017 | L'itinérance des maux
La première fois que William s'était réveillé, ce matin-là, fut à cause d'un léger mouvement à ses côtés. Le grincement du lit le sortit de son sommeil, l'amenant dans cet état de semi-conscience. Sa chambre était toujours plongée dans l'épaisse noirceur d'automne, le soleil tardait lui aussi à se lever.
Seule une jeune femme, dont le prénom importait peu, affrontait les premières heures du matin. Dans l'espoir de quitter avant le réveil de William, elle referma délicatement la porte derrière elle. Ce n'était rien d'irrespectueux, que la suite logique d'une décision marquée par l'absence d'attente et d'espérance. Aucun d'eux n'avait eu le désir de développer quelque chose de plus que ce ne l'était déjà.
À travers le mur fin qui séparait sa chambre de la cuisine, William entendit des voix s'élever. Il reconnut l'énergie matinale de Louis qui s'entêtait à proposer des gaufres à une jeune femme qui, elle, ne voulait que quitter l'appartement au plus vite.
En refermant ses yeux, William émit un soupir pesant. La gorge serrée, un mal de crâne le prit. Il sentit les hurlements de son esprit embrouillé cogner contre ses tempes. C'était les troubles des lendemains.
Et puis, à nouveau, le néant. Rien de rassurant ou de réconfortant, seulement son corps qui, prit d'une torpeur, l'abandonnait une seconde fois. Son cerveau, quant à lui, n'arrêtait jamais.
À son second réveil, William fut saisi d'un violent sursaut. Les échos stridents et métalliques d'une casserole qu'avait laissé échapper Louis résonnèrent dans sa chambre.
Le coeur battant à toute allure, le joueur de hockey grogna contre son oreiller. Il aurait pu tenter de se rendormir, mais les rayons dérangeants du soleil le forcèrent à affronter le jour. Il ouvrit donc les yeux, avant de les refermer aussitôt en sentant cette migraine le prendre à nouveau.
—Merde, jura-t-il entre ses dents.
La même chanson qu'à son premier réveil se répéta; les mêmes sensations, les mêmes douleurs et les mêmes regrets. Ce n'était pas qu'un simple trouble passager d'un matin fragile, mais bien un mal qui restait accroché à son âme.
Depuis hier, un voile glacé était tombé sur ses épaules. Même dans son sommeil, son cerveau n'avait cessé de s'agiter. Sa nuit avait été marquée par des inquiétudes sous forme de longs cauchemars terrifiants de réalisme.
Lorsqu'il se redressa, William sentit un poids dans son estomac se bousculer, comme s'il s'était levé trop brusquement. Il laissa tomber ses pieds sur le parquet froid et resta assis un instant sur le bord de son lit. Les poings serrés, il posa sa tête contre ses phalanges mutilées.
William se résigna à se lever, le coeur aussi lourd que la lune. Étourdi, ses pieds vacillèrent légèrement dans le cadre de porte de la cuisine. Les rayons du soleil qui traversaient la fenêtre le firent plisser les yeux.
La lumière illumina les reflets cuivrés d'une chevelure ondulée. Le visage mince et défini d'une femme se tourna vers le nouvel arrivé.
—M'man? s'étonna William, en glissant ses doigts dans ses cheveux en bataille.
Assise au comptoir, Mélanie souriait d'une douceur qui lui était propre. Les petites rides qui ornaient le coin de ses yeux émeraudes furent accentuées par un soudain froncement de sourcils.
—Qu'est-ce que tu as au visage? demanda fermement la femme.
Mélanie se leva de son siège pour se rendre à la hauteur de son garçon. Malgré le fait que William la dépassait maintenant d'au moins deux têtes, elle avait toujours su dégager une confiance et une conviction qui s'imposaient.
—Ne t'inquiète pas maman, une simple bagarre au hockey.
Mélanie passa ses doigts délicats sur le visage meurtri de son fils.
—Que c'est mignon, commenta Louis en trame de fond. Maman Mélanie s'occupe du petit William.
—Louis, râla son colocataire, avant d'éloigner son visage de l'emprise de sa mère.
—Mignon, mais grognon.
Ignorant le commentaire, William se servit un café sous le regard soucieux de Mélanie.
Devant les façades du garçon, c'était peut-être l'une des seules qui savait le percer. Elle pouvait lire ses silences. Elle le connaissait pour qui il était réellement, dans toutes ses facettes.
Parce que derrière ses airs de confiance, il était facile d'oublier que personne n'avait réellement le contrôle absolu de sa vie. William était pourtant comme tout le monde, un homme qui tentait tant bien que mal d'avancer malgré ses vulnérabilités.
—Est-ce que c'est ta pénalité d'hier qui te rend autant de mauvaise humeur? Au point où on en était, on aurait perdu le match de toute façon, supposa naïvement Louis.
William grinça des dents.
Le combat, la pénalité et les blessures n'étaient que les manifestations des tourments qui l'habitaient. Lui qui laissait habituellement ses problèmes à l'extérieur de la glace, il avait été d'une facilité déconcertante de le provoquer lors de son dernier match.
—Bon et bien, je dois aller travailler, informa Louis en tapant amicalement l'épaule de son capitaine. Mélanie, toujours un plaisir de te voir.
—Oh, attend Louis. Je t'ai apporté une lasagne, offrit Mélanie en sortant le plat de son sac, sous le regard étincelant de l'intéressé. Elle n'est pas aussi bonne que celle de Monique, mais ça pourra peut-être te permettre de pardonner William d'avoir mangé ta part la dernière fois.
William leva les yeux au ciel en se rappelant de l'indignation qu'avait éprouvée son ami lorsque celui-ci avait découvert qu'il ne restait plus de lasagne. Ce souvenir eut tout de même le mérite de le faire sourire pour la première fois aujourd'hui.
Louis couvrit Mélanie de remerciements et de politesses qu'il ne réservait qu'à elle, puis quitta l'appartement avec une expression émue sur le visage.
—Qu'est-ce que tu fais ici? demanda William, maintenant seul avec sa mère.
—Je suis venue te féliciter, expliqua-t-elle, avant de s'interrompre pour examiner le visage pâle de son garçon.
Outre la défaite et sa pénalité du dernier match, William avait toutes les raisons de crier victoire. Cette semaine, la première liste des espoirs à surveiller en vue du prochain repêchage avait été dévoilée. Non seulement le capitaine du Junior de Montréal avait piqué la curiosité des experts, il avait reçu une cote « B » à titre de sélections potentielles de deuxième ou troisième rondes.
Bien que tout pouvait encore basculer, il en demeurait que c'était une reconnaissance concrète de son succès. William avait toujours cru en lui, et maintenant les recruteurs de la LNH lui confirmaient que cette confiance n'était pas vaine.
Pourtant, à ce moment précis, le joueur de hockey était incapable d'éprouver une parcelle de fierté.
—Tu peux être fier de toi, insista Mélanie.
William exhala péniblement. Accoté sur ses coudes, la tête entre les mains, il serra ses poings si fort que ses phalanges en devinrent blanches. Un mal ardent inonda son cerveau et consuma toutes ses pensées. Il ferma ses yeux qui commençaient à brûler, son pouls battant dans ses orbites et ses tympans.
Et il se sentait défaillir.
—L'agent de probation de P'pa m'a appelé hier.
La voix impassible de William ne laissa place à aucune émotion, bien qu'une sensation étrange se tordit dans son ventre. Avant ce moment, il n'avait jamais eu le courage de prononcer l'objet de ses inquiétudes à voix haute.
Son masque était maintenant complètement tombé, ne laissant place qu'à son visage décomposé par une expression de peur et de remords.
—C'est ce qui te met dans cet état, devina sans difficulté Mélanie, la peur traversant ses yeux. Qu'est-ce qu'il voulait?
—Il n'a pas eu de nouvelle de lui depuis deux semaines. Il voulait savoir si je savais où il était.
—Tu connais ton père, il doit être dans la rue.
Il n'y avait aucun reproche dans la voix de Mélanie, qu'une brutale réalité.
Personne ne pouvait réellement comprendre les choix de Marc Côté, cet ancien avocat renommé. Un homme qui avait pourtant tout pour réussi, mais qui, dans ce succès, éprouvait un réel malaise. Il avait choisi de tout laisser derrière lui pour basculer dans le monde de l'itinérance.
Une déchéance sournoise et progressive.
Les premiers indices de sa chute étaient passés inaperçus. De fortes pressions invisibles avaient eu raison de l'homme, aboutissant à son éclatement. Des fissures presque impossibles à colmater s'étaient créées en lui, atteignant son coeur et son estime.
L'insécurité et l'angoisse n'avaient, depuis, cessé de grandir en lui. Un sentiment d'échec le torturait dans son propre corps. Il avait ressenti ce besoin impérieux, tel un réflexe de survie, de rendre sa vie émotionnelle plus tolérable. C'était une perpétuelle quête à combler les trous qu'avaient provoqués ses blessures mentales.
Et, tragiquement, sa vie passée ne répondait plus à ce besoin. Sa carrière devenait un poids. L'argent lui était superficiel. Sa famille ne lui suffisait plus.
Comme quoi, le confort des uns était l'inconfort des autres.
L'histoire avait ensuite suivi son cours, et ce à un rythme accéléré. Une désorganisation mentale qui avait amené sa désorganisation sociale. Un véritable effet domino, dans lequel William s'était fait bousculer comme une simple pièce du jeu.
Un cycle s'était installé, dans lequel Marc Côté alternait les séjours dans la rue, les refuges, les centres de toxicomanie et les prisons.
—Je vais appeler le refuge pour leur demander s'il séjourne là-bas, tenta de le rassurer Mélanie. Peut-être que les intervenants de rue ont eu de ses nouvelles.
Malgré la bonne volonté de sa mère, William pouvait sentir son inquiétude comme un parfum. Une odeur qui se mélangeait à la sienne. La peur bouillonnait en eux.
Le regard tourné vers la fenêtre givrée de la cuisine, le joueur de hockey avala difficilement une gorgée amère de son café. Maintenant que la rudesse et l'insécurité des longs moins d'hiver s'étaient installées, le temps froid apportait son lot de risques. Le garçon redoutait plus que tout l'appel où on lui annoncerait que son père avait été retrouvé mort d'hypothermie.
—Je ne sais juste plus quoi faire, souffla-t-il, la voix grugée par la culpabilité. Des fois, je me dis qu'il est plus en sécurité en prison que dans la rue.
Quitte à s'oublier eux-mêmes, Mélanie et William avaient voulu aider Marc, au point où ils en avaient dépassé leurs propres limites. Ils lui avaient tout offert: l'argent, l'appartement, la liberté, l'accompagnement.
L'homme ne leur avait pourtant jamais rien demandé, au contraire. William aurait tellement parfois voulu avoir une raison d'en vouloir à son père, mais celui-ci était tout simplement incapable de prendre la main qu'on lui tendait. Les ressources autour de lui, dont le soutien de son propre fils, semblaient inutiles.
Un mal beaucoup plus profond que l'argent et la superficialité le perçait.
Son entourage avait été forcé de constater que le milieu le plus sécuritaire pour Marc était la prison. Une pensée horrible qui les hantait, mais néanmoins une réalité. C'était le seul endroit où l'homme était logé, nourri et surveillé. C'était presque devenu un refuge de substitut.
—Tu n'as pas à t'en vouloir, Will. Tu souhaites simplement sa sécurité.
Il était difficile d'accepter qu'un homme puisse préférer la rue à sa propre famille. Bien que la réflexion manquait cruellement de nuances, il en restait que le résultat était le même; l'itinérance apportait indéniablement quelque chose à Marc Côté que la vie en société ne pouvait lui offrir. Dans ce style de vie, aussi marginal soit-il, l'homme était à la poursuite d'une ultime famille réparatrice.
En soufflant lourdement, William passa ses mains dans son visage. Lui qui ne voulait pas laisser son passé le définir, il fut accablé par la désillusion.
Comment pouvait-on accepter que l'on n'était pas en mesure d'aider son propre père? Ce rôle lui laissa un goût amer dans la bouche, comme un cri qui ne pouvait pas sortir. Parce que ce n'était que ça, un rôle. William n'avait pas l'impression de mériter le titre de fils.
Il était toujours difficile de ne pas comprendre quelle était sa place. Ce l'était encore plus de ne pas réussir à l'assumer.
—William, ne laisse pas ce qui arrive à ton père réduire ce que, toi, tu as accompli.
En dépit d'avoir échoué à être un fils, William ne pouvait que se concentrer sur ce en quoi il était capable de réussir: le hockey. C'était, pour lui, le seul moyen d'oublier ce poids d'impuissance sur ses épaules.
Il devait réussir pour justifier cette impression d'avoir abandonné son père.
—J'arrête l'école.
Mélanie ne parut aucunement surprise par cette soudaine décision. Cette possibilité trottait dans la tête de son fils depuis un moment déjà, elle ne pouvait que lui démontrer son soutien.
—Si tu crois que c'est ce qu'il y a de mieux, je te fais confiance, lui assura-t-elle. Mais ne prends pas de décision sur le coup de l'émotion.
William se surprit à repenser à la conversation qu'il avait eut avec Charlie, quelques semaines plus tôt. La jeune femme, comme bien d'autres, avait montré des réticences face à cette idée d'abandonner les études.
Le garçon ne pouvait se permettre de se préoccuper des jugements. Il était et resterait le seul maitre de ses choix. Peu importe ses décisions, la critique extérieure allait toujours être présente. Il ne voulait pas prouver quoique ce soit aux autres, si ce n'était qu'à lui.
Ainsi, il devait s'entourer de personnes qui le soutenaient réellement, des personnes comme sa mère, et s'éloigner de ceux qui l'empêchaient d'avancer.
—Maintenant que je suis dans le classement pour le repêchage de l'année prochaine, je veux mettre toutes les chances de mon côté, affirma William. Ce n'était que la première liste cette année. Pour les prochaines, je vise la cote « A » afin d'être un choix de première ronde.
Mélanie hocha la tête, un sourire confiant sur les lèvres. D'un geste bienveillant, elle déposa sa main sur le dos musclé de son fils. Depuis le premier jour, elle avait cru en lui. Elle avait toujours été, et serait toujours, la première à le supporter dans ses choix.
La sonnerie de téléphone de William résonna dans la pièce, brisant le court silence qui s'était installé. Le nom d'Alexandre Bédard, l'agent du joueur de hockey, s'afficha sur l'écran.
—Hey, kiddo. J'ai une bonne nouvelle pour toi.
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