006 | Barrières
—Pourquoi cet air découragé sur ton visage, Charlie?
Presque absente, Charlie leva ses iris sombres vers ses amis. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle avait commencé à grincer des dents, le regard perdu dans le vide. Quelques mèches de ses cheveux bruns virevoltèrent sous la brise délicate d'été, chatouillant ses joues rougies. Le soleil était tombé pour faire place au calme nocturne.
Un contraste avec l'esprit agité de la jeune femme.
Assise dans le jardin d'Eugénie entourée de ses deux meilleurs amis, Charlie essayait de profiter de cette dernière soirée d'août. Un bref moment de liberté qui leur était réservé. Tous étaient conscients que ces moments allaient être de plus en plus rares à du la rentrée scolaire qui arrivait à grands pas.
Cette nostalgie qui menaçait la soirée n'était pourtant pas la cause des tourments de Charlie. Dans ce monde qui ne cessait de tourner et de changer, la jeune femme trouvait dans son amitié avec Eugénie et Max son point d'ancrage. Ils étaient sa stabilité.
—Rien de bien grave, juste une autre grosse soirée au restaurant, répondit-elle calmement, malgré son regard qui en disait long.
Sa semaine de travail avait été longue et épuisante sous le poids de l'anticipation.
Le restaurant La Rosa était, depuis quelques semaines déjà, en pleine rénovation. Tous ces travaux avaient pour but de créer le nouveau concept qu'était le resto-bar.
Depuis, un mal s'était imposé en Charlie. Toutes les parcelles de son corps étaient profondément résistantes aux changements. Jamais elle ne se serait imaginé travailler dans un bar. C'était tout le contraire de ce qu'elle était. La perte d'inhibition et de contrôle, la violence, l'excès; rien de cette ambiance ne lui plaisait.
Ce soir avait été l'aboutissement d'une certaine fatalité. Lors de la rencontre d'équipe, Charlie avait dû écouter le discours enthousiaste d'Éric, le propriétaire du restaurant, qui annonçait officiellement la date de la soirée d'ouverture. C'était donc dans moins de deux semaines que La Rosa allait officiellement devenir un bar après 21h.
Dans l'immense pusillanime de Charlie, le nouveau concept bousculait ses priorités. Elle avait toujours et uniquement été concentrée sur ses objectifs. Son plan. Ses choix.
L'adaptation. C'était l'absence de cette capacité qui l'inhibait.
Depuis l'officialisation du nouveau concept, une émotion étrange la possédait. Elle n'arrivait pas à clairement l'identifier. Charlie se sentait remplie d'émotions, tout près de déborder, comme si une accumulation de changements se créait en elle.
À force de tout redouter et être constamment en train d'anticiper les menaces futures, Charlie s'épuisait.
C'était donc avec un soulagement infini que sa journée de travail s'était achevée. Son arrivée chez Eugénie avait eu l'effet d'un nouveau souffle. Ce soir, elle pouvait mettre ses inquiétudes de côté le temps d'un instant et s'abandonner à une brève joie.
Une courte petite paix intérieure, le temps d'une soirée.
Max et Eugénie avaient le don de pouvoir la réconforter lors de ses pires journées. Ils étaient son cocon. Charlie pouvait laisser tomber ses barrières et profiter doucement d'une douce quiétude.
—Promettez-moi que vous viendrez m'encourager lorsque le bar ouvrira, supplia Charlie, alors que ses tempes commençaient à battre sous les coups du stress et de la fatigue.
Le soutien de ses amis était la chaleur qui faisait évaporer ses peurs. Bien que celles-ci menaceraient toujours de revenir en pluie, seule leur amitié semblait compter à cet instant précis.
—Seulement si tu nous offres nos consommations gratuitement, blagua Max.
Charlie prit le restant d'une croute de pizza dans son assiette et la lança au visage du garçon en guise de réponse. Il l'esquiva de justesse, alors que ses yeux noisette commencèrent à se plisser sous ses rires.
—Ok ok, je viendrai, s'avoua-t-il, vaincu devant la moue boudeuse de la brune. Par contre, je ne pourrai pas venir à la soirée d'ouverture, j'ai promis à Évelyne d'aller l'aider à s'installer dans son nouvel appartement.
La jeune femme acquiesça, rassurée. Évelyne était l'amour de jeunesse de Max. Il fut un temps où l'un ne venait pas sans l'autre. Toujours collés ensemble, ils avaient longtemps été complémentaires.
Aux portes de l'âge adulte, leur relation avait bien évolué. Ce n'était plus qu'une simple amourette teintée de rose où Charlie devait réveiller Max de la rêverie lors de leurs cours de science. C'était maintenant une relation stable, remplie d'embuches, de compromis et, surtout, d'amour.
—Ça va toujours entre vous deux, malgré le déménagement? demanda Eugénie, la bouche pleine de pizza.
Le garçon passa frénétiquement une main dans ses courts cheveux bruns. Quelque chose entre le malaise et le dépit vacilla dans ses yeux. Une lueur tourmentée éclairait maintenant ses prunelles dures. Son sourire habituel sur son visage avait laissé place à sa mâchoire serrée. Rares étaient les fois où Eugénie et Charlie le voyaient aussi préoccupé.
—On se voit de moins en moins, expliqua-t-il, d'une voix qui ne laissait paraître aucune émotion. Honnêtement, je ne sais pas comment ça va fonctionner si on habite si loin l'un de l'autre. Évelyne dit qu'on pourra surmonter ça, mais elle évite toujours le sujet.
Charlie fixa le regard éteint de son ami qui écoutait les encouragements qu'Eugénie lui adressait. La brune ne sut quoi rajouter de plus. Elle ne fit que déposer délicatement une main sur son épaule, préférant se taire plutôt que de l'encourager dans de faux espoirs.
Plus que tout autre, Charlie savait à quel point la vie apportait son lot de difficultés. Elle connaissait l'impuissance face aux imprévus, comme celui où Évelyne avait décidé de changer d'école pour se réorienter dans un autre domaine d'étude. Des heures de route allaient maintenant séparer le couple.
Inconfortable, Max se racla la gorge. Il n'était pas habitué de montrer une facette aussi vulnérable. Un sourire se forgea telle une façade sur son visage.
—En tout cas, Charlie, tu me surprendras toujours, rit Max, souhaitant visiblement changer de sujet. En plus de travailler dans un bar, j'apprends maintenant que tu montes presque sur les scènes de karaoké. Je dois avouer que je peine à y croire.
Les yeux scandalisés de Charlie s'écarquillèrent. Il semblait bien qu'Eugénie n'avait cessé de raconter cette anecdote à qui voulait l'entendre.
—Je te le jure. C'est l'effet que le capitaine de l'équipe a eu sur elle, rajouta la blonde.
Prise de court, Charlie sembla déconnectée. Dans les limbes de son esprit embrouillé, une bribe de souvenir du sourire doux et mystérieux de William lui revint soudainement en mémoire, sans qu'elle ne saisisse trop pourquoi.
—Oh allez! Tu dois avouer qu'il y avait quelque chose. Il est presque arrivé à te faire monter sur scène. Un exploit quoi.
La remarque d'Eugénie attisa l'outrance de Charlie. Elle détestait la manière dont William pouvait la faire réagir. Bien que certaines facettes du garçon l'avaient surprise lors de cette soirée célébrant la victoire du Junior de Montréal, son arrogance semblait constamment reprendre le dessus. À cette pensée, elle sentit une légère dose de colère filer le long de ses veines.
La jeune femme se doutait bien que William avait, lui aussi, une certaine façade, mais elle n'avait ni l'envie ni l'énergie de découvrir ce qu'elle cachait. Une flamme habitait le garçon, et Charlie avait la sensation qu'elle finirait brulée si elle continuait à être réceptive à son arrogance.
Elle ne pouvait se permettre d'être si réactive en sa présence. Charlie voulait garder le contrôle.
—Est-ce que je suis montée sur scène? argumenta la brune.
—Tu aurais très bien pu. C'était du hasard.
Charlie secoua sa tête de droite à gauche.
—Non. J'avais tout calculé.
Ses deux amis levèrent les yeux au ciel face à sa mauvaise foi. Ils ne purent toutefois cacher leur surprise face au visage impassible de Charlie. Soit elle était une excellente menteuse, soit elle s'était définitivement perdue dans le déni.
—N'importe quoi. Comment aurais-tu pu deviner quel chiffre il allait choisir?
Eugénie s'approcha, étudiant attentivement les réactions sur le visage de Charlie. Ses pupilles détaillaient les traits fins de son amie, en quête de la moindre faiblesse qui lui permettrait de confirmer ses hypothèses. Faiblesse que jamais la jeune femme ne lui offrit.
Sous la table, les pieds de la brune vacillèrent légèrement. Elle se refusa de regarder ailleurs. Garder le contact visuel était sa manière de prouver son point et sa détermination.
—C'était évident qu'il allait choisir le chiffre un, il est tellement prétentieux.
—Comme je disais, n'importe quoi, conclut Eugénie, dans un souffle moqueur. Dis plutôt que tu cherches à éviter la réalité.
Charlie se résigna, sans s'être avouée vaincue pour autant. Jamais elle ne leur dirait que William avait indéniablement eu un effet sur elle. La preuve étant qu'elle s'était laissé entrainer dans un parti, sans même se poser de questions.
Rien de tout cela ne faisait de sens et, pourtant, devant les provocations du joueur de hockey, la jeune femme avait embarqué dans son jeu. Elle avait laissé son destin au hasard et, ce, sans que ses barrières ne lui empêchent.
—Eugénie, tu devrais plutôt nous parler de ton joueur de hockey, tenta Charlie de détourner la conversation.
Le regard rêveur de son amie la fit sourire.
—Mathieu, chantonna la blonde, enthousiaste. Je l'ai invité au party.
La rentrée des classes plombait les dernières journées de vacances. Dans un espoir de profiter une dernière fois du goût de la liberté, Eugénie avait organisé une soirée pour célébrer la rentrée scolaire.
Charlie se mordit sa lèvre inférieure, mécontente. Elle se doutait bien que Mathieu allait venir accompagné à cette soirée. La jeune femme ne posa toutefois aucune question, ne voulant retourner l'attention vers le capitaine de l'équipe.
—Est-ce qu'il étudie aussi, en plus d'être dans l'équipe?
La jeune femme hocha la tête, tout en ouvrant son téléphone.
—Oui, il fait préuniversitaire à temps partiel si j'ai bien compris, répondit la blonde. Voilà son Instagram.
Elle tourna l'écran de son cellulaire vers ses deux amis. Le compte Instagram n'avait rien de réellement particulier. On y trouvait quelques photos, majoritairement de hockey.
—4491 abonnés! s'exclama Max en riant. Tu dates pas n'importe qui, toi.
—Ce n'est rien ça, répondit la concernée en reprenant son téléphone. William, le joueur de hockey à Charlie, en a 5239.
Une grimace prit place sur le visage de Charlie. Elle massa l'arête de son nez lorsqu'elle vit son amie s'abonner au compte de William sous ses yeux.
—5240 maintenant, la nargua-t-elle. Tiens, Charlie, regarde son profil.
Eugénie brandit son téléphone au visage de Charlie, un fou rire menaçant de l'emporter sur le bout de ses lèvres. Son geste fit réagir la brune immédiatement.
Ignorant la flamme de curiosité qui brulait dans le creux de son ventre, Charlie poussa brusquement la main de son amie pour éloigner l'écran de sa vue. Elle refusait de lui prêter attention. Elle s'entêtait à prouver, aux autres et à elle-même, son désintéressement face à William.
Elle avait horreur de l'effet que le joueur de hockey avait sur elle. Charlie perdait ses repères en sa présence, ne manquant pas d'embrouiller son esprit. Elle devenait inapte à garder une certaine maitrise d'elle-même. La jeune femme s'était donc décidée d'arrêter de réagir, peu importe à quel point il l'énerverait.
William représentait l'imprévu, le désordre, le bouleversement.
—Je veux rien savoir de lui, Eugénie, ronchonna la jeune brune. Elle s'interrompit et prit de grandes inspirations. Tu es chanceuse que je n'aille plus de croute de pizza, car sinon je t'en aurai lancé une au visage.
—5241, renchérit Max, son téléphone à la main. À ton tour, Charlie.
Charlie ne put qu'émettre un lourd soupir d'exaspération, ce qui attisa les rires de ses amis. Elle glissa ses doigts dans ses cheveux ébouriffés, préférant se taire plutôt que de répliquer.
—Oh allez. Fais pas cette tête. C'est bon. On se tait si tu veux et on va écouter un film, rit Eugénie en se levant.
Max et Charlie l'imitèrent, débarrassant les boites de pizza vides et souillées.
Bien qu'ils adoraient être à l'extérieur et profiter des nuits d'été, la température commençait à se faire fraiche. Le vent nocturne, qui engouffrait auparavant les bruits extérieurs du voisinage, glissait délicatement sur les bras nus de Charlie, provoquant une trainée de frisson.
—Après tout ce que vous m'avez fait vivre, je peux au moins choisir le film?
—Quand même pas. Il faut dire que tu as des goûts cinématographiques très douteux, lui répondit Max.
Sous le regard mauvais de Charlie, le garçon se mit à courir jusqu'au salon pour atteindre la télécommande en premier. Sachant très bien qu'elle n'avait aucune chance de rattraper son ami, la jeune femme se vengea en s'étendant de tout son long sur le sofa. Elle prit bien soin de ne laisser aucune place à Max.
Eugénie vint les rejoindre peu de temps après le pop corn dans les mains, ce qui eut le don de couper leurs chamailleries concernant le choix du film et les places sur le canapé.
—Tu te vois en couple avec Mathieu, Euge? demanda Charlie, curieuse, la main dans le bol de pop corn.
—Non. J'aime beaucoup passer du temps avec lui, mais il n'y a rien de sérieux. Littéralement. Il est vraiment immature.
Charlie l'observa, hésitante. Elle ne pouvait s'imaginer s'emballer à propos d'un garçon de la manière dont le faisait son amie, tout en sachant pertinemment que la relation ne mènerait à rien.
Encore une fois, c'était une de ses nombreuses différences entre Eugénie et elle. La blonde s'engageait rarement complètement dans une relation. Elle aimait vivre au jour le jour, sans rien promettre à demain.
Le son du générique d'ouverture se fit entendre dans le salon, coupant Charlie dans ses questionnements. Max poussa brusquement ses jambes afin de se faire une place sur le sofa. Elle émit une plainte offusquée, qui fut complètement ignorée.
Alors que la première scène commença, Max émit un rire ironique.
—Regardez-nous. Le trio des échecs amoureux qui préfèrent rester chez eux un vendredi soir.
—Qu'est-ce que tu veux dire? demanda Eugénie en prenant une gorgée de sa bière.
—Et bien toi qui fréquentes consciemment des mecs avec lesquels il n'y a aucun avenir, répondit-il en la pointant. Moi qui ferme les yeux alors que ma relation fonce tout droit dans un mur. Et il y a Charlie qui vit simplement dans le déni et se crée des barrières infranchissables pour que rien et personne ne l'atteigne.
Pendant quelques secondes, ils n'échangèrent aucun mot, chacun absorbé par leurs propres pensées. Cette vérité leur laissait un léger goût doux et amer à la fois chez chacun d'entre eux.
Amer, car c'était pitoyablement vrai. Doux, car ils étaient pitoyables ensemble.
Charlie fut la première à échapper un rire. Elle leva sa bière dans les airs.
—Cheers to that.
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