025 | La percée

Tôt dans sa vie, William avait été témoin du malheur de son père. La naïveté de l'enfance l'avait empêché de déceler les causes réelles derrière ce mal être. Néanmoins, jour après jour, il voyait le visage de son paternel abîmé par l'épuisement et la pression.

Pris par un profond désir d'atténuer cette douleur, le jeune garçon s'était mis à vouloir distraire son père de ce qui le détruisait peu à peu. C'était donc un soir d'hiver, après le souper, qu'il lui avait proposé pour la première fois d'aller patiner. Une routine s'était installée entre les deux, où, sous les étoiles, un père et son fils patinaient dans l'espoir commun de fuir la réalité. C'était simple, mais ce moment valait tout l'or du monde pour William.

Cependant, plus le temps avançait, plus William devait se résoudre à accepter que ce n'était pas assez. Il n'était pas assez. L'angoisse que vivait Marc Côté prenait le dessus. L'homme était tranquillement enseveli par quelque chose de sombre.

Seulement, pour William, une motivation demeurait. C'était petit, presque rien, mais ça justifiait tous ses efforts. Lorsque Marc souriait, aussi anodin soit le geste, plus rien ne pouvait l'inquiéter. Tant que son père arriverait à sourire, il savait que tout irait bien.

Depuis, il avait toujours été admiratif devant les sourires. C'étaient des forces tranquilles qui combattaient les larmes, les peurs et la haine.

Et William trouvait cela d'autant plus vrai devant le sourire de Charlie.

Éclairé par les lumières blanches de l'aréna, c'était probablement l'une des plus belles choses qu'il avait vues. La façon dont sa bouche se contractait lui coupait le souffle. Il croyait apercevoir le reflet de l'âme de la jeune femme étinceler.

Je ne te crois pas, s'esclaffa Charlie, les yeux brillants.

Je te jure!

Assis dans les gradins vides de l'enceinte sportive, le regard attentif de William était posé sur Charlie. Il aimait la faire rire. Ses éclats étaient contagieux et avaient le don de faire rater quelques battements au cœur du joueur de hockey.

Tu as réellement bu un verre de vinaigre au complet?

Je croyais que c'était du vin! Je ne voulais pas être impoli et dire qu'il était mauvais, expliqua William en gesticulant. Et pourquoi mettre le vinaigre dans une aussi belle bouteille? Ça porte à confusion.

Peinant à retrouver son souffle, Charlie secoua la tête. Elle essuya une larme au coin de son œil, sous les prunelles captivées de William.

C'est toi qui es confus.

Le brun balança son genou pour heurter doucement celui de Charlie.

Dis la fille qui se trompe entre son patin gauche et droit.

Hé! Je t'ai déjà dit que ça faisait longtemps que je n'avais pas patiné.

Incrédule, William prit plaisir à regarder Charlie se perdre dans les excuses. Il n'écoutait qu'à moitié ce qu'elle disait, absorbé par l'essence unique qu'elle dégageait. Il ne se tannait pas de la provoquer de la sorte.

C'est bon, c'est bon, se rendit-il finalement. Je dois avouer que tu m'as surpris. Tu patines bien.

Ça t'apprendra à douter de moi. J'ai toujours été une excellente patineuse, tu sauras.

Le coin des ses lèvres étirées dans un sourire qui ne voulait pas quitter son visage, William se tourna vers Charlie.

Pourquoi tu as arrêté, alors?

La jeune fille sentit un poids glacé et déchirant tomber dans sa poitrine. Une tristesse inattendue plia ses traits. William fronça ses sourcils, sentant l'atmosphère autour d'eux être bousculée.

Je... chercha-t-elle ses mots, sa voix n'étant que murmure.

Un conflit s'était créé entre sa tête et son cœur. Elle s'épuisait à toujours vouloir fuir son passé. Une partie d'elle ne voulait plus éviter le sujet. Pas devant William.

Il y a eu un accident, commença-t-elle, une once de courage insoupçonnée dans sa voix basse. Mon frère et moi patinions sur le lac à mon chalet. Et.. et la glace s'est fendue.

Les yeux vitreux, Charlie renifla difficilement. Comme si elle n'avait jamais réellement sorti sa tête de l'eau, elle n'entendit pas la réponse de William. Ses mots n'étaient qu'échos, derrière le souvenir clair qui lui revenait en mémoire. La douleur était telle, qu'on aurait pu croire que la tragédie venait tout juste de se produire.

Elle revoyait son frère tombé. Elle se revoyait courir vers lui. Elle revoyait la glace se fendre sous ses pieds à son tour. Malgré ses images tranchantes, les sensations étaient les pires. Elle ressentait la même panique, la même angoisse, la même impuissance. Un sentiment qui consumait tout, blessant chaque parcelle de son être.

Les voisins nous ont vu tomber. Je ne me souviens plus de rien à partir de ce moment-là. Tout ce que je sais, c'est qu'ils ont réussi à me sortir de l'eau à temps.

Pourquoi elle? Pourquoi était-ce son corps qu'ils avaient retrouvé en premier, et non celui de son frère? C'était la question qui la hantait. Le passé l'avait laissé sans réponse.

Tout ce qu'elle savait, c'était que la mort de Nicolas l'avait laissée vivante, elle.

Et ton frère? demanda prudemment William.

Le cœur de Charlie se pinça. Elle aurait voulu qu'on puisse le sauver. Elle aurait voulu que ce soit lui que l'on sorte de l'eau, au détriment de sa propre vie.

Ils ont retrouvé son corps au bout de trois jours de recherche.

Une profonde sympathie se cachait dans le silence de William. Il n'avait pas les mots, s'il y en avait, mais Charlie n'aurait pas voulu les entendre de toute façon. Elle avait toujours eu peur de la pitié.

J'ai l'impression d'avoir pris sa place, avoua-t-elle dans un sanglot brisé. J'ai peur de passer à côté de la vie qu'il aurait pu avoir.

À cet instant, tout de Charlie touchait William. Sa peine, sa peur, sa confiance. Elle s'ouvrait à lui, accompagnée d'une grande résilience.

Tu te sens coupable de vivre. Tu ne peux pas vouloir vivre et mourir à la fois.

La réflexion bouleversa Charlie. Elle ne voulait pas mourir, elle voulait guérir. Ce n'est qu'à ce moment qu'elle comprit que ce n'était pas le présent qu'elle devait redouter. Le passé appartenait au passé. Elle s'ennuierait toujours de Nicolas, mais elle n'allait pas en mourir.

C'était le début de sa guérison. Puisque, pour se soigner, il fallait d'abord savoir où étaient nos blessures.

J'aurais voulu être capable de vivre cette vie pour nous deux, confessa-t-elle.

Commence par te concentrer à vivre pour toi, non?

Le jour de l'accident, Charlie avait été brisée en plusieurs morceaux. Forcée de constater qu'elle en avait perdu certains, elle devait accepter la perte, car même si elle pensait constamment à lui, Nicolas n'allait jamais revenir. Mais ça ne l'empêchait pas de se mettre à se reconstruire, malgré les éclats manquants.

C'était le rétablissement.

Elle essuya d'un geste rapide une larme qui glissait sur sa joue. Elle hocha la tête, l'empathie de William étant aussi réconfortante qu'éclairante.

Merci.

William saisit la main de Charlie et la serra doucement. Tout comme ses mots, le toucher du garçon était une caresse pour son âme. Il changeait la manière dont elle croyait voir les choses. Son cœur glacé et blessé fut réchauffé par la reconnaissance.

Elle leva son regard pour s'abandonner dans celui de William.

Et toi, ça va? le questionna-t-elle. Tu semblais préoccupé quand tu es arrivé au restaurant tout à l'heure.

La main douce et froide de Charlie toujours dans la sienne, les malheurs de William lui semblèrent tout d'un coup infimes comparativement au deuil de la jeune femme.

Rien de bien grave, finit-il par répondre, la tête baissée.

Ça avait l'air de t'affecter. Ça doit être important.

William fut frappé de plein fouet par la bienveillance de Charlie. C'était l'une des rares fois où il devait prendre pleinement conscience des sentiments qui l'habitaient. Pour se focaliser sur ses objectifs, il avait toujours dû mettre ses problèmes de côté. Sa détresse était donc entrée en dormance, bien cachée en lui.

Alors, lorsqu'il avait reçu l'appel de son agent, où celui-ci lui avait annoncé qu'il figurait sur la deuxième liste de la saison des espoirs du repêchage de la Ligue nationale, une vague d'émotions l'avait envahi.
Certaines d'entre elles, plus complexes, ternissaient sa fierté.

Car maintenant que l'accomplissement était devant lui, ils s'étaient mis à sentir des blessures en lui brûler ses entrailles. Ils les avaient ignorés trop longtemps et elles commençaient à s'infecter.

Je me sens juste un peu dépassé, confia-t-il. J'ai laissé tellement de choses derrière moi pour arriver où je suis, j'ai peur que ça finisse par me rattraper.

Les iris de Charlie cherchèrent ceux de William. Le cœur du garçon semblait être un nuage où l'orage était prêt à éclater. Au creux de ses pupilles, elle voyait au loin la tempête qui menaçait. Le tonnerre vibrait contre ses parois. Seules ses pensées restaient claires.

La sensibilité de William l'avait toujours touchée. Mais, ce soir, il se présentait d'une nouvelle façon. Il était fragile, lui aussi.

Ils voulaient, ensemble, s'éloigner des zones sombres. Leurs confidences, d'un abandon intime, étaient peut-être la voie vers cette percée. Ils avaient franchi leurs lignes de défense.

Tu as travaillé pour être où tu es, voulu le rassurer Charlie. Tu mérites ton succès.

Elle le fixa avec attention, persuadée de pouvoir voir les émotions traverser son visage. William parlait plus fort dans ses silences, une fois les masques tombés.

Parmi les maux qui s'étaient réveillés en lui, il y avait la peur de la réussite. Elle trouvait racine dans la culpabilité. Passer de la vie de joueur de hockey dans les ligues mineures à professionnel ne l'intimidait pas. C'était plutôt l'impression de ne pas mériter cette réussite qui l'arrêtait.

Alors tu es en train de me dire que je dois redevenir arrogant et prétentieux? essaya de dédramatiser William.

Un rire vibra dans la cage thoracique de Charlie, faisant danser ses cheveux derrière elle. Elle relâcha ses épaules et ses éclats firent fuir la mélancolie qui avait auparavant plombé l'ambiance.

Exact. Qui je vais pouvoir insulter, sinon?

William lança son sourire doux et joueur habituel à Charlie. Un frisson grimpa le long de sa nuque. La manière dont il la regardait avait le pouvoir de suspendre le temps. Un sentiment que lui seul pouvait créer.

De cette connexion d'une terrible attraction, Charlie espérait plus. Ses yeux restèrent ancrés à ceux de William, tel un navire arrivé à bon port. Les eaux du garçon reflétaient une douce tendresse.

Les respirations de la brune devinrent haletantes lorsqu'elle réalisa qu'elle voulait que William pose ses lèvres sur les siennes. Elle n'avait auparavant jamais réalisé qu'elle l'espérait, elle qui avait toujours vu le navire faire naufrage avant même que le voyage ne commence. Mais maintenant qu'elle le savait, quelque chose de fort et puissant s'était éveillé en elle. Cette prise de conscience chavira tout ce qu'elle avait un jour cru vouloir.

Mais, malgré le désir et l'envie, William n'en fit rien. Sans vaciller, il soutient le regard de Charlie, sans rien lui donner de plus. La jeune femme réussissait à le déstabiliser d'une étrange façon et il ne voulait plus ignorer ce sentiment. Avec elle, ce n'était qu'un rêve. Un rêve doux dans lequel on ne veut pas se réveiller.

Et c'est exactement ce qu'il redoutait, le réveil.

Car, peu importe ce qui se passerait, Charlie n'assumerait pas. Elle trouverait les excuses, ignorerait ce qui se passait entre eux, nierait ce qu'elle ressentait. Et William refusait de lui donner cette chance à nouveau.

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