suivi la soirée d'anniversaire de William avaient été angoissantes. Elle n'avait eu aucune nouvelle de lui depuis son départ précipité. Elle était restée dans le néant, tout comme les autres invités. Les rumeurs sur cette soudaine absence s'étaient multipliées; une prétendait que le joueur de hockey était parti avec une fille, alors que d'autres affirmaient que l'alcool l'avait rendue malade.

Charlie, quant à elle, ne savait plus quoi en penser. William semblait vouloir la laisser dans l'ombre. Il ignorait ses appels et ses messages, et son silence se faisait de plus en plus insoutenable. Ses préoccupations allaient au-delà des raisons de son départ; elle avait tout simplement besoin de savoir s'il allait bien.

C'est ainsi qu'elle se retrouva devant la porte de son appartement. Elle était à la fois prise par un sentiment d'incertitude et de désespoir.

Hey, Charlie! l'accueilli Louis en ouvrant la porte. Sa voix matinale sonnait plus rocailleuse. Tu viens manger des gaufres?

Le garçon portait ses vêtements de sport à l'effigie du Junior de Montréal. Ses cheveux désordonnés tombaient négligemment sur son front. Des cernes sous ses yeux accentuaient son regard sombre.

Non merci, c'est gentil, répondit-elle, en se mordant la lèvre inférieure pour rassembler ses esprits. J'aurais aimé parler à William.

En voyant l'hésitation sur le visage de Louis, le malaise de Charlie se creusa. Il se montrait plus fébrile qu'à l'habitude. Elle l'avait rarement vu avec une expression aussi sérieuse.

Il n'est pas ici, désolé.

Incapable de bouger, la jeune femme déglutit difficilement. Une voix en elle, qui la grugeait de l'intérieur, la suppliait d'insister. Elle ne pouvait plus vivre dans l'ignorance. C'était peut-être égoïste, mais elle tenait trop à William pour être indifférente.

Tu sais où je peux le trouver?

Figée dans le stationnement de l'hôpital, un frisson prit d'assaut le corps de Charlie. La brise qui filait entre ses doigts paraissait encore plus froide qu'auparavant. Ses mains nues se glaçaient, tout comme son cœur, alors que d'affreux souvenirs refaisaient surface.

Depuis son hospitalisation suite à sa noyade, elle n'avait jamais osé remettre les pieds dans un établissement du genre. Il était associé à trop de douleurs. Ça avait commencé dès son réveil sur le lit inconfortable de sa chambre d'hôpital, où les lumières trop fortes brûlaient les yeux. Ses poumons terrassés par le gèle déchiraient chacune de ses respirations. Puis un nouveau mal, plus profond cette fois-ci, s'était ensuite immiscé en elle lorsqu'elle avait aperçu le visage dévasté de sa mère. Elle avait compris, à ce moment-là, que quelque chose de grave s'était produit. Parmi toutes ses souffrances, l'annonce de la mort de Nicolas avait été la plus atroce.

Le cœur battant, Charlie traversa les grandes portes en vitre, avec une certitude qui lui était nouvelle. Elle ne voulait plus rester attachée à la peine de son passé. Son présent lui était important. Son futur l'était tout autant.

Et elle voulait que William en fasse partie.

L'unité des soins intensifs, s'il vous plaît?

Derrière son comptoir, une employée en uniforme leva son regard vers elle. L'épuisement vieillissait les traits de son visage, malgré son dévouement.

Au dixième étage.

Charlie longea les couloirs aux couleurs ternes, en jouant convulsivement avec l'ourlet de son manteau. Elle ignora l'odeur désagréable, presque de détresse, qui tourmentait ses sens, tout comme les enfants qui pleuraient dans l'ascenseur. Son cœur se serait brisé un million de fois si elle devait s'arrêter aux malheurs qui hantaient cet hôpital.

Ses prunelles survolèrent la salle d'attente des soins intensifs avec angoisse. À travers tous les visiteurs qui patientaient, elle ne voyait que William. Il avait une apparence ébranlée. Un nuage sombre et menaçant flottait au-dessus de lui. Les coudes posés sur ses genoux, sa tête tombait entre ses épaules. Ses mains tremblantes s'agrippaient à ses cheveux.

Vacillante, Charlie le rejoint silencieusement. Il leva ses iris déconcertés vers elle, la regardant au travers de ses cils.

Charlie?

Il se redressa d'un mouvement hésitant, et la jeune femme se demanda si elle avait bien fait de venir. Elle avait beau vouloir être là pour lui, peut-être qu'il ne voulait pas d'elle.

Louis m'a dit que tu étais ici, lui expliqua-t-elle, en s'asseyant près de lui.

Les paupières plissées, William frotta sa nuque avec la paume de sa main.

Pris dans la tempête, il n'avait jamais imaginé que Charlie viendrait le rejoindre. Sa présence était autant réconfortante que déstabilisante. Lui qui était habitué à affronter ses tourments seul, il ne saisissait pas les raisons qui l'avaient poussée à venir à l'hôpital.

Je suis désolé de ne pas t'avoir donné de nouvelle, hésita-t-il, cherchant une excuse pour expliquer son mutisme. Je ne...

Tu n'es pas obligé de t'expliquer, tu sais, le coupa la brune.

William eut de la difficulté à avaler. La vérité était qu'il avait reçu tous les messages de Charlie, mais avait délibérément décidé de ne pas y répondre. Ses pensées étaient tout simplement ailleurs.

Mon père a fait une surdose, avoua-t-il douloureusement. Son état se stabilise, mais il est toujours inconscient.

La respiration du jeune homme devint rapide et peu profonde. Son pouls battait douloureusement contre ses tympans. Il couvrit son visage de ses mains et frotta ses yeux brillants.

Voir son père inconscient sur un lit d'hôpital sous un respirateur artificiel avait été l'une des expériences les plus traumatisantes de sa vie. Les médecins lui avaient dit qu'ils ne savaient pas si l'incident était accidentel ou intentionnel. Mais, pour William, les deux revenaient au même.

Ils cachaient tous une profonde souffrance.

Je suis désolée, William.

Charlie se pencha vers lui, le cœur rempli de sympathie. Elle attrapa la main du garçon et exerça une pression sur sa paume. Malgré leur proximité, elle le sentait loin d'elle. Elle aurait voulu être seule avec lui, dans un monde sans perte et détresse.

Je ne sais pas si je suis prêt à le voir, lui confia William, en baissant le regard. Il cligna des yeux pour retenir ses larmes. J'ai tellement de choses à lui dire. Mais en même temps, je ne sais pas quoi lui dire.

Il ne comprendrait jamais pourquoi Marc préférait sombrer dans la rue. La seule chose dont il était certain, c'était qu'il éprouvait un amour inconditionnel pour lui. Son père avait beau ne demander qu'à être oublié, William ne pouvait se résoudre à le laisser aller. Au fond de lui, il avait encore espoir en sa réhabilitation.

La vie posait cependant des embûches qui rendaient la réalité beaucoup plus obscure. Le corps et l'âme de Marc s'épuisaient et succombaient tranquillement à l'itinérance. Le noir s'étalait autour de lui. Il était en train de perdre son chemin.

William, quant à lui, continuait d'avancer. Néanmoins, il ne cessait jamais de jeter des coups d'œil derrière lui, espérant apercevoir son père qui le rattraperait.

Le temps et la distance l'aidaient à accepter que ses espoirs étaient insensés, voire irréels. Marc se trouvait dans cet endroit où personne ne revenait complètement. Et ça déchirait William à l'intérieur. Il devait, malgré tout, apprendre à tolérer l'inquiétude perpétuelle qu'il ressentait pour son paternel, et ce, toute sa vie.

Je suis là, tu sais. Pour toi, le rassura Charlie. Ce n'était pas que des paroles en l'air, c'était une promesse.

L'expression de William reflétait une douleur poignante. Elle vit une larme de tristesse ou de vide couler sur sa joue et elle resserra ses doigts autour des siens. Elle ne l'avait jamais vu aussi fragilisé.

Elle aurait aimé pouvoir souffler sur les nuages qui se trouvaient sous son soleil et faire fuir sa peine.

Je veux partir d'ici, renifla William.

Il avait besoin de se vider l'esprit. La lourde atmosphère de cet endroit compressait ses poumons depuis des jours. Il était épuisé, tant physiquement qu'émotionnellement.

Il suivit Charlie jusqu'à la sortie de l'hôpital. Elle semblait essayer de tout lui dire sans ne rien dire. Il se rendit alors compte qu'il préférait infiniment mieux le silence avec elle plutôt que seul.

Il s'arrêta subitement sur le trottoir, incitant Charlie à se tourner vers lui. Il prit le temps de l'observer un instant, s'attardant sur les moindres détails de son visage. Sa peau pâle faisait ressortir l'éclat de ses iris. C'était ce qu'il avait toujours préféré chez elle: ses yeux. Ils laissaient entrevoir toute la beauté de son âme.

William inspira profondément en approchant son corps du sien. Il replaça une mèche derrière son oreille. Son pouce effleura sa joue rosée. Ses bras entourèrent la taille de Charlie et sa tristesse trouva aussitôt son refuge. Parce que près d'elle, il était bien. Son odeur, son toucher, sa personne l'apaisaient.

Il relâcha les épaules et colla doucement son front contre celui de la jeune femme. Lorsqu'un court sanglot le secoua, elle entoura son visage de ses mains grelottantes. Elle posa délicatement ses lèvres sur les larmes salées de William et traça une série de baisers jusqu'à sa bouche. Elle pouvait sentir tout son malheur, son angoisse et sa détresse. Elle voulait qu'il sache qu'elle affrontait ses souffrances avec lui.

Ils restèrent ainsi un instant, à partager leurs maux.

William déposa une dernière fois sa bouche sur la tempe de la brune pour sentir son pouls battre contre ses lèvres. Le brouillard dans son esprit se dissipait peu à peu. Il entrelaça leurs mains à nouveau, remplaçant le vent froid qui avait auparavant filé entre les doigts de Charlie par les siens.

L'un contre l'autre, elle le conduit jusqu'à sa voiture. Lorsqu'ils embarquèrent dans le véhicule, le calme prit place. Un silence réconfortant régnait; c'était parfois plus fort et significatif que les mots.

Le trajet dura ainsi, dans la quiétude et la compassion. La tête appuyée contre la vitre, William sentait les regards furtifs que lui lançait Charlie de temps à autre. Chacune de ses attentions le consolait. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas eu l'impression que quelqu'un veillait sur lui.

Le jeune homme suivait le paysage qui défilait devant lui avec attention. Ses prunelles se levèrent vers le stade olympique et sa curiosité fut éveillée lorsque Charlie se stationna devant un grand bâtiment blanc. Il observa les grandes vitres de la bâtisse en secouant la tête avec étonnement.

Tu m'as amené au Biodôme? demanda-t-il.

Un sourire rayonnant de bienveillance s'étira sur les lèvres de Charlie. Une douce chaleur envahit la poitrine de William. La gratitude berça son cœur.

Et, soudainement, une éclaircie apparut entre les nuages gris.

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