022 | La fente
Charlie avait souvent l'impression que les autres étaient incapables de la saisir. Ses comportements étaient pourtant des plus prévisibles. D'une rigidité inébranlable, ils étaient comme une équation mathématique où la réponse restait toujours la même.
Et, plus souvent qu'autrement, la réponse de Charlie était l'évitement.
Elle ressentait la contrariété des gens autour d'elle. Elle n'était pas la seule affectée par ses gestes. Elle n'avait qu'à penser à la fois où elle avait renoncé à la dernière minute à participer au voyage scolaire en Europe avec Eugénie. Ou aux mille et une fois où elle avait mis la faute sur ses devoirs pour annuler une soirée avec Félix et d'autres collègues de classe.
Son entourage avait vu clair dans son jeu, tout comme sa psychologue qui lui avait expliqué que son trouble de stress post-traumatique pouvait induire ces comportements d'évitement. Cependant, tous avaient beau être témoins de ce qui se produisait, la seule et unique personne qui pouvait changer le cours des choses, c'était Charlie.
La jeune femme n'était pas sans savoir que sa stratégie était nocive à long terme. Elle se retirait en elle-même, l'évitement la limitant dans ce qu'elle pouvait être. Elle ne voyait plus ce qui se passait autour d'elle. Elle était restreinte dans une boîte, où il n'y avait aucune possibilité de rêver de plus. Elle n'apprenait pas à affronter ses peurs, restant alors constamment effrayée par tout et par rien.
Seulement, depuis quelque temps, elle avait l'impression que quelque chose ou quelqu'un - elle ne savait trop dire - menaçait de créer une légère fente à sa boite. Une ouverture étroite, presque invisible, mais terrifiante de changements.
— La commande de la table quatorze.
Les bruits ambiants plongeaient Charlie dans l'ambiance feutrée du bar. Les voix autour d'elle étouffaient ses pensées. La chaleur de l'endroit se confondait au froid extérieur. Du givre ornait les fenêtres, laissant tout de même paraître les flocons qui virevoltaient doucement dehors.
La soirée vibrait au même rythme que Charlie; calme à l'extérieur, mais bouillante à l'intérieur.
Des palpitations ne cessaient de s'abattre dans la poitrine de la brune. Une agitation la possédait depuis l'arrivée du groupe de joueurs de hockey dans la salle du restaurant La Rosa.
Parmi toutes ces présences, une seule était la cause même de son émoi.
Depuis son baiser avec William, elle n'avait su comment agir. Elle s'était mise à l'éviter sans réellement comprendre pourquoi elle le faisait. Prétendre être malade pour ne pas sortir ou mettre la faute sur ses études pour ne pas aller voir les matchs de hockey, toutes les excuses y étaient passées.
Lorsque les garçons, accompagnés de Max et Eugénie, s'étaient installés à une table qui lui était habituellement attitrée, elle avait demandé à Jenna de les servir à sa place. Pour explication, elle s'était contentée de rappeler à sa collègue que la dernière fois qu'elle les avait servis, elle avait fini saoule à cause de Louis. Son demi-mensonge, qui cachait finement les réelles raisons, avait convaincu sa collègue.
— Je vais à ma pause, avertit Charlie.
Sans jeter un coup d'œil derrière elle, elle poussa la porte de la salle des employés. Elle respira lourdement et sentit une pression à la base de sa nuque s'estomper. Bien que la pièce n'échappait pas à la musique, les échos des voix dans le bar perdaient paisiblement leur souffle.
C'était probablement la chose la plus près du calme qu'elle trouverait ce soir.
— Eug, tu sais que la salle est réservée aux employés?
La remarque de Charlie interrompit l'échange entre Eugénie et Félix. Elle les rejoint, tous deux assis à la table au centre de la pièce.
— J'étais venu vous demander si vous vouliez aller chez Mathieu après. On va continuer la soirée là-bas, proposa la blonde. Mais Félix est tellement borné qu'il refuse de venir.
L'interpellé leva les yeux au ciel devant le ton réprobateur d'Eugénie. Il n'était plus un secret pour personne que Félix n'appréciait pas la compagnie des joueurs de hockey.
— Ça ne me tente pas, se défendit-il. Et Charlie ne voudra pas venir non plus, elle évite le garçon aux cheveux bruns.
La remarque eut l'effet d'un choc électrique dans le corps de Charlie. Un courant traversa le long de sa colonne vertébrale, mettant chacune de ses cellules en alerte.
— De quoi tu parles? s'empressa-t-elle de répondre, avant qu'Eugénie ne puisse ajouter quoi que ce soit. Je n'évite personne.
Félix leva un sourcil, puis émit un rire aucunement rassurant. Il était visiblement fier de ses observations.
— Ah oui? Alors pourquoi est-ce que tu cours aux toilettes à chaque fois qu'il se lève?
— J'ai une petite vessie, répondit durement Charlie, voulant couper court à la conversation.
Son ami secoua la tête, passant mollement une main dans ses cheveux noirs. Près de lui, le regard d'Eugénie était allumé par la curiosité.
— Attendez, mais on parle de qui là? demanda-t-elle, vivement.
— Personne.
— Le gars assis à ta droite, répondit Félix, ignorant complètement la réponse de Charlie.
— William? Pourquoi...
Eugénie fut interrompue par la porte qui s'ouvrit derrière elle. Max, une bière dans la main, entra dans la salle. Ses yeux intrigués survolèrent la scène devant lui.
Sa présence ce soir avait étonné Charlie. Elle avait cru, à tort, qu'il se serait mis à éviter Louis suite au baiser qu'ils avaient échangé. Il n'en avait pourtant rien fait, préférant faire semblant que rien ne s'était produit. Il se concentrait uniquement sur sa relation avec Évelyne, au point où il était même difficile de croire que quelque chose s'était produit entre lui et le joueur de hockey.
— C'est ici que vous vous cachez tous, alors, déclara-t-il en rejoignant le groupe à la table.
— Une chance qu'il est écrit « employés seulement » sur la porte, râla Charlie.
Avachi sur la chaise près d'elle, Max lui proposa une gorgée de sa bière. Il se ravisa rapidement devant le regard sévère qu'elle lui lança.
— Attends, mais qu'est-ce qui s'est passé avec Will? insista Eugénie.
— Il s'est passé quelque chose avec Will? répéta Max. Je savais qu'il y avait une tension!
— Il n'y a pas de tension, grogna la brune. Vous savez que ce gars m'énerve depuis que je l'ai rencontré, mais ça ne veut pas dire que je l'évite pour autant.
Pour éviter une certaine déception, Charlie se cachait encore derrière cette idée. Elle s'y accrochait de façon déraisonnable. Il était plus facile pour elle de repenser à l'aversion qu'elle avait un jour éprouvée pour William, plutôt qu'aux sentiments qu'il lui faisait ressentir à présent.
— Il n'a plus l'air de t'énerver, si tu veux mon avis, rit Max, un sourire rempli de sous-entendu sur les lèvres.
Charlie se redressa brusquement vers lui.
— Je tiens à dire que tu n'es pas un employé dans ce bar, donc toi et ton point de vue n'êtes pas les bienvenus dans cette pièce, répliqua-t-elle, le pointant du doigt.
Alors que Max et Eugénie avaient été emportés par les éclats de rire, Charlie tourna son regard vers Félix. Le sourire retenu de son ami lui donnait l'impression qu'il était perdu dans ses réflexions.
— En même temps, s'il était pour se passer quelque chose entre vous, ça s'expliquerait, commença-t-il finalement, captant l'attention des autres autour de la table. Tu n'es pas quelqu'un qui prend des risques, Charlie. S'il t'énerve, tu ne perds rien à commencer une relation avec lui. Ce n'est pas comme si tu risquais quelque chose, comme une amitié.
En d'autres circonstances, Charlie aurait précipitamment répondu qu'il ne se passerait jamais rien entre elle et William. Mais cette fois, la théorie de Félix provoqua en elle quelque chose d'étrange, qu'elle ne saurait expliquer.
Différents sentiments s'opposaient en elle. D'un côté, le discours de son collègue faisait du sens, mais elle ne pouvait s'empêcher de croire le contraire. Volontairement ou non, elle avait commencé à donner une place importante à William. Une place qui ne pouvait qu'être dangereuse. Le garçon s'était faufilé dans sa vie, la marquant de sa signature si singulière.
Alors oui, elle avait l'impression de l'avoir pris, ce risque.
— Tu es devenu psychologue, maintenant? ironisa Eugénie. Tu devrais peut-être te concentrer sur ton propre cas, tu n'as jamais eu de relation sérieuse.
— Ton point? ronchonna Félix. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas prêt.
— Félix, ajouta Charlie, heureuse de pouvoir profiter de ce retournement de situation. La plus longue relation que tu aies eue, c'est celle avec ton lit.
Depuis qu'elle le connaissait, la jeune fille n'avait jamais vu son ami s'investir sérieusement dans une quelconque relation amoureuse. Félix avait toujours été discret sur ses sentiments, plus particulièrement lorsque ceux-ci concernaient son cœur.
— Peu importe, répliqua-t-il, évitant de s'avouer vaincu. Vous ne pouvez pas dire que j'ai tort. C'est comme toi Eugénie, tu sors avec plusieurs...
— Je m'arrêterais tout de suite, si j'étais toi, le menaça la blonde.
Félix leva les mains dans les airs, sans rien ajouter. Il se contenta d'émettre un rire bruyant, rapidement rejoint par ceux des autres. La fin de sa pause mit fin à cette atmosphère espiègle, alors que Max et Eugénie le suivirent à l'extérieur de la salle des employés pour rejoindre les joueurs de hockey.
Se trouvant enfin seule, Charlie déposa son front sur la table. Elle profita de ce silence pour réfléchir. Sans bruit ambiant, le calme lui devint soudainement plus angoissant. Il y avait trop de place pour ses pensées. Elle se sentait perturbée. Elle se demanda si c'était le sentiment que l'on ressentait lorsqu'on était confronté à la vérité.
Un souvenir très clair lui revint à l'esprit. Alors qu'elle était en secondaire quatre, un élève de sa classe, Vincent, ne cessait de flirter avec elle. Elle avait beau prétendre ne rien voir, autant aux autres qu'à elle-même, Charlie se mentirait si elle disait n'avoir jamais remarqué l'attention que ce garçon lui donnait. Notamment lorsqu'il lui demandait des cours de rattrapage alors qu'il avait toujours eu de meilleurs résultats qu'elle. Fidèle à ses habitudes, elle avait mis la faute sur ses bonnes habitudes en tant que tutrice.
Comme quoi, il était souvent plus facile de se voiler la face plutôt qu'accepter de voir une réalité qui nous bouscule.
Charlie releva sa tête pour la secouer, le silence commençant à la hanter. Quelqu'un sembla entendre ses plaintes silencieuses, puisqu'un grincement de porte brisa la lourdeur de cette absence de bruit.
Elle tourna son regard derrière elle et un mélange d'émotions la frappa soudainement.
— Vous n'êtes pas capable de lire ou quoi? C'est la salle des employés.
Le visage de William resta impassible devant les plaintes de Charlie. Entre la fébrilité et le découragement, la jeune femme sentit son estomac se tordre. Elle tenta de retrouver une respiration convenable.
— Tu m'évites.
D'une voix grave, l'intonation de William ne laissait pas de place à l'interrogation. Ce n'était qu'une simple constatation.
— Non.
Le capitaine du Junior de Montréal mit un temps avant de réagir, laissant naïvement Charlie croire qu'elle avait gagné cet échange. Les iris clairs et provocateurs du garçon lui prouvèrent rapidement le contraire.
— Alors tu viens chez Mathieu ce soir?
— Non.
Un petit rire se cachait derrière le long soupir de William. Ses yeux, figés dans un froncement de sourcils désapprobateur, détaillaient la brune avec attention.
— Tu vas faire ça encore longtemps? Prétendre que rien ne s'est passé, demanda-t-il, provoquant le silence de Charlie. On s'est embrassés, Charlie. On a partagé notre salive. On...
Les yeux de la jeune fille s'écarquillèrent, le choc traversant ses prunelles. Elle sentit ses joues s'enflammer, ce qui eut le don d'étirer le sourire malicieux de William.
— Non, mais ça ne va pas! Tais-toi, le coupa-t-elle, embarrassée.
Il n'y avait personne autour d'eux qui pouvaient les entendre. C'était tout simplement Charlie qui ne voulait pas l'entendre.
— Tu vois, tu n'assumes pas. Pourtant, c'est toi qui...
— Ça va, ça va. Je sais ce qui s'est passé, répondit-elle durement. Mais ce n'était pas la première fois que ça arrivait, alors je ne vois pas pourquoi cette fois-ci tu veux revenir sur le sujet.
William ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt. Lui-même ne savait pas trop pourquoi il abordait le sujet. Ce premier baiser dont Charlie faisait mention lui semblait si loin. Si différent.
Cette fois-ci, le baiser lui avait laissé une sensation étrange sur ses lèvres. Il voulait savoir pourquoi ça s'était passé. Son but premier avait donc été de confronter la jeune femme, sans se soucier des raisons mêmes de cette volonté.
Cependant, maintenant que son objectif était atteint, il ne ressentait pas le sentiment de satisfaction qu'il avait espéré. Quelque chose en lui restait inassouvi, voire frustré.
— Je veux juste savoir pourquoi tu n'assumes pas?
Le regard de Charlie ne quitta pas celui de William. Troublée, elle mordit sa lèvre inférieure, alors qu'elle examinait le visage du brun.
— Parce que, avoua-t-elle, avant de s'interrompre pour prendre de grandes inspirations. Je n'aime pas l'incertitude.
— Quelle incertitude? Car je peux te dire avec certitude que ta langue était dans... commença William, dans l'unique but de la provoquer.
— Non, mais tais-toi! pesta-t-elle en lui donnant un coup à l'épaule. L'incertitude de ne pas savoir ce que ça signifie, si ça va arriver à nouveau...
William la dévisagea, à nouveau pris de court. Il n'avait pas pour habitude de se poser ce genre de questions. Maintenant qu'elles étaient posées, il eut l'impression que le sol sous ses pieds avait disparu.
Une véritable chute libre.
— Tu réfléchis trop, se rattrapa-t-il. Tu ne devrais pas y accorder autant d'importance.
Un rire étouffé s'échappa des lèvres de Charlie. Tu réfléchis trop. C'était un fait, mais elle ne pouvait rien y faire. C'était une constante contrainte, comme des barrières dans son esprit.
— Tu embrasses plein de personnes sans raison?
— Eh bien...
— C'était une question rhétorique, l'arrêta-t-elle sèchement. Je voulais simplement dire que je ne suis pas confortable dans cette situation. J'aime mieux qu'on oublie ce qui s'est passé et qu'on se dise que ça n'arrivera plus.
Un sentiment déplaisant, trop proche de la déception, perturba William.
— Ok, ok. Mais arrête de m'éviter, ça devient lourd.
Charlie hocha la tête sans grande conviction et laissa un silence s'infiltrer entre eux. Sa respiration se coupa lorsqu'elle vit le garçon se rapprocher d'elle. Les battements de son cœur s'accélèrent brusquement. Son regard rencontra le sien, comme dans une ultime confrontation, et elle distingua cette brillance singulière et envoûtante qui allumait parfois les iris de William.
Le joueur de hockey était en plein contrôle de ses moyens. Il s'arrêta à quelques centimètres de Charlie, sachant très bien ce qu'il créait entre eux. Il inclina légèrement la tête et la pièce autour d'eux se vida. Ses inquiétudes passagères se mirent à se dissiper. Il était conscient de l'influence qu'il avait sur elle et de l'impact qu'il créait. Tout était calculé. Rien ne l'effrayait.
Il allait peut-être tomber, mais ça l'importait peu.
— Ok, alors tu viens assister aux prochains matchs? reprit-il, son souffle chaud bousculant les repères de Charlie.
Et ainsi, William avait définitivement ouvert une légère fente à la boîte dans laquelle était restreint Charlie. Bien mince, il ne restait plus qu'à la jeune femme de s'y faufiler et sortir de son confort. C'était à elle de faire ses choix.
Car, malgré l'aide et l'influence, le pouvoir de la finalité lui revenait.
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