013 | Fragments de révélation

Les valeurs, les décisions, les maux nous séparaient. Néanmoins, nos objectifs restaient les mêmes; donner un sens à une vie qui n'en faisait aucune.

Tu dois parler à Louis pour moi.

Le torse incliné vers le moteur d'une vieille automobile grise, William pesta entre ses lèvres. Les poings serrés autour d'un compresseur de ressort, il se résigna à affronter les orbes verts de Sarah.

La jeune femme le fixait d'un regard transcendant, son visage encadré par ses cheveux lisses. Son teint clair lui donnait une apparence angélique, sans cependant estomper sa force de caractère. Elle avait toujours su dégager les contradictions. Il était impossible de complètement la saisir. Sa simple respiration pouvait à la fois être envoutante et méprisante.

C'est bon, Sarah, on a protégé McMillan. Après, si tu n'assumes pas ce que tu as fait, ce n'est pas mon problème.

William avait beau essayer de lui lancer une pique aigrie, Sarah ne laissait rien l'atteindre. Elle était forte et il le savait. C'était autant admirable que détestable.

Une tension palpable s'était installée dans le garage. Le corps élancé de la plus jeune de la famille St-Pierre se rapprocha de William, infligeant les effluves de son parfum au sens du garçon. Une silhouette si petite et si menaçante qui prouvait que Sarah savait s'imposer.

Tu sais autant que moi que Laberge est toujours suspicieux, révéla-t-elle en mentionnant la surveillance et les doutes du coach du Junior de Montréal. Je veux simplement m'assurer que Louis ne dise rien. C'est le contrat de Nash à Calgary qui est en jeu.

Dans sa quête aux réponses, Robert Laberge infligeait une lourde pression sur le capitaine pour recadrer son équipe. Ce n'était pourtant pas la source des craintes de Sarah. Elle savait que William avait les épaules assez solides pour supporter ce poids.

Le joueur de hockey secoua brièvement la tête, les dents serrées. Il ferma le capot du véhicule avec la force de sa rancoeur.

Et pourquoi est-ce à moi que tu dis tout ça?

La question de William n'était qu'une futile tentative de s'en prendre à elle. La relation entre Louis et Sarah avait toujours été conflictuelle. Des disputes sans réel impact, traduisant de simples rivalités entre frère et soeur.

Seulement, leur dernière dispute était différente. L'impact avait fait des dommages, ne laissant que des fragments de leur relation.

Tu sais bien que c'est tendu entre Louis et moi ces derniers temps. Il ne voudra pas m'écouter.

Avec raison, cracha le mécanicien d'une remarque acide. Dis-moi Sarah, comment on se sent après avoir trahi son propre frère? C'était un coup bas, même pour toi.

Ses prunelles noires figées dans un froncement de sourcils désapprobateur, William défia la brune du regard. Il s'efforçait de masquer son trouble. Son expression neutre rendait sa présence encore plus imposante.

Tu sais c'est quoi ton problème? s'emporta Sarah d'un ton cinglant en le pointant du doigt. Tu aimes me donner cette image de celle qui trahit et déçoit. Ça te réconforte, parce que tu n'as pas à assumer tes torts. Mais je ne suis pas la seule qui ait fait des erreurs William, et tu le sais très bien.

Le coeur du garçon eut un spasme, contractant tous ses muscles d'une manière si forte et si intense que ça lui en faisait mal.

C'est ce qui donnait l'avantage à Sarah; elle connaissait William.

Lorsqu'il était arrivé à Montréal pour rejoindre l'équipe du Junior de Montréal, il n'était qu'un jeune garçon à la poursuite de ses rêves. Il avait quitté sa petite ville de mille habitants dans la région de Lanaudière, laissant derrière lui sa famille et ses amis, pour aller se perdre dans la grande métropole.

Louis avait été le premier à l'accueillir. Également en quête d'indépendance, il avait quitté sa maison familiale et avait proposé à son nouveau coéquipier de devenir son colocataire.

Les choses s'étaient ensuite déroulées d'une aisance illusoire pour William: l'embauche au garage St-Pierre, l'obtention du poste de capitaine, la médaille d'or au championnat du monde junior de hockey, le succès.

Il ne pouvait se rappeler comment Sarah s'était immiscée dans sa vie. Elle s'y était faufilée sans qu'il ne puisse rien contrôler. Une fois dans son filet, il était difficile d'en revenir.

Aussi loin qu'il se souvenait, elle avait été là aux moments cruciaux de sa nouvelle vie à Montréal. Il s'était vu en elle et elle s'était vue en lui. Elle le faisait sentir indestructible et vulnérable en même temps. Il avait été pris au piège.

Sarah l'avait aidé à bâtir les murs de ses forteresses, lui laissant par le fait même les clés pour tout détruire.

Le temps faisant son chemin, leurs voies avaient fini par se séparer. Le rêveur que William avait été n'était pas prêt à affronter cette réussite aux allures de triomphe, car après cette étape venait le besoin urgent d'en avoir toujours plus. Un désir qui menaçait de déraper et entraîner sa chute.

Il s'était donc éloigné de Sarah, cette fille au goût de liberté et de gloire. Malgré ce que William se laissait croire, il n'y avait pas de raison unique à blâmer. Il avait beau vouloir donner le mauvais rôle à la jeune femme, la réalité restait que rien n'était que blanc ou que noir.

Il avait fait ses choix et elle les siens.

Parle à ton frère, Sarah.

Les iris durcis par l'irritation, Sarah lui lança un dernier regard mauvais. Ses pas claquèrent sur le béton, faisant danser ses longs cheveux sur son dos. Elle sortit du garage affronter l'orage qui grondait à l'extérieur, laissant seul un garçon bouillant de colère avec son malaise perdurant.

William jura quelques mots, essayant de son mieux d'empêcher ses pensées de s'égarer. Même s'il avait eu le dernier mot, il avait cette sensation d'avoir perdu. La jeune femme laissait toujours cette même impression derrière elle. Il n'y avait aucune issue.

On gagnait avec elle ou on perdait contre elle.


Les cheveux mouillés collés sur ses tempes, Charlie déposa ses mains froides sur la tasse chaude. Elle écoutait le son des gouttes de pluie s'abattre sur les fenêtres du salon d'Eugénie. Un frisson parcourait sa peau, faisant grincer ses dents.

Le froid d'octobre et ses intempéries avaient pris d'assaut son corps tremblant.

Max ne pourra pas venir ce soir finalement, informa la blonde en tendant des vêtements secs à son amie. Il reste chez Évelyne quelques jours de plus.

Les lèvres grelottantes étirées en un doux sourire, Charlie se leva pour aller se changer.

La jeune femme ne pouvait que se réjouir du fait que son ami puisse passer du temps avec sa copine. Le couple affrontait un obstacle difficile dans leur relation. La distance avait fracturé leur couple d'une brèche qui continuait à se fissurer sous le poids du temps.

À nouveau au chaud dans ses vêtements prêtés, Charlie traîna des pieds jusqu'au salon. Elle glissa ses doigts dans ses cheveux humides.

Euge, est-ce que Mathieu t'aurait parlé de Sarah? demanda-t-elle en rentrant dans la pièce.

Assise sur le canapé, Eugénie releva son regard déconcerté.

Sarah? La soeur de Louis?

Et la copine de McMillan.

Non, pourquoi?

Par simple curiosité, répondit Charlie en haussant les épaules. J'ai l'impression que les garçons se sont disputés avec elle à cause de Nash. Tu aurais dû voir les réactions de Louis et William quand ils ont appris que Sarah venait à leur match.

Intriguée, Eugénie s'inclina vers la table basse du salon pour y déposer sa tasse de chocolat chaud. Elle avait elle aussi remarqué les réactions soudaines et agacées des garçons lorsqu'il était question de Nash McMillan.

Elle avait tenté d'interroger Mathieu à ce sujet, mais le gardien de but était resté sobre, la laissant dans le doute.

Math m'a brièvement parlé de Nash, mais très peu. Il est évident qu'il ne l'aime pas.

Pourquoi? demanda Charlie rapidement, avide de révélations.

Je ne sais pas s'il y a un évènement précis. De ce que j'ai pu comprendre, ce garçon ne se prend pas pour de la merde. Louis ne doit pas apprécier que Nash soit en couple avec sa soeur.

C'est probable, admit la brune entre deux gorgées de sa boisson chaude. Mais la réaction de William alors? Même s'il n'aime pas Nash, pourquoi sa relation avec Sarah le dérangerait?

Eugénie leva un sourcil, un sourire en coin sur les lèvres.

Sûrement une histoire d'amour compliqué, souffla-t-elle la voix portée par les sous-entendus.

Charlie acquiesça sans grande conviction. C'était l'hypothèse la plus logique, mais elle ne faisait aucun sens dans sa tête. Elle avait du mal à imaginer William aussi affecté par une relation. Il était pourtant indéniable que Sarah avait une forte influence sur lui.

Parlant d'histoire d'amour compliqué, c'est quoi ce rendez-vous avec un Victor? Qui est Victor? Et tu ne vois plus Mathieu?

Les yeux d'Eugénie s'écarquillèrent sous le poids de la surprise.

Oh, Max! C'est lui qui te l'a dit? réprimanda-t-elle en riant. À croire que c'est lui la plus grande commère de notre groupe.

Si jamais il demande, ce n'est pas moi qui l'ai dénoncé, menaça Charlie en pointant son amie du doigt. Mais oui, c'est lui qui me l'a dit quand j'ai été chez lui l'autre jour.

Eugénie hocha la tête, en levant les yeux au ciel. Un sourire dansait sur ses lèvres.

J'ai rencontré Victor dans un bar en fin de semaine dernière.

Et Mathieu alors? demanda Charlie d'un ton qui trahissait son dépassement et son étonnement face aux informations.

Ça va bien, mais on n'a jamais décidé d'être exclusif, expliqua Eugénie en prenant un temps pour chercher ses mots. J'aime l'excitation au début d'une relation. C'est ce qui me plait. Les jeux de séduction, les papillons dans le ventre, le mystère.

Bien que son amie s'exprimait d'une sincérité qui ne laissait pas de place aux doutes, Charlie ne pouvait se résoudre à comprendre sa vision. Elle avait l'impression qu'Eugénie s'emballait à propos de quelque chose d'éphémère et vide de sens.

La routine d'une relation à long terme ne m'intéresse pas pour le moment, ajouta la blonde. Est-ce que tu me juges?

L'interrogation d'Eugénie ne cachait aucune amertume. C'était la simple et véritable question d'une jeune femme qui avait besoin de l'avis de sa meilleure amie.

Charlie fut frappée par une soudaine impression de déjà-vu. Malgré un contexte et un ton différents, William lui avait fait la même remarque lorsqu'ils avaient débattu sur l'importance de la scolarité. Elle ne put s'empêcher de faire un lien entre les deux situations.

Non, se défendit-elle d'une voix qui se voulait rassurante. Pourquoi pensez-vous que je juge? C'est simplement que je ne comprends pas.

Eugénie réfléchit quelques secondes à la question, épargnant ainsi à Charlie d'être questionnée sur le «vous» dans sa formulation. Son regard examinait le visage pâle de la brune.

Je pense que, d'une certaine manière, il faut aussi accepter ce que l'on ne comprend pas, Charlie. On essaye tous de faire les meilleurs choix. Même si l'on fait les choses différemment, à la fin de la journée on est tous pareil.

La réflexion amenée par son amie s'infiltra en Charlie et résonna dans son esprit. Les mots de son amie la touchèrent. Elle-même était dans un perpétuel combat qui visait à donner un sens à une vie dans laquelle elle peinait à s'épanouir.

Entourée de personnes qui étaient en voie d'atteindre leurs objectifs et leurs rêves, elle se sentait immobile, loin derrière eux.

Et toi, Charlie, commença Eugénie d'une douce voix. Je sais que tu aimes tout comprendre et tout savoir, mais tu devrais parfois essayer d'éteindre ton cerveau et laisser ton coeur ouvert.

Mon coeur n'est pas fermé, se mentit Charlie à elle-même, avant de s'interrompre un instant pour prendre de grandes inspirations. Je pense que je ne suis simplement pas assez posée présentement. Je suis constamment angoissée ces temps-ci.

La jeune femme baissa son regard vers ses genoux. Il était rare qu'elle se permettait de s'ouvrir de la sorte.

Ton anniversaire? supposa son amie avec sa bienveillance habituelle.

Charlie hocha la tête en reniflant, la gorge sèche. Ses iris reflétaient une tristesse poignante et son coeur lourd. Accablée par la peine, elle se sentait prise d'une fragilité.

Son anniversaire arrivait dans quelques jours. C'était une période de l'année qui la rendait toujours mélancolique. La lourdeur de la perte fracassait et l'emportait sur la célébration.

Le premier novembre, une date remplie de nostalgie, soulignait l'anniversaire des jumeaux. Malgré le deuil, les années continuaient de filer. Charlie allait avoir dix-neuf ans, alors que Nicolas restait et resterait âgé de quatorze ans.

Il était figé dans le temps, alors qu'elle ne demandait qu'à arrêter le temps. C'était leur destin funeste.

Tous lui disaient qu'il ne fallait pas qu'elle s'accroche au passé, sous peine de s'infliger un mal, mais Charlie ne pouvait pas se libérer de lui. Il la possédait complètement, se logeant dans sa respiration, se cachant dans ses cellules et hantant ses nuits.

C'était une partie de son identité. Elle devait l'accepter et apprendre à vivre avec. Elle ne connaissait pas l'oubli, que la protection.

Je vais tout de même essayer d'organiser quelque chose pour mon anniversaire, décida Charlie spontanément d'une manière presque inespérée.

Eugénie leva ses sourcils, les yeux transposant toujours sa prévenance. Elle envoya un sourire lumineux à son amie.

Tu es certaine? Habituellement tu n'aimes pas le fêter.

Charlie avait pour habitude de se replier sur elle-même en ce temps de l'année. Elle passait généralement cette journée en famille pour célébrer sa fête modestement et ce nonobstant le constant rappel du deuil.

Cette fois, elle voulait tenter de briser l'isolement infligé par son chagrin. La croissance n'était pas sans épreuve, mais elle voulait essayer.

Je pense que ça pourrait m'aider de ne pas être seule, déclara-t-elle. Tu peux inviter Mathieu si tu veux. Ou Victor. Ou les deux.

Le coeur d'Eugénie s'emballa, porté par une douce chaleur. Son sourire migra vers son regard. La proposition qui aurait pu sembler banale faisait preuve d'une nouvelle ouverture de Charlie.

Et si j'invite Mathieu, est-ce que ses amis peuvent venir?

Un sourire au coin des lèvres, Charlie inclina la tête. Il lui semblait maintenant inutile de s'opposer à la présence des joueurs de hockey. Ils s'étaient fait une place dans son groupe d'amis plus importante qu'elle n'aurait pu le prédire.

J'imagine qu'ils peuvent venir. Ils s'étaient bien intégrés à ton party de la rentrée.

Tu parles! s'exclama Eugénie en se remémorant des souvenirs de cette soirée. Tu as vu comment ils ont aidé Max? Il était tellement déprimé par l'absence d'Évelyne, mais les garçons lui ont complètement changé les idées. Ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vu rire ainsi.

La brune se joint aux éclats de rire de son amie.

Quand je suis arrivée chez lui l'autre jour, il était justement en train de jouer à un jeu vidéo en ligne avec Louis et Oliver.

Les choses évoluaient, et ce rapidement. Charlie avait pris pour habitude de résister à ces changements, pourtant elle ne pouvait que constater qu'elle changeait elle aussi.

Les preuves étaient là. Avant, elle n'aurait jamais accepté d'aller faire ses devoirs chez Louis et William. Elle n'aurait pas démontré son ouverture vis-à-vis les conquêtes amoureuses d'Eugénie. Elle ne se serait pas permis de partager ses difficultés. Elle n'aurait pas brisé l'isolement de son anniversaire.

C'était minime; une succession de bribes, de parcelles, de fragments qui détruisaient doucement les murs qu'elle s'était construits pour se protéger. Ces barrières qui devenaient traîtreusement une prison.

Charlie devait commencer à accepter l'inévitable et la constance du changement. Elle voulait se donner le droit d'évoluer, de se transformer et de se renouveler pour ne plus être immobile, car c'était le mouvement qui faisait avancer.

Un pas à la fois vers la guérison.

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