Comme tout le monde, je fais ce que je peux. Avec le ciel et sans les dieux.
Agoraphobie très sévère avec anxiété
Je ne sors pas. Je ne sors pas de chez moi, de mon périmètre. Du tout. Jamais. L'endroit le plus lointain auquel j'ai accès est le bord de la piste cyclable à trente mètres de chez moi. Et encore, je ne peux m'y rendre qu'à certains moments. Tout le reste du monde m'est inaccessible seule. Je vis dans une surface inférieure à celle d'un terrain de football. Tout ce qui nécessite de dépasser ces limites, je ne le fais plus. Mon handicap signifie que j'ai deux bras et deux jambes fonctionnels, mais que je suis incapable d'aller en cours, d'aller faire mes courses, de travailler hors de chez moi. Que je suis incapable d'aller chez le coiffeur ou le dentiste. Que je ne sors pas faire un footing ou une balade pour profiter du beau temps. Que je ne vais pas nager même si je rêve de savourer la caresse de l'eau sur ma peau. Que je ne vais pas voir d'expos ou faire du shopping. Que je ne conduis plus. Que je ne sors pas au cinéma ou boire un verre. Que je ne vais pas voir de matchs au stade et que je ne passe pas en bibliothèque non plus. Que je ne voyage pas à l'étranger malgré toutes les langues que j'ai apprises. Que je ne vais pas déjeuner en ville avec des amis. Que je refuse systématiquement leurs invitations à sortir, et accepte tout juste qu'ils passent me voir sous constraintes strictes. Vivre dans ma tête, ça veut dire que je peux passer une heure immobile en position foetale juste à attendre que la terreur passe. Ou la douleur. Elle n'est jamais loin, elle non plus. "Petite saloperie" comme dirait une presque centenaire. Ça veut dire que l'on essaye, que l'on force ce mur, que l'on se détruit, que l'on se fait du mal, beaucoup, que l'on se sent misérable, que l'on voudrait tout arrêter, tout. Que l'on panique devant certains films tournés en extérieur ou avec des lumières particulières. Que parfois, c'est le plongeon dans le désespoir. Ça veut dire qu'on s'en veut, qu'on ne comprend pas pourquoi on ne fonctionne pas comme les autres, qu'on ne fonctionne plus comme les autres, qu'on ne sait pas pourquoi marcher cent mètres en discutant nous est impossible, que l'on se répète que c'est débile, que l'on manque de volonté, qu'on ne vaut rien, que les autres aussi ont des problèmes, mais qu'ils font avec. Qu'on essaie de se rassurer : si la première chose que l'on a cédée, ce sont les soirées entre amis et la dernière les études, c'est qu'on avait un peu de niaque quand même, hein ? On a souffert avant de décrocher, ça compte ? Ça signifie que l'on ne peut pas en parler sans paniquer ou pleurer, que l'on n'aime pas que les gens nous demandent si ça va. Ça signifie que l'on sait que certains rêveraient d'être à notre place, que l'on culpabilise, que l'on est en colère contre les autres mais surtout contre soi. Ça signifie que l'on s'en veut, parce qu'on a déçu tous ceux qu'on aimait, que l'on dépend des autres, que l'on a l'indépendance d'un chaton. Ça signifie ça et tant d'autres choses. À 22 ans, je vis chez mes parents comme une prisonnière.
Est-ce que j'ai toujours été comme ça ?
Non, j'ai commencé une chute vertigineuse à dix-huit ans. Une drôle d'année, mes dix-huit ans. D'ailleurs, il y a quatre ans jour pour jour, j'ai appris que j'avais mon permis de conduire. Ironique, non ?
Début en janvier 2016 donc. Le 2. Il y a des jours que l'on oublie pas. Ce soir-là, je me suis sentie mourir. Partir. M'évanouir. Perdre le contact avec la réalité. Tout était devenu étrange, illogique. Mon cerveau était parti à l'ouest, je me demandais ce que je fichais là (chez ma meilleure amie à discuter), quelque chose n'allait pas. Pas du tout. Je me souviens l'avoir dit d'ailleurs " Je me sens pas bien du tout". Je n'avais pas d'autres façons de l'exprimer. J'ai poussé la table en verre pour attirer leur attention. Impossible d'expliquer. Je garde cette image de leurs yeux qui se tournent sans doute à jamais.
Ce soir-là, j'ai regardé les personnes autour de moi avec tristesse, parce que je ne pensais jamais les revoir. Je n'avais pas l'impression d'avoir peur, j'étais juste triste et déphasée. Je ne comprenais pas pourquoi personne d'autre ne s'inquiétait. Me réveiller le 3 a été une surprise. C'était ma première attaque de panique spontanée. Il m'a fallu des années pour l'accepter. Pendant une grosse crise, il me reste toujours un doute, ça fait partie du truc.
Après l'ouverture des portes, j'ai vécu une descente aux Enfers. Parce que je n'avais "rien". Physiquement, tout semblait aller. Prise de sang normale, IRM normal, bilan neurologique normal. J'avais le sentiment de mourir plusieurs fois par jour, mais tout allait bien. J'ai tenu deux ans et demi en cours (la dernière chose que j'ai lâchée) et j'ai craqué en septembre 2018. J'ai dit stop. J'ai vécu un été catastrophique, je ne pouvais pas rempiler une nouvelle année. C'était trop. Je ne le regrette pas. C'est peut-être la seule chose que je ne regrette pas. De trois migraines par semaine en moyenne, je suis passée à deux par mois. Pas besoin d'avoir fait maths sups pour comprendre. Depuis, j'ai réappris à sourire. Je refuse de me détruire une nouvelle fois. Je passe mon tour.
Je n'évoque pas en détail ces presque quatre dernières années. C'est inutile. J'ai vécu assez de mauvaises émotions pour remplir une encyclopédie. Ressenti à peu près tous les symptômes de l'anxiété possibles. Et même si rien, absolument rien, n'est comparable à une attaque de panique surprise, je traverse tous les jours un lot d'états douloureux. Parfois un peu moins sombres que d'autres.
Mais, tu ne sors vraiment pas ?
Non. Enfin un peu. J'ai réussi à conquérir le muret devant chez moi et je peux m'y installer sans trop de problèmes. Tous les jours, je pars de là et je me force à gagner de l'espace dans ma prison. Qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, quelle que soit la température, je suis dehors et j'essaye de me calmer, d'agir normalement. J'ai presque gagné de manière fiable la barrière à dix mètres, hier j'ai traversé le chemin pour la première fois un matin. Mes voisins doivent me prendre pour une dingue à m'asseoir partout, mais ils me saluent avec un sourire quand même. Non que j'ai peur de leur jugement, mais c'est toujours plus agréable un sourire. Ça réconforte.
Pour ce qui est des sorties sociales, j'invite parfois des amis à passer, mais je fatigue très vite. Je visite mes grands-parents sur plusieurs jours. Ce n'est jamais un moment facile à passer, mais j'ai l'immense chance d'avoir une famille merveilleuse. Je vis en décalé. Sur le coup, c'est douloureux, mais quelques jours plus tard, en y repensant, je ne sélectionne que les bons moments.
II n'y a aucun jour où ça va ? Oui et non. Non, il n'y aucun jour où les choses sont parfaites, où l'anxiété ne m'étreint pas, où je suis libre. Oui, il y a des jours moins douloureux que d'autres, oui, depuis que je suis chez moi, je peux passer de bonnes journées quand même.
Comment se fait-il que tu ne sois pas tombée en dépression ? Je ne sais pas. La douleur peut-être paradoxalement. Les migraines empêchent de penser, donc d'être négative en pensées. Le fait que j'étais dans une réalité avec des stress tellement différents que s'arrêter sur un n'avait pas de sens. J'étais hypocondriaque dans le passé, le fait d'être persuadée de mourir de la demi-heure remet les choses en perspective. Beaucoup de mes anciennes peurs ont disparu. Récemment, ce qui m'a aidée, c'est le fait d'avoir cédé. De s'autoriser enfin à ralentir, à accepter cette différence, cette anxiété que je n'ai jamais cherché à calmer qu'en forçant. Je déprime bien sûr. Vu l'état de ma vie sociale, trouver un motif pour pleurer ou se dénigrer n'est pas bien difficile. Mais je ne suis pas en dépression. Au contraire. Et puis, surtout, surtout, il y a mes chéris. L'univers de mes livres, mes personnages. Je dois à SKIN et à Sweet et à une histoire que j'écrivais auparavant, mes deux ans et demi d'école. Devoir raconter leur histoire était, et est mon devoir. Parce qu'ils me racontent leur joie et que je vis avec eux. Parce que SKIN et Sweet m'ont accueillie et m'ont permis de vivre à travers eux. Parce que leurs premières vannes étaient celles qui me faisaient rire après des journées atroces. Je les aime. Je leur dois sans doute la vie, ou du moins ma volonté à vivre. Ils sont mon phare dans la nuit, mon échappatoire. Il y a eu d'autres choses qui m'ont aidée à avancer, mais eux m'ont permis de tenir.
Et aujourd'hui ? Tu fais comment pour les cours ?
Je suis encore scolarisée dans mon école grâce à des certificats de handicap. J'étais une élève brillante et enjouée, je suis passée à handicapée et absente. J'en ris, j'aime l'autodérision. Bien sûr, l'administration ne sait pas quoi faire de moi, et parfois moi non plus. Je bosse depuis chez moi et j'ai réussi à passer quelques examens en décembre dernier. Cependant, en informatique, on peut toujours se dépatouiller, c'est l'avantage.
Et aujourd'hui, ça va mieux ?
Après des mois à aller tout doucement, à prendre mon temps, à faire les choses à mon très lent rythme, je peux le dire, je vais mieux. Vraiment. De rares éclaircies, on est passé à des jours corrects où des orages maîtrisables éclatent de temps à autre. Ça fait encore mal, certains jours. Très mal. Les soirées passées immobiles ravagées par la douleur sous le crâne. Incapable de manger, de regarder, de réfléchir. Il y a les matins où je me lève épuisée et tremblante. Les soirs où l'anxiété me saute à la gorge et où il me faut trente minutes avant de pouvoir me doucher. Mais ils sont de moins en moins nombreux. En revanche, il reste un millier de choses que je ne peux pas faire. Je me sens seule. Ça reste difficile d'en parler et je pleure en l'écrivant. Je peux sentir l'angoisse monter rien qu'en regardant un film tourné en extérieur. Mes amis me manquent. Sortir aussi. Parfois. Voyager ? Je ne sais pas. Ma vie est si étroitement liée à toutes ces sensations que pour moi, le voyage induit du stress et je n'en veux pas. C'est une telle souffrance d'aller quelque part que l'on en a perdu le goût. Ma réalité n'est pas la vôtre. Comme un anorexique qui anticipe chaque repas, je calcule chaque sortie. C'est une autre façon de penser, je ne pense pas qu'elle disparaîtra complètement un jour. Mais au sujet des voyages, j'ai appris plusieurs langues étrangères, juste pour les pratiquer, ça pourrait être marrant de se balader.
Cependant, tous ces progrès, c'est très fragile. Il suffirait d'un rien pour retomber. C'est fragile, mais c'est là. Et alors, on se dit qu'un jour, on pourra peut-être recommencer les choses tellement mieux qu'avant. Parce que oui, il y a des enseignements que la douleur a marqué au fer rouge dans ma mémoire, un garde-fou et une fragilité qui ne disparaîtront jamais, mais savoir s'écouter, c'est aussi accepter ses faiblesses.
Conclusion ?
Ma vie n'est sans doute pas celle que vous imaginiez. Personne ne l'imagine jamais et heureusement. De nombreux proches m'ont dit "je ne savais pas". et c'est normal. Vous avez la normalité de votre côté, et je n'ai aucun membre en moins, aucune cicatrice (enfin presque) impressionnante à vous montrer, aucun flot de sang quand je crève de douleur, même pas de bave. Mais c'est ça, un handicap invisible. Et ce n'est pas parce que l'on ne voie pas qu'un handicap qui n'existe pas. J'espère que mon témoignage vous aura appris des choses. Pas que vous avez tout compris (moi non plus), mais que ça puisse dévoiler une partie de ce que personne ne vous dira jamais. Je ne le fais pas pour qu'on me plaigne. Je ne suis pas à plaindre, loin de là. Mais l'agoraphobie c'est un élément essentiel de ma vie, et je tenais à l'exprimer.
Si vous avez la moindre question, n'hésitez pas, je ne mords pas. (Et aucun risque que je vienne toquer chez vous. ) Si vous préférez discuter en DM de n'importe quel sujet, pas de soucis. Je peux juste vous écouter ou vous donner mes réponses si vous avez des questions. Je ne vous jugerai pas, jamais.
Merci à tous ceux qui ont pris le temps de lire, infiniment. Merci à toutes et à tous ici qui êtes adorables avec moi depuis que je suis arrivée ici. Ce témoignage, Pour moi, c'est une façon de briser le vide de ma vie sociale. Merci à vous.
Je vous aime,
Prenez soin de vous,
Toujours,
Anne
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