003 | Perturbation

Dans une société basée sur le paraitre, les âmes perdues et brisées cachaient leurs peines. Une forteresse se créait à coup de façades et de sourires, alors que la tristesse, elle, était bien cachée au fond des coeurs.

Collectivement, tous prétendaient que tout allait bien, et ce, en dépit du bonheur individuel de chacun. Les perceptions étaient trompées par ce brouillard de superficialité, faisant momentanément oublier le malheur des autres.

«Everyone is fighting a battle you know nothing about. Be kind. Always.»

Tu dois venir avec moi.

Depuis une dizaine de minutes, Charlie se tortillait sur une chaise en plastique peu confortable. Le téléphone à la main, elle écoutait d'une oreille distraite la voix énergique de son amie Eugénie. Ses doigts jouaient avec la ganse de son sac à main.

Je ne viendrai pas à une de tes dates, s'obstina Charlie à voix basse, évitant d'attirer l'attention sur elle.

Elle jeta un regard furtif à la dame devant elle. Monique était au téléphone et ne lui portait aucune attention.

Charlie avait reçu un appel la veille de la part du garage Mécanique St-Pierre l'informant  que sa voiture était prête à être récupérée. Elle était donc maintenant assise dans cette salle d'attente aux couleurs froides.

Il veut que j'aille le voir à son match de hockey. Ça va être super long attendre toute seule, se plaignit Eugénie.

Alors, n'y va pas, ronchonna la brune de mauvaise foi.

Charlie était consciente que son comportement exaspérait son amie. Un soufflement profond provenant de l'autre bout du fil le lui confirma.

Les deux jeunes femmes étaient de vrais opposés. Eugénie débordait d'assurance. Voyant le positif partout où elle allait, cette blonde remplie de confiance ne vivait que pour ses rêves. Elle savait prendre sa place dans un groupe, enivrant tous ceux qui avaient le bonheur de croiser sa route.

Eugénie et Charlie étaient le feu et la glace.

Je veux y aller. Il est super sympa, tu vas voir. En plus, il est...

Ne voyant plus aucune issue possible, Charlie souffla sous les arguments de son amie. Lorsque Eugénie avait pris une décision, rien ne pouvait la faire changer d'avis. N'ayant donc plus aucun mot à dire, il ne lui restait plus qu'à exprimer ouvertement son mécontentement.

Une légère sonnette se fit entendre dans la pièce, laissant savoir qu'un nouveau client était entré dans le garage. L'attention de Charlie se tourna vers une jeune femme brune d'environ son âge.

Habillée d'une longue robe bleu ciel, elle marchait d'une démarche franche. Comme si le vent soufflait, ses cheveux lisses revolaient à chacun de ses pas. Les traits fins de son visage étaient plissés de manière sévère.

Cette jeune femme avait une aura particulière et Charlie ne put s'empêcher de la suivre du regard. Sa simple présence laissait transparaitre son caractère singulier.

La nouvelle arrivée se rendit au comptoir d'accueil d'un pas ferme.

Bonjour Sarah. Comment vas-tu?

Sarah ignora la question de Monique. Sans adresser un seul regard ou salutation, elle se dirigea brusquement à l'arrière du comptoir. Emportée par sa détermination, elle ouvrit avec élan la porte qui menait au garage.

Une lueur dans le visage de Monique trahit son découragement. Ses lèvres se pincèrent légèrement, mais jamais son sourire ne quitta pour autant son visage.

La propriétaire fit un signe de la main à Charlie.

Je dois te laisser, Euge. On s'appelle plus tard, la coupa Charlie, n'ayant aucunement écouté les dernières paroles d'Eugénie.

Elle s'avança vers le comptoir, rangeant son téléphone dans son sac à main. Monique St-Pierre déposa une facture de plusieurs pages sur le comptoir. Quelques détails et informations importants étaient surlignés en jaune fluo.

Vous signez ici. Sur la ligne au bas de la page.

Charlie hocha légèrement la tête, prenant le crayon que la propriétaire lui tendait. Bien que la jeune femme essaya de se concentrer afin de lire attentivement la facture, elle n'y comprenait pourtant rien. La majorité des informations ne firent aucun sens à son esprit.

Le crayon posé sur la ligne où elle devait y inscrire sa signature, Charlie s'arrêta d'un geste brusque.

Six cent cinquante-huit dollars? s'exclama-t-elle, les yeux écarquillés.

Nous offrons un prix concurrentiel sur le marché, mademoiselle.

Mais, souffla Charlie à court de mots. Je ne comprends pas.

Elle n'arriva pas à aligner une phrase correctement. Charlie ne connaissait rien en mécanique, ce qui l'empêcha d'argumenter. Le prix lui coupait tout de même le souffle. C'était un montant considérable, qui, pour elle, équivalait presque à un mois de salaire au restaurant.

Je vais appeler le mécanicien qui s'est chargé de votre voiture. Il saura vous expliquer la facture plus en détail.

Sans que la jeune fille ne puisse répondre, Monique ouvrit la porte qui menait au garage derrière elle.

Seule dans la pièce, Charlie fut prise par ce mélange de malaise et de culpabilité. Elle tenta vainement de lire à nouveau les moindres détails de la facture. C'était comme lire un long texte dont les mots nous traversaient l'esprit sans que l'on ne parvienne à en saisir le moindre sens.

La porte grinçante lui fit relever le regard. Un sourire professionnel était toujours accroché sur les lèvres de Monique, créant de petites rides au niveau de ses yeux.

Le mécanicien arrivera sous peu.

Gênée par le dérangement qu'elle avait causé, Charlie se contenta de garder le silence. Ses yeux analysèrent les murs blancs de la pièce, alternant entre diverses photos. Sur l'une d'entre elles, la brune reconnue Monique, bien que celle-ci semblait avoir quelques années en moins. À son bras, un homme du même âge qu'elle posait fièrement devant le garage également. Deux enfants se trouvaient face à eux.

La jeune femme plissa légèrement les yeux, focalisant son regard sur la petite fille. À côté de ce qui semblait être son frère, Charlie se demanda si la fillette sur la photo n'était pas cette jeune femme, Sarah, qui était précédemment entré en furie dans le garage. Quelques similitudes les reliaient.

L'attention de Charlie fut attirée par une voix aiguë imprécise. Par la vitre derrière le bureau d'accueil, elle aperçut un garçon habillé d'un uniforme sale qui s'avançait vers la porte. Bien que tachée de souillure, la peau de son visage était lisse. Sa mâchoire carrée semblait tendue, alors qu'une grimace frôlait ses lèvres dessinées. Quelques-unes de ses mèches tombèrent sur son front.

Derrière lui, Sarah le suivait. Le visage aussi sévère qu'à son arrivée, les lèvres de la jeune femme bougeaient rapidement. Son nez fin était retroussé et ses sourcils étaient arqués sous la colère. L'index levé, elle semblait ordonner quelque chose au mécanicien.

Quelques bribes des cris furieux de Sarah passèrent à travers la vitre. Ils firent écho aux oreilles de Charlie, sans qu'elle ne puisse distinguer précisément le sujet de la dispute.

Le dos tourné, le garçon tentait vainement d'ignorer Sarah. Sa mâchoire contractée lui conférait un air grave. Il déposa sa main sur la poignée de la porte, mais la fille des propriétaires insista et tira ardemment sur la manche de son uniforme noir.

D'un mouvement abrupt, le mécanicien se retourna vers elle. À son tour, les traits de son visage se crispèrent sous la colère. Il la dominait de toute sa hauteur. Ses épaules larges étaient tendues et plombaient sur la jeune femme. Se tenant droit sur ses jambes, il lui cracha quelques mots tel un venin.

Recevant ces insultes amèrement, le teint de Sarah devint livide. Ses yeux verts fusillèrent le garçon. Des répliques sanglantes semblaient menacées de s'échapper d'entre ses lèvres pulpeuses. Sa mâchoire se contracta, mais elle garda le silence.

Accompagnée d'un soufflement de frustration, Sarah poussa la porte menant à l'accueil. Elle quitta l'endroit aussi rapidement qu'elle y était entrée.

Le mécanicien passa une main dans ses cheveux brun chocolat, tirant ses boucles. Ses narines se gonflèrent légèrement. Le visage fermé, il se retourna brusquement en jurant quelques mots à voix basse.

La porte s'ouvrit à nouveau sous la violence du garçon. Ses poings étaient serrés et ses muscles contractés. N'importe qui aurait pu remarquer la tension qui le possédait, et elle se transmit à l'atmosphère de la pièce.

Monique décida de n'y porter aucune attention, comme elle l'avait fait lorsque sa fille avait quitté les lieux en furie. Elle expliqua à l'employé les détails de la requête. Sa voix était basse, empêchant Charlie d'entendre.

L'ambiance était soudainement lourde et froide, presque tempétueuse.

Le mécanicien écoutait Monique en silence, sans réellement y faire attention. Les traits de son visage étaient toujours aussi durs. Ses iris émeraudes avaient pris une teinte foncée, comme s'ils s'étaient éteints. Il était tendu au maximum. Ses nerfs allaient de lâcher d'une minute à l'autre.

La colère continuait d'enfler en lui, telle une tempête qui se préparait. Planant au-dessus de lui, un nuage gris, presque noir, menaçait de faire tourmente.

Monique pointa discrètement Charlie du menton. Le regard foudroyant du jeune garçon la transperça. Déboussolée par ce contact visuel, la jeune femme ne vit à peine le signe de la main que la propriétaire lui faisait.

Le coeur de Charlie battait à un rythme effréné. Elle s'approcha lentement vers le comptoir, regardant désespérément Monique partir en direction du garage. 

Bon. Qu'est-ce que tu veux savoir? demanda le mécanicien d'une voix voilée.

Ses yeux étaient orageux. La foudre semblait s'en être emparée. Charlie fut automatiquement intimidée par le garçon. L'estomac noué, elle évita les iris ombragés du garçon.

Au niveau de sa clavicule, la jeune femme lut le nom «William» brodé en rouge sur l'uniforme du mécanicien.

Je ne comprends pas pourquoi la facture est aussi élevée.

Le problème venait de l'alternateur, lui souffla brièvement William, sans se daigner de répondre à ses interrogations.

Charlie resserra l'emprise qu'elle avait sur la hanse de son sac à main. Le ton méprisant et condescendant du garçon l'irritait. Les battements de son coeur n'arrêtèrent de s'accélérer. On aurait pu croire qu'il était prêt à jaillir de sa cage thoracique.

Elle racla difficilement sa gorge sèche.

Six cents dollars c'est tout de même exagéré, commenta-t-elle d'une voix plus amère qu'elle ne l'avait souhaité.

La remarque fut comme un acide pour William. L'animosité en lui ne fit que grimper. Une lueur d'hostilité assombrissait son visage. Ses iris durcis ancrés dans ceux de Charlie, il la défiait ouvertement du regard et incitait silencieusement la brune à abandonner ce duel.

Charlie n'osa plus respirer. Tous ses muscles se contractèrent. Face à cette provocation silencieuse, ses joues commencèrent picoter. Elle se sentait foudroyée sur place, victime de l'orage planant au-dessus de William.

Pourtant, ayant trouvé une once de courage qui lui était inhabituel, Charlie ne cessa de soutenir le regard lourd du garçon.

Ce sont les frais normaux. Il y avait aussi un câble de batterie mal serré, expliqua William sur un ton méprisant, la mâchoire toujours aussi serrée.

Était-ce vraiment nécessaire de réparer un simple câble mal serré?

Charlie n'avait pas pour habitude de répondre ainsi. Pour une raison inconnue, l'attitude du garçon la faisait réagir de manière naturelle. L'adrénaline coulait dans ses veines. Chaque cellule de son corps était prête à riposter devant la grossièreté du mécanicien.

William, quant à lui, se doutait bien que Charlie ne connaissait rien à la mécanique. Pourtant, elle continuait de s'obstiner, faisait qu'envenimer sa frustration.

En reprochant l'arrogance de William, Charlie avait elle-même adopté une attitude arrogante.

Puisque tu sembles t'y connaitre en mécanique, tu sais probablement déjà que c'est l'alternateur qui fournit le courant électrique nécessaire à la batterie, lui répondit ironiquement William, dans le seul but de provoquer la jeune femme. J'aimerais bien te voir conduire sans batterie. Mais bon, madame sait déjà tout ça.

Brulée vive par son commentaire, le sang de Charlie se mit à bouillir. Elle ferma furtivement ses paupières pour masquer son trouble. Ce courant de perturbation l'avait violemment bouleversée.

C'est maintenant au-dessus de sa tête que planait le nuage gris.

Elle détestait cet effet qu'il avait sur elle. L'insolence de William lui faisait perdre les nerfs. Une rafale d'insultes se bousculait dans son esprit, créant un épais brouillard. Elle se mordit la lèvre inférieure pour s'empêcher de répliquer.

Un lourd silence prit possession de la pièce. L'ambiance était maintenant étouffante et électrisante à la fois. Seuls les souffles saccadés de Charlie et William se faisaient entendre.

Le regard posé sur la jeune fille, William plissa légèrement ses yeux. Il l'avait traitée avec une indifférence glacée et méprisante, déplaçant sa colère sur une nouvelle cible, soit Charlie, plutôt que sur celle qui en était l'origine même. Ça l'avait été comme un instinct. C'était la stratégie qui l'aidait à affronter la réalité. Il avait pourtant trop d'orgueil pour s'excuser.

Plongé dans leur mutisme, William tendit à nouveau la facture à Charlie. Celle-ci remarqua que les traits du mécanicien s'étaient légèrement radoucis. Elle crut que c'était dû à sa victoire, puisqu'il avait finalement eu le dernier mot. Elle ressentit le bouillonnement étrange au creux de son estomac.

La jeune femme rendit brusquement sa carte de crédit à William, puis posa finalement sa signature sur la facture. Ses sourcils étaient froncés, provoquant de petites rides au-dessus de son nez.

La transaction effectuée, Charlie partit en vitesse de la bâtisse d'un pas brusque et décidé. Son corps tout entier était pris d'une rigidité. La frustration en elle était trop importante pour qu'elle puisse se calmer.

William n'eut le temps de dire un mot avant que la jeune femme ne quitte le bâtiment. L'attitude de Charlie lui fit décocher un léger sourire.

Une fois dehors, la brune poussa un long grognement de frustration. La brise fraiche frôlait ses joues enflammées. Ses pas résonnèrent bruyamment sur le béton, faisant écho dans son esprit agité. Ses lèvres tremblaient sous la colère.

Jamais Charlie n'avait été dans un tel état. La colère avait pris d'assaut ses pensées. Elle se promit de ne plus jamais revenir à ce garage. La grossièreté du mécanicien l'avait profondément choquée.

Elle cessa de marcher abruptement et se frappa légèrement le front, en secouant la tête.

Merde, jura-t-elle en faisant demi-tour.

Avec violence et frustration, Charlie se rendit de nouveau vers le comptoir à l'accueil. William l'attendait, un sourire moqueur accroché sur ses lèvres. Le regard dur, elle vit le garçon pincer sa lèvre inférieure pour retenir un rire.

J'ai oublié mes clés, cracha-t-elle, en pesant sur chacun de ses mots et ne faisant aucun effort pour cacher son amertume.

William hocha la tête, un sourire dansant toujours sur le coin de ses lèvres. Ses pupilles trahissaient son amusement.

Le garçon détailla pour la première fois Charlie, prenant pleinement conscience de sa personne. Dans ses yeux bleus qui étaient la fenêtre de son âme, il observa avec attention les flammes qui brûlaient au fond des pupilles de la jeune fille.

Ce soudain changement d'attitude désarma totalement Charlie. Il la détaillait avec une persistance troublante, comme s'il analysait les moindres traits de son visage. Un léger frisson grimpa à son échine. L'effet qu'il avait sur elle eut le don de l'agacer davantage.

William tendit les clés à Charlie. Elle les attrapa fébrilement, puis se dirigea une nouvelle fois vers la sortie.

Le mécanicien émit un rire étouffé, que la jeune femme ne put ignorer.

Oh. Et tu oublies aussi ta voiture, la coupa William dans son élan d'une voix moqueuse.

Un rire bien honnête, d'une tonalité basse et rocailleuse, se fit entendre dans la pièce, créant une onde de choc dans le corps de Charlie. La brune se mordit l'intérieur de la joue. Elle était étouffée entre ce mélange de colère et d'humiliation.

William lui fit un signe de la main, toujours souriant face au désarroi de la jeune femme. Elle le suivit dernière le comptoir en silence et passa la porte qui menait au garage. Plusieurs voitures étaient surélevées par des élévateurs rouges et quelques mécaniciens travaillaient.

Mais Charlie n'en remarqua rien. Trop concentrée à contrôler ses frustrations, son regard était bloqué sur le dos musclé du brun. Les épaules détendues de William bougèrent à chacun de ses pas.

As-tu besoin que je sorte la voiture pour toi? demanda-t-il une fois à la hauteur du véhicule.

Non, répondit sèchement Charlie en ouvrant la porte de son auto avec détermination.

Une lueur malicieuse dans les yeux, William regarda la jeune femme s'assoir sur le siège du conducteur. Il remarqua que la brune faisait tout en son pouvoir pour éviter le contact visuel.

Lorsque Charlie voulut fermer sa portière, le mécanicien retint soudainement la porte du véhicule à l'aide de sa main. Les yeux écarquillés, elle regarda William lui tendre une carte d'affaires, un sourire espiègle sur le visage.

Ses iris accrochés à ceux du garçon, elle prit quelques secondes avant de réagir. Elle fut frappée par l'intensité de ses orbes verts. Quelque chose dans ses prunelles la consumait complètement. C'était puissant et déroutant.

De retour à la réalité, les lèvres tremblantes de Charlie mirent peu de temps à se pincer face à la prétention du garçon. Ignorant la carte d'affaires qu'il lui tentait, elle poussa violemment la main de William qui retenait sa portière. En vitesse, elle lui claqua la porte au nez et démarra sa voiture. Les mains fermement agrippées à son volant, ses jointures devinrent blanches tant sa poigne était ferme.

Dans le stationnement de Mécanique St-Pierre, Charlie s'autorisa un dernier coup d'oeil vers le garage. À travers son rétroviseur, elle vit du coin de l'oeil William étouffer un rire, sa carte d'affaires toujours en main.

Quel lunatique, susurra-t-elle amèrement.

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