010 | Le temps d'une provocation
Le mois de septembre avait fait place à un paysage teinté par une symphonie de couleurs. Le soleil brillant était chaud et l'air frais. Les jours s'étaient succédé, s'enlisant dans une routine automnale où Charlie y trouvait une certaine stabilité.
Ses horaires rigides de travail et d'école avaient pourtant une faiblesse. Un élément de nouveauté dans cette équation menaçait l'équilibre de la jeune femme. Elle appréhendait de manière maladive la soirée d'ouverture du resto-bar.
Et c'était ce soir, dans une douce nuit de septembre, que Charlie devait y faire face.
—Ok, tout le monde, il est 21h, annonça Éric à l'équipe en retroussant les manches de sa chemise blanche. On commence la transition entre le restaurant et le bar. Chacun s'occupe des tables de sa section.
Les employés se dissipèrent dans le restaurant pour s'activer. Seule Charlie resta figée quelques instants au fond de la salle des employés. Ses mains moites jouaient nerveusement avec les cordes de son demi-tablier noir.
C'était officiellement le moment.
Charlie déglutit douloureusement avant de trottiner vers sa section. Elle se mit à pousser une table vide contre la baie vitrée de ses faibles bras. Les pieds du meuble grincèrent contre le parquet d'un bruit strident.
—Attends, je vais t'aider, lui proposa Félix derrière elle.
Nouvellement engagé au restaurant, le garçon faisait maintenant partie de l'équipe des barmans. Suite aux références de Charlie, il avait charmé Éric lors de son entrevue d'embauche. Son énergie et son dynamisme correspondaient parfaitement au nouveau concept.
Félix déplaçait de l'air et, par le fait même, apportait avec lui un vent nouveau au sein de l'équipe. Sa forte personnalité s'était rapidement fait ressentir.
La jeune femme remercia son ami et agrippa une chaise. Pour le restant de la soirée, la salle allait être divisée en deux sections. Quelques tables seraient installées à l'entoure du bar, tandis que l'autre partie devait être dégagée afin de devenir une piste de danse.
Lorsque le duo eut terminé l'installation, un bras chaleureux se posa sur les épaules de Charlie. À côté d'elle, Jenna lui lançait un sourire brillant d'encouragements.
—Tu es tellement perdue dans tes pensées, Charlie, que tu ne m'entends même plus.
Ne voulant pas aborder le sujet de sa surdité, Charlie lui offrit un léger sourire tordu comme simple réponse. Cet handicap invisible semblait être facilement oublié par les autres, ce dont la jeune femme ne pouvait se plaindre.
Les yeux amandes de Jenna, marqués par un froncement de sourcils, scrutèrent Charlie.
—Viens ici, l'incita-t-elle en serrant délicatement son poignet. Je vais te prêter mon rouge à lèvres.
Charlie fut tirée jusqu'à la salle d'eau. Ses pieds réfractaires butèrent le sol à chacun de ses pas.
—Non. J'ai déjà fait un effort, comme tu me l'avais demandé, protesta-t-elle en pointant la robe noire qu'elle portait.
Jenna avait fortement suggéré, si ce n'était pas obligé, à Charlie de porter une robe et de se maquiller pour l'occasion. Selon elle, ces efforts allaient rendre les pourboires beaucoup plus généreux.
—Allez, Charlie, seulement pour ce soir, supplia la brune en glissant un tube métallique dans la main de sa collègue.
Charlie se retourna vers le miroir où son reflet irrité apparaissait. Elle souffla bruyamment, mais s'exécuta. Bien qu'elle détestait ce superflu, la jeune femme savait pertinemment qu'elle avait perdu d'avance face à la ténacité de sa belle amie.
Le rouge à lèvres était d'un rouge assez vif, mais légèrement sombre. La couleur changea totalement son apparence. Cette simple touche rendait ses lèvres plus lisses et pulpeuses.
—Tu vois! Tu es superbe.
Devant son reflet, Charlie se sentait étrangère à elle-même. Ses yeux noisette, ternés par la nervosité, ressortaient grâce au mascara. Sa peau pâle contrastait avec le rouge sur ses lèvres. Ses pommettes étaient légèrement teintées par un fard à joues rosé et le stress.
Le masque semblait parfait; un air de confiance s'opposait complètement à son angoisse.
—Et maintenant, la soirée peut commencer, chantonna Jenna en ouvrant la porte derrière elle.
Charlie sortit craintivement de la pièce. Une musique d'ambiance pop résonnait maintenant dans ses oreilles. La transition entre le restaurant et le bar était terminée. Les lumières tamisées, l'endroit vibrait d'une nouvelle énergie.
Ne sachant pas par où commencer et comment affronter la situation, Charlie se concentra sur la seule chose dont elle était certaine, c'est-à-dire, ce qu'elle devait faire: servir. Elle se rendit donc dans sa section pour prendre les commandes.
Tout au long de la soirée, elle ne cessa de faire des aller-retour entre les tables et le bar. Elle passa son temps à éviter les clients en perte d'équilibre et les danseurs improvisés.
Les effluves de sueur et d'alcool avait commencé à se mélanger et à envahir l'endroit. Des cris, des rires et des chants vibraient au rythme de la musique.
Plus la soirée avançait, plus la clientèle se diversifiait. Des habitués étaient venus célébrer l'évènement, alors que de nouveaux visages avaient également fait leur entrée. L'engouement était resté et la place fut rapidement pleine à craquer.
—Et voilà votre boisson, annonça Charlie en déposant le verre sur la table.
La cliente aux cheveux noir corbeau la remercia et lui donna un généreux pourboire.
—Je te l'avais dit! L'effet du rouge à lèvres, souffla Jenna derrière l'épaule de sa collègue, avant de repartir aussi vite qu'elle était arrivée.
Charlie leva les yeux au ciel, sans pouvoir empêcher un sourire.
Non sans embuche, elle se faufila à nouveau vers le bar. Un jeune garçon ayant un taux élevé d'alcoolémie dans le corps perdit l'équilibre à ses côtés. Il faillit l'emporter dans sa chute, mais Charlie se rattrapa de justesse.
Observant la scène derrière le comptoir, Félix éclata de rire.
—Arrête de rire de moi et prépare un bloody ceasar, homme! lui ordonna la brune après lui avoir donné un coup sur l'épaule.
—À vos ordres, femme!
Félix étira son bras bronzé vers la tablette derrière lui.
Charlie profita de ces quelques secondes de répit pour étirer son corps endolori. Le stress accumulé commençait tranquillement à se dissiper, laissant la fatigue prendre le dessus. Ses jambes semblaient être sur le point de ne plus pouvoir la supporter.
Même exténuée, la brune pouvait sentir le regard moqueur de Félix sur elle.
—Je t'interdis de dire quoi que ce soit, grogna-t-elle d'un ton joueur. Ce n'est pas toi qui cours partout depuis l'ouverture.
Le sourire de Charlie avait retrouvé son chemin vers ses lèvres. Contrairement à ce qu'elle avait anticipé, la soirée se déroulait pour le mieux. Elle était épuisée certes, mais elle passait une agréable soirée.
—C'est vrai, c'est vrai. Merci encore, d'ailleurs. J'aime vraiment ce job, déclara le garçon en préparant la boisson.
Une lueur sincère illuminait les traits de Félix.
—Tu n'as pas à me remercier. C'est toi qui as impressionné Éric.
—En même temps, qui pourrait me résister? déclara le barman d'un ton neutre, comme s'il ne faisait que souligner une évidence.
Charlie se maudit de ne pas avoir prévu le coup.
À force de le côtoyer, elle avait rapidement appris que faire un compliment à Félix était rarement une bonne idée. Elle en eut la confirmation en apercevant le sourire fier étiré sur les lèvres du garçon.
—Il me semble pourtant que tes deux derniers patrons t'aient résisté, eux. En fait, si je me souviens bien, ils t'ont même renvoyé, lui répondit-elle d'un ton malicieux. N'est-ce pas?
Face à la provocation, Félix ne fit qu'imiter la jeune femme d'une voix aiguë en marmonnant quelque chose qui ressemblait à un «n'est-ce pas». Les enfantillages du garçon eurent le mérite de faire éclater Charlie de rire.
Il est vrai que Félix ne savait pas, ou était-ce simplement qu'il ne voulait pas, garder un travail. La routine, les règles et la rigidité s'opposaient à son tempérament bouillant. Son esprit libre le rendait explosif. Charlie, souvent assise aux premières loges, en avait été témoin.
Pourtant, jamais elle n'avait été brûlée.
Il restait tout de même ce poids inexplicable dans le fond de son estomac. Une lourdeur qui l'empêchait d'être complètement à l'aise avec son ami et qui, d'une certaine manière, les séparait.
Félix était plus que son contraire; il ne comprenait simplement pas Charlie.
Le garçon avait une présence plutôt envahissante. C'était quelqu'un de très tactile. Son énergie débordante et lui-même s'imposaient dans la bulle des autres.
Une bulle très importante pour Charlie qui veillait constamment à ce qu'il y ait une distance autour d'elle et les autres. La proximité intrusive, autant physique qu'émotionnelle, la rendait inconfortable.
La jeune femme sortit de ses réflexions lorsque Félix déposa la boisson devant elle.
—Merci, le remercia-t-elle gentiment d'un sourire doux.
Le regard de Charlie se redressa vers l'horizon et se bloqua sur un groupe de garçon. Son cœur fit un bond dans sa cage thoracique. Tous les bruits autour d'elle se transformèrent en simple écho. Le choc sembla la déconnecter de la réalité.
Un brouillard s'éleva autour de Charlie et seule la présence de William l'aveuglait.
Accompagné des autres membres de son équipe, le joueur de hockey était installé près de la baie vitrée. Son t-shirt sombre et les mèches rebelles qui tombaient négligemment sur son front lui conféraient une apparence envoûtante, presque ensorcelante. Le sourire déchirant qui dansait sur ses lèvres soulevait ses pommettes. De légères fossettes creusaient ses joues.
L'attitude calme et posée du garçon contrastait avec l'agitation dans la tête de Charlie.
—Ah, Charlie! s'exclama Jenna. De nouveaux clients viennent de s'installer à la table huit.
Charlie réalisa difficilement que la table lui était attitrée. Elle maudit silencieusement le destin, le karma ou qu'est-ce qu'était cette chose qui semblait continuellement s'acharner sur elle.
La brune n'avait eu aucun contact avec William depuis la matinée qui avait succédé le party de la rentrée. Jamais elle n'aurait eu le courage de faire les premiers pas, alors que le joueur de hockey, quant à lui, semblait décidé à se soumettre aux exigences de la jeune femme.
«Je ne veux tout simplement pas de toi dans ma vie, alors arrête de t'y imposer.»
Prise d'un profond trouble, Charlie ferma les yeux instinctivement. Pour une fois, ce ne fut pas de la colère qui s'infiltra dans ses veines.
Non qu'elle regrettait la distance du garçon, elle l'avait même souhaité, une certaine déception face à elle-même la hantait tout de même. William avait beau être prétentieux et insupportable, Charlie savait qu'il n'avait pas mérité les durs mots qu'elle lui avait crachés.
Un mélange de honte et de culpabilité l'habitait depuis. Elle avait été la première à reprocher les comportements grossiers de William, alors qu'elle n'avait pourtant pas su mieux agir.
Sans aucune issue de secours possible, la jeune femme se dirigea spasmodiquement vers le fond de la pièce. Son coeur s'agitait férocement dans sa poitrine. Chaque battement sonnait comme une alarme.
Charlie apporta le bloody ceasar à un homme installé tout près de la table de William. Elle vit les lèvres du client bouger pour la remercier, sans pourtant n'entendre un son.
Tous ses sens étaient désorientés.
Elle était déboussolée.
La respiration bloquée, le corps de Charlie se retourna nerveusement vers le groupe. Louis fut le premier à déposer son regard sur elle.
—Hey! Si ce n'est pas Charlie, s'étonna le frisé.
Dès que son nom fut prononcé, Charlie sentit les yeux perçants de William se tourner vers elle. Toute la table la regardait avec instance, mais l'attention que le capitaine lui portait était celle qui l'intimidait le plus. La jeune femme en fut clouée sur place. Elle sentit ses joues chauffer.
L'ambiance fut soudainement lourdement chargée de tensions et de non-dits.
Le visage de William reflétait une indifférence poignante et bouleversante. Son regard profond, qui en disait pourtant long, était voilé derrière une émotion que Charlie n'aurait pu identifier.
Il créait une distance entre eux.
La réaction du garçon et sa présence lointaine firent un pincement au coeur de Charlie. William lui confirmait ce qu'elle savait déjà; cette fois-ci, c'était elle qui était dans le tort.
Parce que ce lourd mutisme symphonique joué par William, c'était Charlie qui l'avait orchestré.
Mathieu se redressa sur son siège. Ses cheveux blonds se révélaient dorés sous la lumière tamisée du restaurant.
—Viens-tu prendre un verre avec nous? proposa le gardien de but en pointant une chaise près de lui.
Charlie fut prise de court par la question. La gorge sèche, elle avala difficilement.
—Je suis plutôt là pour vous servir un verre, répondit-elle d'une voix hésitante qui révélait sa nervosité.
—Super! s'exclama Louis, voyant une opportunité de bien profiter de sa soirée.
Assis près de lui, William ne laissait paraître aucune réaction devant la situation.
D'un détachement total, son regard de pierre était bloqué sur Charlie. Le poids de ses iris créait une douloureuse pression dans la poitrine de la jeune femme. Son souffle lourd la compressait.
—Three pitcher de bière blonde, please, commanda Oliver.
—Et dix shots vodka-citron, rajouta rapidement Louis en frottant vigoureusement ses mains ensemble. Quoi? On est là pour fêter, oui ou non?
Oliver cogna la table avec ses mains en signe d'approbation.
—Je vous apporte ça.
Charlie s'éloigna de la table et se dirigea machinalement vers le bar. Elle balbutia difficilement la commande à Félix, troublée par la réaction de William.
L'arrogance habituelle du garçon s'était évaporée, ne laissant place qu'à son air impassible. Elle aurait voulu se dire heureuse par ce changement de comportement, mais le silence obstiné de William était encore plus déstabilisant; il en était culpabilisant.
William était froid, et c'était de sa faute à elle.
Charlie avait voulu cette distance entre eux, mais pas de cette manière. Pas avec ces remords et ces regrets.
Dans une horrible impression de déjà vu, elle se sentait à nouveau complètement vulnérable devant William. Même dans son silence, le garçon l'emportait sur elle.
—La commande de la table huit, lui dit Félix en déposant les pichets de bière et les shots devant la brune.
Charlie souffla péniblement en prenant la commande.
Elle traîna des pieds jusqu'à la table des joueurs de hockey. Ses bras tremblaient, affaiblis par la lourdeur des boissons et la nervosité. Ses mains moites menaçaient de faire glisser le plateau qu'elle tenait maladroitement.
—Voilà, souffla-t-elle. Avez-vous besoin d'autre chose?
Son regard voyagea autour de la table, guettant une réaction. Lorsque son regard tomba dans les yeux de William, son sang se glaça.
Complètement illisible, rien ne trahissait le garçon. Cette indifférence transperça Charlie jusqu'aux entrailles.
William brisa avec froideur l'échange visuel pour attraper un shot devant lui.
—Non merci, répondit Mathieu. Ça sera tout.
—Pour le moment, rajouta Louis de manière espiègle.
Charlie hocha doucement la tête. Chancelante, elle s'éloigna, mais fut brusquement retenue par la poigne du frisé autour de son bras.
—Attends, bois le tien avec nous, lui offrit Louis en déposant un petit verre en vitre devant elle.
La brune vacilla, surprise par la proposition du garçon.
—Non non, bégaya-t-elle. Je ne crois pas que boire...
Un rire grave et tranchant la coupa.
Le coeur de Charlie eut un spasme. Elle releva instinctivement son regard vers William. À nouveau, aucune lueur de malice n'illuminait ses iris émeraude. Aucun sourire arrogant n'étirait ses lèvres. Aucun trait tendu ne tordait son visage.
Pourtant, son rire l'avait trahi.
Le rire échappé n'avait laissé aucune trace, comme si Charlie ne l'avait qu'imaginé. Elle savait pourtant que ce n'était qu'une façade. Elle savait que derrière ses airs inexpressifs, la confrontation était là.
Elle savait qu'il était là.
L'effet alluma une petite flamme dans l'estomac de Charlie qui lui fit se sentir puissante, voire arrogante. Cela ne dura qu'un court moment, mais ce fut assez puissant pour réchauffer son corps en entier d'une dose d'audace.
La jeune femme planta ses prunelles dans celles de William.
—Tu as quelque chose à dire, peut-être? demanda-t-elle d'un ton clair et défiant.
Le garçon la fixa un instant, l'examinant en silence. Il mordit l'intérieur de sa joue et son emprise se resserra autour de son verre.
La brume d'indifférence autour de lui semblait se dissiper et Charlie aurait pu jurer voir quelque chose briller sur son visage.
—Non, trancha William sobrement. Sa voix semblait différente, plus rugueuse et grossière. Simplement, ça ne m'étonne pas de toi...
La jeune femme l'interrompit en prenant le shot devant elle, le regard toujours plongé dans celui du garçon. Son geste brusque fit renverser quelques gouttes de la boisson froide sur ses doigts. Tous autour de la table levèrent leur verre, mais rien de l'agitation de fit ciller les iris de Charlie ancrés dans ceux de William.
Tout bougeait autour d'elle, mais pas lui. La provocation était sa nouvelle stabilité.
Les joueurs de hockey burent le premier shot et Charlie les imita. Le liquide froid brula sa gorge et glissa douloureusement jusqu'à son oesophage. Une grimace fendit son visage, mais l'effet de la victoire prit rapidement l'avantage.
La victoire, c'était l'étincelle dans le regard du garçon.
La victoire, c'était le sourire discret qui s'étirait à la commissure ses lèvres.
La victoire, c'était que Charlie avait retrouvé William, le temps d'une provocation.
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