015 | Faiblesse
━━━━━━━━ Novembre
La discipline, c'est ce qui gardait Charlie concentrée sur ses objectifs. Elle ne laissait pas de place aux distractions. La rigueur s'imposait dans son être et ses habitudes. C'était réducteur, mais elle évitait ainsi les regrets. Ça avait un sens. C'était sa ligne directrice.
La discipline.
—Gagné! s'exclama Mathieu en déposant fièrement ses cartes sur la table. Encore.
Son cri de victoire enseveli par les grommellements de mécontentement autour de lui, le gardien de but étira son bras pour ramasser l'argent qu'il avait gagné. À ses côtés, Eugénie déposa un léger baiser sur son épaule.
—Stop cheating, Matthew, se plaignit Oliver.
—En français, grogna Louis d'une voix endormie, la tête couchée sur la table, entre les cartes à jouer et l'argent.
Semblable au rythme des dernières heures d'octobre, la fête d'anniversaire de Charlie se calmait à petit souffle pour laisser place au mois froid de novembre. La même nuit, un âge différent. Dix-neuf ans.
—Allez, Louis! On va te trouver un endroit plus confortable pour dormir, l'incita William.
Le garçon releva la tête difficilement, les yeux mi-clos. Amorphe, il s'agrippa au coin de la table pour ne pas perdre l'équilibre. Le capitaine du Junior de Montréal le prit par l'épaule pour l'aider.
—Il y a une chambre de libre à l'étage, je vais vous montrer, leur proposa Charlie.
Elle s'engouffra dans le couloir rejoindre les escaliers, les deux joueurs de hockey sur ses pas. L'un des pieds de Louis se heurta contre l'une des marches, entrainant presque William dans sa chute.
—Pourquoi à chaque fois c'est moi qui dois te porter lorsque tu es saoul mort, St-Pierre?
—C'est de la faute à Oliver. J'ai perdu à flip de cup contre lui, avoua Louis.
Les traits du visage de William s'illuminèrent vivement de satisfaction. En pointant son ami de la main, il lança un regard brillant à Charlie qui pouvait traduire un «Tu vois?». La jeune femme du se résoudre à admettre qu'Oliver avait indéniablement un talent à flip de cup. Elle n'accorda toutefois pas à son interlocuteur la joie d'avoir raison, préférant lui lancer une grimace puérile.
Charlie rentra dans l'ancienne chambre de Nicolas avec nostalgie. Dans cette pièce qui était devenue la chambre des invités, quelque chose dans sa poitrine se tordit. Elle tenta de chasser son malaise d'un secouement de tête. Les temps changeaient, mais pas la réalité. C'était à elle de s'adapter.
À la hauteur d'une grande armoire, Charlie étira son bras pour atteindre des draps propres pour ses invités. Elle s'arrêta brusquement en voyant William du coin de l'oeil s'apprêter à déposer Louis sur le lit.
—Attends, il faut lui laver les dents.
William eut un soudain mouvement de recul, les sourcils tirés par l'effarement.
—Quoi? Non, répondit-il précipitamment. Est-ce que tu as vu son état? Je ne vais pas lui brosser les dents.
—Il faut toujours se les laver avant d'aller se coucher. C'est la routine.
Malgré le ton qui ne suggérait pas la plaisanterie, un sourire moqueur s'étira à la commissure des lèvres rosées de William.
—Charlie, dis-moi qu'il t'est déjà arrivé de ne pas te nettoyer les dents, demanda-t-il avec persistance, créant un silence interrompu par les ronflements de Louis. Oh mon dieu, je te savais rigide, mais pas à ce point.
Le joueur de hockey éclata d'un rire franc qui ne cachait aucune malice. Contre toute attente, ses éclats furent discrètement rejoints par ceux de Charlie. Elle aurait pu être irritée par sa remarque, mais elle ne pouvait s'empêcher de réaliser l'absurdité de la situation.
Elle commençait sereinement à s'assumer, dans les défauts de sa discipline. Était-ce de l'humilité ou de l'autodérision, elle ne le savait pas, mais c'était un pas vers l'acceptation. Vers le changement.
—Tais-toi, le menaça-t-elle en riant. Et ce n'est pas négociable. Tu vas brosser les dents de Louis.
Dans un énième grognement, William rejoint la salle d'eau. Il fit gauchement assoir Louis sur le rebord du bain. Ce dernier bégaya quelques plaintes incompréhensibles à cause de l'ivresse après être presque tombé dans la baignoire.
Lorsque Charlie tendit une brosse à dents neuve à William, le garçon resta figé et incrédule. Les yeux pétillants et espiègles, elle dut insister en prenant sa main pour y déposer l'objet. Le geste le fit jurer d'agacement, cachant son trouble au contact des doigts froids de la jeune femme.
Devant l'incapacité et l'inertie du frisé, William s'accroupit devant son coéquipier et se mit à lui laver les dents. Sa bouche s'étira en différentes grimaces dans le but vain d'être imité par Louis.
Devant cette vision surréaliste, Charlie mordit sa lèvre inférieure pour contenir son amusement.
—Arrête de rire, Charlie.
—Arrête de te plaindre, William.
—Mais qu'est-ce qui se passe? demanda Louis les yeux fermés, la voix inarticulée à cause de la brosse à dents dans sa bouche.
—Louis, tu me baves dessus! Arrête de parler, lui ordonna son ami. Je ne peux pas croire que je suis en train de faire ça.
D'un geste maladroit et imprécis, Louis cracha le résidu de dentifrice dans la baignoire.
—Charmant, commenta Charlie. Il aurait au moins pu cracher dans l'évier.
—C'est toi qui as voulu ça, l'accusa William d'une voix à mi-chemin entre le ronchonnement et le rire.
—Sa santé buccale nous remerciera, tu verras.
Charlie resta à l'écart dans le couloir pour observer William aller déposer Louis sur le lit des invités. Assise sur un large rebord de fenêtre qui faisait office de banquette, un sourire en coin s'étira sur ses lèvres.
La bienveillance de William envers Louis brillait. Peu importe ce qu'il voulait prétendre, il était un ami attentionné. Il le prouvait par la manière dont il retira ses chaussures ou lorsqu'il déposa une couverture sur ses épaules.
Le brun sortit de la pièce, refermant la porte derrière lui. Son regard s'accrocha à celui de Charlie comme un aimant. Elle le fixait avec insistance.
—Non, Charlie. Je ne lui passerai pas la soie dentaire. Ça suffit.
La jeune femme éclata de rire, secouant la tête de droite à gauche.
—Quoi, alors? demanda-t-il en s'approchant d'elle qui était toujours assise sur le bord de la fenêtre, la dominant complètement par sa hauteur. Tu veux dire quelque chose, ça se voit. Tes yeux parlent pour toi.
Charlie déglutit difficilement devant cette nouvelle proximité physique et émotionnelle. Était-elle un livre ouvert? Ou était-ce simplement William qui savait lire en elle?
—Je devrais me taire, souffla-t-elle en secret. Mais j'ai vu quelque chose.
Elle se demanda si c'était judicieux de raconter ce qu'elle avait vu. Charlie ne voulait pas trahir l'intimité de Max, mais, d'un autre côté, elle ne savait pas quoi faire de cette information. La situation concernait également Louis, le meilleur ami de William.
—Je, commença-t-elle en bégayant. Quand je suis montée tout à l'heure... Je ne voulais pas, mais il y avait de l'eau sur le sol et...
—Allez, Charlie, on ne va pas y passer la soirée.
—Louis, dit-elle si faiblement qu'elle douta que William l'ait réellement entendue. Et Max. Ils s'embrassaient.
Elle expira lourdement, les iris fixant le visage inexpressif du garçon. Aucune émotion ne traversait ses traits.
—Ah.
—C'est tout? s'exaspéra-t-elle. C'est ça ta réaction?
William rit faiblement, tout en haussant les épaules. Il s'assit aux côtés de Charlie sur la banquette, accotant sa tête sur la fenêtre froide derrière lui. Le menton légèrement relevé, il avait une expression sereine et imperturbable.
—Je ne sais pas quoi te dire de plus.
Charlie tourna son corps vers lui, croisant ses jambes. Ses genoux frôlèrent la cuisse de William.
—Tu étais au courant?
—Non, non, rajouta-t-il hâtivement. Je ne suis simplement pas surpris. Je connais Louis.
—Et je connais Max, répliqua Charlie, insatisfaite par sa réponse. Je suis tout de même... confuse.
L'arrière de sa tête toujours appuyée sur la vitre, William tourna son visage en direction de la jeune femme à ses côtés. Il émit un court soufflement et la chaleur de sa respiration créa une légère buée dans la fenêtre.
—Je n'étais pas au courant, répéta-t-il. Et je ne connais pas Max. Par contre, pour ce qui est de Louis, disons que c'est compliqué.
—Qu'est-ce qui est compliqué?
—Il reste discret. C'est peut-être pour cette raison que tu es surprise, commença William avec contenance. Il y a encore de vieilles mentalités dans le hockey. L'organisation à ses défauts, dont l'homosexualité qui peut parfois être mal perçue. Alors Louis doit veiller à ce que sa vie personnelle reste à l'extérieur de la glace.
Charlie resta sans mot.
Le monde réussissait toujours à briser la naïveté. Jamais elle n'aurait cru que des pensées aussi discriminatoires étaient ainsi présentes dans le monde du hockey. Comme quoi, il fallait être confronté à l'inégalité pour prendre conscience de son existence, au détriment de rester dans l'ombre des privilégiés.
—Le hockey, c'est un monde où les gens utilisent tout ce qu'ils peuvent contre toi. Ils exploitent ce qui est susceptible de te toucher. Toutes tes faiblesses.
Des milliers de questions auraient pu venir à Charlie, mais une s'imposa dans son esprit.
Quelles étaient les faiblesses de William?
—Qui ne veux-tu pas être?
La question fut si brusque qu'elle bouscula les repères et l'assurance du capitaine.
—Quoi?
—Tout à l'heure, tu m'as dit que tu ne savais pas qui tu voulais être, mais bien qui tu ne voulais pas être.
William resta figé quelques secondes, puis haussa à peine ses épaules tendues.
—Allez, c'est ma fête! Tu me dois une réponse.
Un rire mélodieux s'échappa des lèvres rosées du garçon. Il inclina légèrement sa tête vers l'avant. Ses cheveux foncés semblaient plus pâles sous le clair de lune.
—Je commence sérieusement à croire que c'est toi la prétentieuse entre nous deux, riposta-t-il. Et je ne sais pas trop quoi te répondre. La liste des choses que je ne veux pas être est longue.
—Dommage qu'il n'y avait pas l'arrogance sur ta liste.., Charlie coupa abruptement son audace déplacée en déposant une main sur sa bouche.
Les yeux écarquillés par le regret, elle recula instinctivement, croyant un instant avoir mis William en colère. Ses épaules se détendirent lorsqu'elle entendit à nouveau son rire, un son auquel elle commençait tranquillement à devenir éprise.
—Tu ne manques jamais une occasion, ricana-t-il. On avait dit une fois par jour maximum.
—Désolée, c'était trop facile, s'excusa Charlie. Et, techniquement, nous ne sommes plus dans la même journée.
Le sourire du visage de William se baissa lentement, au même rythme que ses sourcils se froncèrent. Une parfaite harmonie qui reflétait les pensées qui l'envahissaient.
Ébranlé, il chercha ses mots.
Qui ne veux-tu pas être?
—Il y a eu des moments dans mon parcours où j'ai dû faire des choix. Certaines personnes te poussent à aller plus loin et d'autres t'attirent vers le bas. Et, se lança-t-il, la respiration soulevée. Mon père a tendance à entrainer avec lui les gens dans sa chute. Alors, j'ai dû choisir entre lui ou le hockey.
Il s'interrompit, mais ses yeux continuaient de parler pour lui. Quelque chose de sombre, entre le regret et la colère, tremblait dans ses iris.
Les coups de la révélation de William brisèrent doucement les perceptions que Charlie s'était faites de lui. D'une certaine manière, une fragilité les reliait. Elle le détailla avec attention, sans pourtant laisser la tristesse adoucir ses traits.
Elle détestait la pitié, et elle aurait pu jurer que le garçon la détestait tout autant qu'elle.
—Tu as choisi le hockey, souffla Charlie.
En réalité, William s'était choisi, lui. Une décision qui lui apportait cette pesante sensation d'être égoïste. Il voulait donc défendre ses choix par la réussite. C'était un poids constant sur les épaules.
C'était un besoin.
Il se devait de faire mieux que son père; un père qu'il avait l'impression d'avoir abandonné.
—Alors non, je ne sais pas exactement ce que je veux faire ou qui je veux être, mais je veux justifier mes sacrifices, conclut-il. Je ne veux pas perdre. Je ne veux pas être un échec. Je ne veux...
Je ne veux pas être mon père, aurait-il eu envie de rajouter, mais la fin de sa phrase resta envenimer la blessure dans son esprit.
Dans leur mutisme, les silences de Charlie et William se rencontrèrent. Ils restèrent un instant à assimiler la souffrance de leurs maux partagés, dans un monde qui était habituellement absent de profondeur.
Le coeur de Charlie avait complètement chaviré devant la nouvelle facette de William. Il était un peu comme la lune; sa face visible brillait de splendeur, mais celle dans l'ombre restait tout aussi belle. Et, lors des rares fois qu'on le découvrait dans son entièreté, c'était d'une magnificence bouleversante.
William était beau, pourtant, aux yeux de Charlie, cette face cachée et sa vulnérabilité l'étaient d'autant plus. Elle sentit un frisson de désir la parcourir.
Le joueur de hockey laissa tomber ses iris émouvants sur elle. Il contempla ses traits délicats. Ses mèches ébouriffées entouraient son visage détendu. Cette lueur au fond des pupilles de Charlie qu'il l'attirait tant était là, comme si elle l'attendait.
La respiration allante, la brune soutenue son regard, s'humectant les lèvres nerveusement. Devant William, sa confiance avait beau vaciller, elle ne se laisserait pas tomber ce soir. Les orbes verts du garçon étaient un abri.
Une douce évasion pour oublier la lourdeur de leur passé.
Une ambiance électrique gravitait autour d'eux. Ils en perdirent leurs sens. La pièce se vida. Le temps se suspendit. Leur corps s'enflamma.
William inclina légèrement la tête et relâcha ses épaules. Il laissa tomber son front avec alanguissement contre celui de Charlie. Son souffle chaud chatouilla la lèvre inférieure de la jeune femme. Leurs respirations se mélangèrent. Un échange silencieux, intense et profond, à l'image de leurs pulsions.
Frémissante, le pouls de Charlie s'accéléra. La proximité la faisait bouillonner d'appréhension. Ses lèvres tremblaient à la fois d'excitation et d'inquiétude. Elle avait toujours été disciplinée, alors que, seule avec William et cette lune, l'attirance menaçait de prendre le dessus.
La nuit lui accorda l'abandon. Elle apporta délicatement sa main au visage de William pour écarter ses mèches indisciplinées. Sa main froide le fit frissonner d'envie. Lui, contrairement à elle, n'était pas doué pour respecter les règles.
Dans une lente descente, reflétant la chute de leurs convictions, le nez de William toucha celui de Charlie. Leurs lèvres furent si proches qu'elles se frôlèrent presque. Il effleura les contours de la mâchoire de la jeune fille, son toucher déclenchant des décharges électriques. Il glissa sa main sur sa joue rougie par l'envie, d'une douceur qui migra à ses lèvres lorsqu'elles se posèrent sur celles de Charlie.
Prise par une fougue, elle se laissa guider par le désir. Elle répondit au baiser avec ferveur. Charlie regretterait probablement d'avoir cédé, mais, cette nuit, rien d'autre ne lui importait. Les yeux clos, sa main fébrile trouva son chemin vers la chevelure de William.
Les doigts du garçon enfermèrent plus fermement le visage de Charlie dans un besoin urgent et ardent de l'avoir plus près. Elle se cramponna à lui, comme par crainte de briser leur proximité.
Ils savaient que, plus tard, Charlie nierait ce qui s'était passé. Ils savaient que, plus tard, William ignorait le passé, prétextant vivre le moment présent. Ils savaient que ce baiser n'était que le temps d'un instant.
C'était une connexion sans lendemain. C'était leur fragilité. Un manque de force soudain et une incapacité à résister. Alors, ils se permirent de déraper, succombant à l'intensité de ce bref moment.
Un combat de souffle se créa. La lèvre inférieure de Charlie tomba entre celles de William, le garçon l'effleurant avec sa langue chaude. Elle entoura son bras autour de son cou, collant leur buste d'une passion avide.
Leur baiser s'approfondit. La fièvre prit possession de leur corps tremblant.
William déposa sa main sur la taille de Charlie, relevant légèrement son chandail. Il glissa le bout de ses doigts sur la courbe de sa hanche. Sa caresse s'arrêta au bas du dos dénudé de la jeune femme, puis grimpa le long de sa colonne vertébrale, laissant derrière son passage une trainée de frisson.
Et, assis au bord de cette fenêtre, dans un faisceau de membres, de souffles et de peines emmêlés, ils furent enfermés l'un à l'autre. Protégés par la nuit, ils échangèrent le baiser de deux âmes tourmentées.
Ensemble, ils eurent une faiblesse.
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