Advienne que pourra
Les notes volaient à travers la pièce, vibraient aux oreilles de chacun, sur un rythme dénué de puissance et pourtant criant d'émotions. Lentement, les touches se pressaient, doucement, en accord avec les doigts qui s'y appuyaient. Par instant la mélodie se tranchait sous un désagréable écho, un enchaînement raté, ou alors les touches trop vieilles qui ne fonctionnaient plus aussi bien.
Kim Namjoon n'avait pas cligné des yeux depuis une bonne minute, il fixait le pianiste, les touches, les doigts, écoutait les sons.
La mélodie résonnait sur les parois de la pièce, claquait sur les fenêtres éventrées, rencontrait le vent qui soufflait dehors.
- Comment s'appelle cette musique ? Demanda soudainement Seokjin.
Ses paupières s'abaissèrent enfin, coupées dans sa performance de statut par l'intervention de son aîné. Deux ou trois notes s'élevèrent encore, puis le pianiste se stoppa totalement et étira ses doigts dans un long craquement.
- Je ne sais pas, elle n'a pas de nom. Je viens de l'inventer en fait... mais cette merde de piano ne donne pas le rendu que je voudrais, Se plaignit Yoongi en se redressant.
Il posa un regard agacé à l'instrument, sûrement pour le maudire de cette mélodie gâchée. Namjoon le regarda faire, en souriant, amusé par le comportement grincheux de son ami. Mais une pointe de déception l'étreignit en constatant que le pauvre piano restait désormais à l'abandon. Dommage, lui qui aimait tant entendre les notes flottées dans la pièce.
Parfois même, quand Yoongi jouait assez fort et que certaines voix chantantes l'accompagnaient, la musique parvenait presque à couvrir les sons extérieurs.
Les coups de feu, les avalanches de bombes, les cris, les agressions... Tout ça paraissait si lointain, comme les échos d'un autre monde, un spectacle de dévastation dont il ne voulait plus être l'acteur.
Parfois, quand ses amis riaient assez fort, Namjoon oubliait presque la guerre qui faisait rage.
- On est rentré ! Devinez qui a attrapé un lapin ?
Le cri soudain de Taehyung fit fuir le silence qui régnait jusque-là dans la pièce. Le jeune homme, aux cheveux emmêlés et remplis de terre, débarqua sans un bonjour en présentant, entre ses grands doigts sales, l'animal mort qu'il tenait par les oreilles.
- Quelle horreur, ne laisse pas cette immondice aussi près de moi, râla Hoseok.
Ce dernier, qui se tenait jusqu'ici à l'orée de la porte, afficha une expression pleine de dégoût en s'éloignant.
- Attraper un lapin ? Toi ? Tu ne me feras jamais croire une chose pareille Kim Taehyung, lâcha Namjoon avec un sourire moqueur.
Le nouvel arrivant parut un instant vexé puis, alors qu'il tendait le lapin à Seokjin pour que celui-ci s'occupe de le cuisiner, il annonça dans un soupir :
- C'est vrai que c'est Jungkook qui l'a attrapé, mais c'est moi qui l'ai achevé ! Il m'a montré comment lui tordre le cou et, couic, je l'ai tué sans lui faire de mal.
- Quelle horreur, répéta Hoseok.
- En attendant c'est grâce à cette horreur qu'on va bien manger ce soir ! La chasse est de plus en plus difficile, ces jours-ci on n'avait pas grand-chose à se mettre sous la dent. J'ai cru halluciner quand j'ai vu ce lapin débarquer devant nous.
Avec une voix à la fois grave et pourtant transparente de jeunesse, Jungkook pénétra la pièce, un joyeux sourire sur ses lèvres. Sa démarche semblait presque sautillante, sûrement à cause de la fierté qu'il ressentait à l'idée d'avoir ramené de la nourriture à ses aînés. Namjoon tendit la main à son égard et il tapa dedans sans attendre, puis s'empressa d'agir de même avec tous les membres du groupe, tous débordant d'excitation en pensant au bon repas qu'ils allaient enfin déguster. Seokjin s'appliquait déjà à décortiquer la bestiole, aidé par Yoongi, tandis que Hoseok s'employait à allumer un feu dans un espace qui leur servait à la fois de cheminée et de barbecue. Rien de bien impressionnant en soi, puisque les moyens leurs manquaient afin de construire une cuisine digne de ce nom, mais cet aménagement leur convenait.
De toute l'école abandonnée dans laquelle ils logeaient, cette salle restait leur préférée, et ainsi celle où ils passaient leurs journées. Sûrement puisqu'elle était la dernière pièce du bâtiment à tenir encore complètement debout, en plus de sa voisine dans laquelle ils dormaient, mais également pour sa vue dégagée sur une rivière qui coulait non loin ainsi que pour l'imposant piano presque intact qu'ils y avaient trouvé.
Grâce à cet instrument, ainsi que plusieurs autres entreposés ci et là, ils avaient de quoi s'occuper au milieu d'une ville en ruine, détruite par les déluges de la guerre.
Voilà six années maintenant que la Corée du Sud était entrée en discorde avec sa voisine du Nord, et ce pays autrefois si beau dépérissait peu à peu alors que les Coréens s'entre-tuaient sur les champs de bataille. Chacun des 7 garçons présents dans cette pièce avait fait l'épreuve de la guerre des années auparavant, avant de lâchement déserté par dégoût du sang et de la mort. Une fuite qui leur valait le mépris de leur propre pays, puisque considéré comme une sordide trahison, mais tel était le prix de la vie, ainsi que celui d'une liberté précaire.
La majorité des villes de leur beau pays sombraient dans la destruction et en ruines, le peuple se battait et se cachait, ou tentait de s'évader de leurs contrées quand l'occasion se présentait. Et au milieu de ce souffle d'enfer, eux 7 avaient trouvé refuge dans l'école abandonnée d'une petite ville perdue, au sein de laquelle les passages se faisaient rares et la tranquillité presque complète. Les éclats d'explosions parvenaient tout de même à leurs oreilles, de plus en plus fortes, de plus en plus proches, mais ils pouvaient au moins conserver un peu de paix au milieu d'un refuge qu'ils avaient déniché et aménagé au prix d'un dur labeur.
Mais le danger parfois les effleurait, puisqu'il arrivait que des soldats passaient dans les environs. Alliés ou ennemis ? Ça ils n'en savaient jamais rien, aujourd'hui le monde devenait si sombre que quiconque pouvait représenter une potentielle menace. Les soldats tiraient parfois sans réfléchir, ainsi ils demeuraient cachés et planifiaient des excursions drastiquement organisées. Celles-ci restaient leurs uniques possibilités de survie.
Namjoon observa d'un œil pensif ses six camarades, ses frères de survie comme il aimait les appeler. Tous avec leurs histoires, leurs personnalités, leurs rêves et leurs cassures intérieures, ils s'étaient rencontrés par un bienheureux hasard, tous des lâches qui se refusaient à la guerre, tous des faibles qui voulaient vivre à tout prix.
Par des temps aussi lugubres la valeur de la vie se portait sur le chacun pour soi, puisque nous ne pouvions plus être certain de rien, pas même de nos propres amis ou de notre propre famille. C'est la pensée que Namjoon avait eu en quittant le champ de bataille, il était persuadé qu'il ne pouvait survivre que s'il était seul, puisqu'à ses yeux l'être humain se révélait être le pire des monstres. Il avait vu des hommes mourir sous ses yeux, il avait vu des camarades se trahir, s'abandonner, il avait même tué lui-même, et gardait le sang de ces malheureux sur les mains. Durant un an il avait accepté les travers de la guerre, il avait fermé les yeux et pleuré en cachette, avant de fuir quand l'opportunité s'était présentée. Ce jour-là il s'en souvenait parfaitement, c'était sans réfléchir qu'il était parti, une nuit où un mauvais cauchemar l'avait réveillé. Des rêves comme cela il en faisait tout le temps, rien de bien étonnant, comme toutes les nuits il était sorti de sa tente afin de se rafraîchir un peu la tête. Puis il avait repéré que l'un de ses camarades dormait contre un arbre à l'orée du camp, celui dont le tour de garde était arrivé. À cette vision Namjoon avait senti un frémissement intense dans son corps, il avait senti l'appel d'une chance unique qui se présentait à lui, un coup du destin qui lui hurlait de courir droit dans la forêt sans jamais se retourner.
C'est ce qu'il fit, après s'être saisi d'une arme, il s'était mit à courir et courir entre les arbres et les buissons, durant des heures sans s'arrêter, sans penser, sans même imaginer ce qui pourrait lui arriver si on le retrouvait.
Il voulait juste fuir cette vie atroce qui était devenue la sienne, il voulait échapper à ce monde de guerre, cette condition de soldat qui lui compressait les entrailles.
Il voulait courir, loin, très loin, sans jamais s'arrêter.
Survivre, juste survivre, voilà donc l'unique désir qui hurlait en lui, qui lui mordillait la peau et battait dans ses muscles.
Tant pis pour les autres, tant pis pour son pays, tant pis pour le monde. Namjoon n'aspirait qu'à une vie où il ne devrait plus être confronté au chant de la mort, une vie en solitaire s'il le fallait, une vie où il ne pourrait compter que sur lui-même.
Il ne souhaitait rien de plus que vivre, et se sentait prêt à tout pour conserver ce souffle d'existence euphorique qui, à cet instant, avait fracassé son corps.
Car dans cette course, dans cette fuite, à l'orée de ce périple de déserteur qu'il s'infligeait, jamais il ne s'était senti aussi vivant.
Ce jour-là il avait fait le choix de vivre, il avait saisi cette chance que l'univers lui offrait, la première de ses chances.
- Dis, je t'ai déjà parlé des trois chances offertes par l'univers ?
Jungkook leva les yeux vers son aîné, l'attention jusqu'ici focalisée sur la feuille qu'il colorait sans attentes particulières. La pleine lune éclairait son visage, caressait des traits curieux encadré par une importante touffe de cheveux noire.
- Non, tu ne m'en as jamais parlé.
Dans un souffle bref, Namjoon se laissa tomber à côté de son jeune ami. La nuit sillonnait pleinement la ville, elle caressait le bâtiment de l'école de ses bras sombres et glacés. Tous leurs amis dormaient, Jungkook était chargé de surveiller les alentours et, d'ici quelques heures, il devrait réveiller son aîné pour lui laisser sa place. Mais, sous ce clair de lune menaçant et bercé par les éclats de la guerre qui résonnaient jusqu'à eux, Namjoon peinait à trouver le sommeil.
Il avait besoin de discuter avec quelqu'un, de partager son conflit intérieur à une oreille compréhensive. Et qui de mieux que Jungkook ? Son premier et plus fidèle allié.
- Tu sais, il paraît que la vie est tissée à partir de nos choix, des choix auxquels nous sommes confrontés . Et il y en a parfois qui sont bien plus importants que d'autres, qui déterminent tout. Il paraît qu'au cours de notre existence il y en a trois vraiment importants, juste trois choix, trois chances que nous devons ou non saisir si nous voulons changer le cours notre destin. C'est comme si l'univers nous faisait des cadeaux, tu vois ? Des cadeaux parfois empoisonnés.
Jungkook déposa la feuille et le crayon qu'il conservait en main, la lueur dans ses yeux trahissait un vif intérêt et il entrouvrit légèrement les lèvres, comme s'il hésitait à parler. Namjoon plongeait ses pupilles au creux des siennes, il y enchaîna ainsi la suite d'un discours inaudible, les bribes de pensées qu'il n'osait exprimer à haute voix. Le plus jeune comprenait que quelque chose se tramait, depuis toujours il était très instinctif et devinait qu'il fallait une bonne raison à son aîné pour venir l'aborder ainsi en pleine nuit, masqué par le sommeil profond de leurs amis.
Cette conversation semblait se muer aux brides d'une confession, un secret bien gardé qui ne devait respirer qu'entre leur deux corps.
- Et tu penses que la vie t'a déjà envoyé l'une de ces chances, demanda Jungkook.
- Je pense oui, j'ai déjà été confronté à deux d'entre elles.
- Quelles étaient-elles ?
Namjoon laissa le coin de sa lèvre s'étirer, le regard pensif sur le paysage. Un petit vent venait effleurer leurs cheveux, de douces brises caressantes, similaires à des doigts aimants et réconfortants. Ils se tenaient assis sur un balcon sale et humide, une grande baie vitrée menait à l'intérieur de la pièce où leurs amis se reposaient. Cette séparation n'était pas bien épaisse, ainsi devaient-ils chuchoter s'ils désiraient ne réveiller personne.
- La première c'est quand j'ai déserté, quand j'ai décidé de quitter le camp pour vivre libre.
Une main passé dans ses cheveux gras, l'aîné afficha une expression mélancolique. Il semblait se remémorer ce moment, ce jour si heureux et euphorique. Puis ses yeux descendirent sur Jungkook, qui le fixait d'un air intrigué, et il n'en sourit que davantage.
- Et la deuxième, c'est toi.
Le hoquet de surprise qui se hissa dans la gorge du plus jeune amusa Namjoon, il s'était parfaitement attendu à ce type de réaction.
- C'est une blague ? Pouffa Jungkook, incrédule.
- Je n'ai jamais exprimé de propos aussi sincères.
- Tu me considères comme... Comme une chance envoyée par l'univers ?
- Tu te souviens de notre première rencontre ?
Leurs deux visages exprimèrent l'étirement similaire d'un sourire, à la manière d'un reflet parfait.
Comment oublier une telle rencontre ? Aussi éprouvante que saupoudrée de ridicule. Un éclat d'ironie dans leur vie, le rappel virulent de ce qu'ils étaient et de ce qu'ils faisaient. Une nuit de pleine lune, au milieu d'une forêt, deux soldats épris de lâcheté qui se pointaient mutuellement de leurs armes.
Des regards vitreux, fatigués et effrayés, la sueur collée à la peau, la saleté imprégnée sur leurs vêtements, la puanteur fleurissante... Aussi pitoyable l'un que l'autre, à se menacer sans prendre conscience qu'ils étaient tout deux incapables de tirer. Pas par pitié, pas par dégoût du sang et de la mort, au cours de la guerre ils avaient déjà perforé un grand nombre de vie. Mais à cet instant, dans ce face à face, ces deux déserteurs croisés au coin d'une forêt voyaient en l'autre le reflet parfait de ce qu'ils étaient.
Des êtres humains terrorisés, que la guerre répugnait et qui au fond ne souhaitaient que survivre.
« Je m'appelle Jeon Jungkook »
Le plus jeune avait été le premier à baisser son arme, doigts tremblants et menton relevé.
« Kim Namjoon »
Il n'avait fallu qu'un regard, qu'une simple et brève présentation, pour que les deux garçons décident de s'allier.
Namjoon se souvient des yeux vifs de son camarade, de sa figure enjôleuse, de l'éclat innocent qu'il dégageait et de cette arme tenue à bout de bras, qui ne seyait pas au jeune homme perdu qu'il semblait être. Il avait su, à l'instant même où leurs chemins s'étaient croisés, que leurs deux destins se soudaient. Il avait su, au milieu de ce paysage forestier étrangement silencieux, qu'il ne prendrait une bonne décision qu'en poursuivant son chemin aux côtés de Jungkook.
- Je m'en souviens, c'était un drôle de moment. J'avais quitté mon camp quelques jours plus tôt et je me trimballais à travers les forêts et les fossés sans savoir où aller. J'étais persuadé de mourir bêtement, bientôt, mais je ne pouvais plus retourner auprès de mon unité. Déjà parce que fuir signifiait trahir mon pays, mais aussi parce que je ne voulais plus me battre. Et puis tu es apparu devant moi, au début je t'ai pris pour un soldat qui me poursuivait, mais à voir ton état j'ai vite compris que tu étais comme moi, un déserteur.
- Je marchais depuis si longtemps, deux semaines presque ! Tu étais le premier « soldat » que je croisais. En y repensant on a dû avoir l'air bien stupide toi et moi, à nous menacer.
- On avait peur, moi encore plus ! À l'époque tu devais bien faire deux têtes de plus que moi Namjoon !
- Tu étais effectivement bien jeune...
La tête de l'aîné retomba contre le mur derrière lui, et il porta son regard sur le ciel sans étoile. La pleine lune parvenait à percer parmi ce qui semblait être des nuages, mais qui n'était en réalité que des masses de fumées et de poussières soulevées dans les airs.
Les désastres de la guerre, voilà qu'ils tâchaient même les astres.
- Pourquoi tu me parles de tout ça Hyung ?
Jungkook s'exprima d'une voix aussi ferme que murmurante, plus basse encore. Il savait que ce n'était pas simplement pour ressasser le passé que son aîné venait lui parler, quelque chose bouillait dans sa tête, il avait besoin d'en parler, ça en devenait vital. Et Namjoon laissa ses lèvres se cisailler d'un sourire amer, à la fois soulagé de voir que Jungkook le connaissait si bien, et déjà bien attristé par ce qu'il se préparait à annoncer.
- Parce-que je pense être face au troisième de mes choix. La vie vient de m'offrir un cadeau empoisonné et j'ignore si je dois le saisir où non.
D'un petit souffle, Namjoon laissa une fine buée s'élever devant lui, à l'image d'une fumée un peu faiblarde. Il dériva son regard vers ses amis endormis, non moins pour le plaisir de les épier que pour éviter de regarder Jungkook dans les yeux.
- J'ai appris qu'un bateau quittait la Corée d'ici une semaine. Nous pourrions tenter notre chance en nous immisçant à l'intérieur. Le port n'est pas très loin, en deux jours de marche nous y serons et nous... Nous pourrions peut-être quitter ce pays dévasté, on pourrait tout recommencer ailleurs et vivre... Vivre réellement.
Le timbre de sa voix se fit vacillant. Il fixa un à un ses camarades, les membres de ce clan un peu bancal et étrange qu'ils formaient. Jin dormait recroquevillé dans un vieux manteau qu'il ne lâchait jamais, Hoseok à côté étendu en étoile de mer, Yoongi ensuite, une main posée sur le bras de son ami, comme pour s'assurer de sa présence continuelle. Et pour finir Taehyung et Jimin, l'un contre l'autre, le premier émettant un petit ronflement, tandis que le second laissait échapper un souffle anormalement sifflotant.
- Mais si on part... On devra laisser Jimin derrière nous..., termina Namjoon, si bas qu'il avait l'impression de seulement penser ses mots.
Cette initiative le tétanisait, il ne parvenait pas à croire qu'il émettait une telle idée. Ça lui paraissait affreusement cruel, fuir en laissant un camarade derrière, seul face à sa propre mort. Une initiative égoïste, pourtant Namjoon était persuadé que s'il faisait part de cette information à tout le groupe, Jimin serait le premier à leur demander de partir. Il leur ordonnerait de courir vers des jours nouveaux, de ne pas s'en faire pour lui, de vivre, de sourire et de respirer pour lui.
Après tout, n'était-il pas à la fin de son existence ? Il dépérissait de jour en jour, et eux jouaient les sourds et les aveugles, ils ne souhaitaient pas admettre la fin prochaine de l'un des leurs.
Voilà plusieurs semaines que Jimin avait été blessé par la balle d'un soldat, puis laissé pour mort avec une affreuse blessure. Sûrement aucun point réellement vital n'avait été touché, puisqu'il avait survécu, mais ils ne pouvaient pas lui permettre d'être convenablement soigné. Ils faisaient de leur mieux, mais au fil des jours la blessure s'aggravait. Aujourd'hui ils ne pouvaient qu'à peine le déplacer, un seul mouvement trop brusque et le pauvre hurlait de douleur, alors que le sang se faisait un plaisir de couler en un flot trop conséquent.
Jimin dépérissait, ils le maintenaient en vie, mais jusqu'à quand ? Entreprendre un périple pour emprunter un bateau lui serait fatal. S'ils partaient, alors ils ne pourraient pas l'emmener avec eux.
- Les bombes, tous les jours on les entend et... Elles se rapprochent, tu le constates toi aussi ? Demande-t-il, en osant enfin plonger son regard dans celui de Jungkook.
- Oui, elles tombent de plus en plus près.
- Si on reste ici, un jour ou l'autre on mourra. Nous n'avons pas d'autre endroit où aller, et même si nous fuyons dans une autre ville le problème sera toujours le même... Les soldats ennemis sillonnent le pays, tuent sur leurs passage et lâchent de plus en plus de bombes. Si on reste on meurt.. Mais en partant on abandonne un camarade derrière nous.
Namjoon laissa sa tête retomber entre ses mains, dépité et horrifié face à ses propres initiatives. Il voulait vivre, vivre à tout prix, du moins c'est ce qu'il avait cru pendant trop longtemps.
Mais désormais il hésitait, car le prix à payer n'était autre que la vie de l'un de ses frères.
- Cette histoire de choix, de chances, de cadeaux empoisonnés ou pas, tu crois pas qu'on peut voir ça comme un défi ? Je veux dire... d'accord c'est des opportunités, mais ne pas les saisir ne veut pas forcément dire qu'on a échoué. Réussir c'est juste avancer vers le chemin qui nous rendra le plus heureux... Même si ce chemin raccourcit notre existence, l'important c'est qu'il nous apporte le bonheur. Moi je sais quel est mon bonheur, je pense qu'au fond on le sait tous les sept.
Les paroles du plus jeune lui firent relever la tête, et il constata un grandiose sourire sur ses traits, expression à la fois étrange et rassurante dans une situation telle que la leur.
- À mes yeux tout est une question de point de vue, mais il y a des choses qui ne trompent pas, des signaux trop grands pour être ignorés. Je ne dis pas que je sais quelle est la meilleure décision à prendre, je pense juste que quand le destin nous hurle quelque-chose d'aussi fort on ne peut pas l'ignorer.
- Comment ça ? Marmonna Namjoon, déboussolé.
Jungkook tourna les yeux vers Jimin et Taehyung. Le plus jeune des deux prenait grandement soin du blessé, il ne le quittait que pendant ses excursions, désireux de nourrir ses camarades, et racontait toujours longuement ses périples à celui qu'il considérait comme son meilleur ami. Ces deux-là étaient inséparables, ils se disputaient et s'aimaient comme de vrais frères, semblaient toujours prêts à n'importe quel sacrifice pour protéger l'autre.
Namjoon le savait, s'il décidait de partir, jamais Taehyung ne viendrait. Il resterait avec Jimin, il resterait mourir à ses côtés.
- Notre rencontre avec ces deux-là était la plus amusante. Tu te souviens ? On était que toi et moi pendant longtemps, à parcourir les villes et à se cacher, puis un jour on est arrivé dans un petit village... J'avais grandi, mes chaussures ne m'allaient plus, et on est rentré dans un magasin abandonné en espérant en trouver à ma taille.
Levant les yeux vers le ciel, Jungkook laissa apparaître une lueur nostalgique à l'évocation de ce souvenir.
- Jimin et Taehyung se cachaient dans ce magasin, de tous les endroits de cette ville déserte c'était le seul qui était habité, drôle de coïncidence non ? Ils nous ont attaqué comme deux bourrins, de peur qu'on ne vole leurs réserves de nourriture, Taehyung me tapait avec une chaussure, C'était un peu ridicule... Mais moi ça m'a amusé, je l'ai trouvé mignon à penser qu'il nous ferait fuir ainsi.
Namjoon ne put réprimer une grimace amusée. Cet instant il s'en rappelait bien, chacune des rencontres avec ses camarades lui restait parfaitement en mémoire. Si son croisement avec Jungkook lui avait semblé ironique, c'est une scène ridiculement comique que leurs deux amis leur avaient servi à l'époque. Il les voyait encore, Jimin et Taehyung, qui leur sautaient dessus comme deux enfants chahutant, l'un munit d'un bâton en plastique et le second d'une chaussure. Jungkook n'avait eu aucun mal à les contenir à lui tout seul, les deux jeunes hommes ne faisaient guère le poids contre le grand adolescent bien battit qu'il était.
Bientôt ils avaient compris être face à d'autres déserteurs, tout comme eux, et cette situation quelque peu burlesque avait fini par engendrer un rire commun chargé de nervosité.
- La chaussure avec laquelle Taehyung me tapait, c'était exactement la pointure dont j'avais besoin...Drôle de coïncidence.
Les deux amis partagèrent une œillade significative. Namjoon devinait ce que le plus jeune était en train d'essayer de faire, au-delà d'adoucir le moment en doux souvenirs, il s'efforçait de lui faire passer un cuisant message.
« Quand le destin nous hurle quelque-chose d'aussi fort, on ne peut pas l'ignorer ».
Oui, Jungkook tentait de le placer devant un fait important.
- Et Seokjin et Hoseok aussi c'est l'histoire d'une amusante coïncidence. Peu de jours après que Jimin et Taehyung se soient joints à nous, tous les quatre on parcourait les villes à la recherche d'un abri plus adéquat qu'un vieux magasin de chaussures. Je me rappelle qu'on chantonnait une chanson sur le chemin, une vieille mélodie dont aucun de nous ne se souvenait des paroles. Puis on est tombé sur ces soldats, ils ont bien failli nous tuer, heureusement que Seokjin et Hoseok sont intervenus. Ils n'avaient aucune raison de le faire, ils ne nous connaissaient même pas, mais tout ça c'est grâce à la chanson, comment on aurait pu penser que cette vieille ballade d'amour allait nous sauver la vie ?
Cette journée-là, Namjoon se la remémorait également bien souvent. Effectivement, lui, Jungkook, Jimin et Taehyung avaient malencontreusement croisé la route d'hommes dénués de bonnes intentions. Ces soldats décharnés par la guerre ne voyaient plus en la mort qu'une source d'amusement profond, un abominable moyen de tromper leur ennui, et c'est ainsi qu'ils avaient fait du quatuor les prochaines victimes de leurs folies. Mais Seokjin et Hoseok, de modestes inconnus, devinrent leurs sauveurs, divertissant les adversaires et leur permettant de fuir. C'est de justesse qu'ils avaient réchappé aux coups de feu, à la suite d'une course qui leur avait semblé infiniment longue. Finalement ils s'étaient retrouvés tous les six, essoufflés et sous le choc de ce qui venait de se produire. Namjoon se souvient avoir fixé Seokjin et Hoseok d'une étrange façon, bien méfiant face à ce sauvetage par deux inconnus. Mais ces derniers s'étaient rapidement présentés et expliqués auprès d'eux.
Le duo avaient déserté ensemble leur camp plusieurs semaines auparavant, ils voyageaient sans destination depuis des jours et, par un bel hasard, avait été attiré par le son d'une chansonnette qu'ils entendaient résonner par-delà les bois. C'est en suivant les éclats de voix qu'ils avaient trouvé le petit groupe de quatre, et s'étaient amusés à les voir fredonner une mélodie dont ils ignoraient les paroles. Pas l'ombre d'une hésitation ne s'était infiltré en eux quand ils les avaient aperçu être attaqués, à leurs yeux ils avaient semblé évident que venir à la rescousse de l'amusant et adorable quatuor qu'ils épiaient sans remord, était la chose à faire
- Ce qui est le plus drôle c'est qu'ils se souvenaient des paroles de la chanson, grâce à eux on pouvait la chanter sans hésitations maladroites. Hoseok n'arrêtait pas de nous corriger quand on chantait, et plus il nous corrigeait plus Jimin et Taehyung s'amusaient à se tromper volontairement. Ils ont toujours aimé nous faire tourner en bourrique ces deux-là.
- Tu n'es pas mal dans ton genre Jungkook, tu passes ton temps à taquiner Seokjin, et lui il répond à tes taquineries de manière plus immature encore. Quand on vous voit l'un avec l'autre on se demande vraiment qui est l'aîné des deux, plaisanta Namjoon.
- C'est ce qui est le plus drôle avec lui, il réagit à la moindre remarque, Jimin aussi d'ailleurs, c'est pour ça que je préfère embêter ces deux-là. Toi et Hoseok vous êtes trop matures, Taehyung est trop premier degré et Yoongi fait très peur quand il s'énerve.
Un rire plus clair encore se leva entre eux, à tel point qu'ils en oubliaient le sujet macabre qui s'était fait déclencheur de la conversation.
- En parlant de Yoongi, c'est sûrement la rencontre avec lui qui fut la plus triste et belle. Au départ je l'ai pris pour un autre de ces hommes que la guerre avait rendu fou, finalement il était resté bien lucide, trop lucide, c'est ça le plus triste.
L'ambiance se rafraîchit sous une lueur mélancolique, les souvenirs se hissèrent plus furieusement et l'image de leur aîné, à l'époque de leur rencontre, leurs glacèrent le sang.
« J'attends la mort ».
Voilà les premières paroles que Yoongi leur avait servi, des mots sinistres et tragiques, devenus trop ordinaires dans un monde comme le leur. C'était dans cette petite ville qu'ils l'avaient trouvé, dans leur recherche toujours intempestive d'un abri adéquat. Avant même de repérer l'école dans laquelle ils séjournaient désormais, c'était sur un jeune homme assis au milieu d'une route qu'ils étaient tombés. Une maison se dressait devant lui, détruite, à deux doigts de l'effondrement. La ville avait fraîchement été attaquée, sûrement à peine une semaine avant leur passage, et quelques cadavres d'habitants se reposaient sur le sol tapissé de sang. Yoongi était la seule âme vivante de ce triste massacre, mais à voir son habit seulement tâché de terre et sa peau intacte, il ne semblait pas en avoir été témoin. Sûrement était-il arrivé après l'attaque, et se laissait dépérir en constatant les ruines de ce que fut sa ville natale.
« Que dirais-tu de l'attendre avec nous ? »
Jungkook lui avait tendu la main, son adorable sourire sur le visage et l'air trop serein dans ce tableau de poussière. Sûrement était-ce ce contraste qui avait plu à Yoongi puisque, après une bonne dizaine de minutes dans le silence, où tous s'étaient maintenus immobiles, il avait fini par saisir la main qui lui était offerte.
- Yoongi n'a pas dit un seul mot pendant des jours, mais c'est lui qui nous a emmené dans l'école, c'est grâce à lui qu'on a aménagé cet endroit dans lequel on vit depuis... Je ne sais même plus combien de temps, soupira Namjoon.
- Et c'est grâce à lui qu'on a pu accorder notre chant à un instrument. Voilà une nouvelle coïncidence ! La plus incroyable de toutes ! Tu te souviens ? Quand on a trouvé la salle de musique Yoongi est directement allé vers le piano et il a commencé à jouer cette fameuse chanson d'amour, sans même nous avoir entendu la chanter avant ! J'ai trouvé ce moment incroyable, on était tous bouche bée, on avait l'air de beaux imbéciles.
Le rire de Jungkook s'éleva plus haut encore, Namjoon pensa un instant à lui faire remarquer le sommeil de leurs amis, mais le souvenir coulait si chaudement en lui qu'il ne se sentait pas la force de ternir le bonheur. Ce jour-là était certainement l'un des plus beaux de leurs existences, les notes du piano qui s'envolaient et leurs expressions subjuguées, heureux de constater ce bel hasard. Puis Taehyung avait commencé à chanter en harmonie avec l'instrument, et tous s'étaient empressés de suivre le mouvement. Il chantèrent en boucle durant ce qui leur sembla des heures, mais le temps, la fatigue et la tristesse ne comptaient plus. Les effluves de paix qui avaient glissé dans leurs corps à cet instant dépassent n'importe quelle négation du monde.
- Il y a tant de coïncidences dans notre réunion à tous les sept, comment ne pas penser qu'il y a une histoire de destin derrière ?
Jungkook souffla un nouveau nuage de buée, un sourire mélancolique sur les lèvres et le regard vague sur leurs amis endormis. Namjoon, lui, regardait son jeune ami, les pensées en bouillie et l'impression sordide de s'être fait piégé. Cette discussion n'avait pas eu comme seul effet de ressasser de beaux souvenirs, le message évoqué derrière tout ça était fort, trop fort, et n'avait pour but que de lui faire ouvrir les yeux.
Il poussa un fébrile soupir, noyé dans les vibrations d'un rire presque nerveux. Les doutes se forgeaient plus forts, il se sentait plus hésitant encore, plus désireux de garder le secret de ce bateau fermement conservé dans son esprit.
Jungkook sembla constater ce doute qui s'enflammait puisque, dans un sourire plus grand, il se redressa soudainement. Il ne parla pas, n'invita aucunement Namjoon à le suivre, et c'est pourtant ce que fit celui-ci. Tous les deux quittèrent le balcon, avancèrent parmi les corps de leurs amis et quittèrent la petite pièce. Ils pénétrèrent une autre, celle où le groupe passait le plus clair de son temps, Celle où ils mangeaient, parlaient, jouaient et chantaient.
La pièce où se tenait le beau piano abîmé.
- Tu as parlé de cette histoire de chance, la première c'est ta fuite, la seconde notre rencontre, et la troisième ce bateau qui pourrait t'offrir une nouvelle existence. Mais cette idée de fuite n'est-elle pas contradictoire avec tout le reste ? Quand tu as décidé de faire de moi ton second cadeau de l'univers, au fond c'est comme si tu avais choisi de t'entourer... C'est notre rencontre, à toi et moi, qui a tout déclenché, murmura Jungkook.
Ce dernier s'assit sur un tabouret miteux, face à l'instrument. Il caressa les touches sans en presser une seule, les pupilles baignées de nostalgie et des effluves de bonheur sur le visage.
Namjoon considéra Jungkook avec plus d'intérêt, étudia cette joie constante qui lui tailladait les traits. Malgré ce monde de chaos, le jeune homme n'avait jamais cessé de sembler heureux, il était comme une bulle d'espoir parmi eux, il soufflait de la vie là où tous ses aînés en manquaient.
- C'est pas un cadeau qui se présente à toi, c'est bel et bien un défi. Est-ce qu'on décide de se séparer en espérant un bonheur futur ? Ou est-ce qu'on reste ici, et on meurt tous ensemble.
Plus les secondes passaient et plus les paroles de son ami lui imprégnait la peau. Namjoon se sentait presque trembler, et pourtant il se mit à sourire, comprenant là où Jungkook comptait le mener depuis le début de la conversation.
- Tu te souviens, pour que Yoongi vienne je lui ai dit qu'on attendrait la mort avec lui... Je crois que c'est ce qu'on fait tous ici, on attend de mourir... et on est heureux en attendant. Parce qu'au fond peu importe le soi-disant destin, quoi qu'il arrive on va mourir, c'est ça notre destin, celui de chaque être vivant.
- Je ne te savais pas si mature Jungkook, ce sont des paroles bien tristes que tu me sers.
Il murmura, craignant un sanglot ou un rire s'il s'exprimait plus fort. Face à lui le plus jeune caressait toujours les touches du piano, comme s'il avait sous les doigts la plus délicate des richesses.
- Ça parait triste, mais c'est ce que je pense. Et tu sais ce qui est le plus drôle ? C'est qu'en affirmant ça haut et fort ça me fait me sentir vivant, jamais auparavant je ne m'étais senti aussi vivant que depuis que je vis ici avec vous tous... C'est étrange, effrayant et agréable, de se sentir vivre.
Une touche fut pressée, une note grave, sombre et lugubre, qui pourtant sembla les élever dans un frisson de vie. Telle était l'ironie de la chose, l'ironie de ce moment, de leur existence. Ils se sentaient heureux au milieu de la destruction, ils attendaient la faucheuse et semblaient préparer son arrivée dans la plus belle des fêtes.
- C'est parce qu'on ne prend jamais le temps de la ressentir, cette vie. C'est parce qu'elle est éphémère qu'elle est si belle, c'est pour ça qu'on se sent sûrement si bien quand on voit les choses de ta façon, souffla Namjoon.
- En voyant la mort comme une fatalité ?
Jungkook pressa une seconde touche, la plus aiguë de toutes.
- En profitant de la vie, tout en sachant qu'on a rien à gagner, puisque quoi qu'il arrive on en arrive au même résultat. Je pense qu'il faut voir ça comme une chance, on est libre de faire ce qu'on veut, de créer les objectifs qu'on veut, d'exister en bonne compagnie.
- En très bonne compagnie.
Puis il en pressa une autre, et encore et encore, dans l'ordre des plus aigus aux plus graves. Certaines sonnèrent impeccables tandis que d'autres, par la vieillesse de l'instrument, se heurtaient à une vibration peu mélodieuse.
Et c'est pourtant bien ces notes-là que Namjoon trouvait les plus belles.
- Hyung, ne te casse pas la tête avec cette histoire de choix. Fais ce qui te rendra heureux, tu n'as de compte à rendre à personne, et surtout pas à un soi-disant destin.
Sur ces mots, et après avoir affiché un énième sourire d'enfant, Jungkook se leva et quitta la pièce.
Namjoon se retrouva seul face au piano, il le fixait, attendait comme un signe de sa part. Mais des signes il en avait déjà eu tellement. L'univers, le destin, un quelconque dieu qui sillonnait le ciel, tous semblaient lui hurler la même chose, une vérité qu'il voyait, qu'il ressentait, et qu'il n'avait que trop pris pour acquis.
Il avait toutes les cartes en main, le choix n'appartenait qu'à lui. Cadeau ou poison ? Qu'importe, le but n'était pas de perdurer, son but à lui, celui qu'il se forgeait, c'était l'objectif du bonheur.
À cet instant, presque plus encore que le jour de sa fuite des champs de bataille, Namjoon se sentit vivre.
Un mois passa, un mois durant lequel Namjoon conserva l'information du bateau pour lui. Jungkook ne lui en reparla pas, aucun des deux n'évoqua cette possible porte de sortie qui leur avait été présentée. Ils enchaînèrent les jours comme si rien ne s'était produit, continuèrent à vivre aux sons de leurs rires, de leurs disputes, de leurs conversations et de leurs chants. Sûrement ce mois fut le plus beau de tous, sans vraiment qu'ils n'en sachent la raison. Les liens entre ces 7 garçons n'avaient jamais été si soudés, leur complicité n'avait jamais été si passionnée. Il semblait que le bonheur touchait à son apogée, Yoongi se posait de plus en plus souvent au piano, jouait des mélodies de plus en plus variées, bien souvent de sa propre invention. Namjoon écrivait des paroles à chacune de ces chansons, de plus en plus belles, de plus en plus joyeuses, de plus en plus vivantes. Et Hoseok s'était régulièrement mis à danser sur ces musiques, à chaque fois que Yoongi pressait une note du piano il se levait et tourbillonnait si gracieusement qu'on le penserait en train de voler. Sa danse, la musique, leurs voix qui s'associaient sur les paroles nouvellement créées, l'ensemble se forgeait au centre d'une bulle qui ne gonflait qu'en leur présence, et qui n'accueillait que leurs corps, leurs 7 corps.
Par une bien étrange chance, les animaux semblaient afflués aux abords de la ville, certainement effrayés par le bourdonnement des bombes qui se rapprochaient. Ils quittaient leur forêt et fuyaient la guerre, pauvres innocents qu'ils étaient. Bientôt leur petite ville fut assaillie par les bêtes, attirés par le calme apparent des lieux. Jungkook et Taehyung s'en allaient chasser tous les jours, ils ne revenaient jamais les mains vides, et s'amusaient en s'imaginant en héros nourrissant une florissante tribu. Seokjin, lui, sortait cueillir les plantes qui envahissaient la ville, il se servait dans une nature généreuse qui reprenait peu à peu ses droits sur leur monde. Quand il en trouvait des comestibles il les associait à la viande ramenée par ses amis, et ainsi des saveurs diverses naissaient sur les plats, une évolution de possibilité qui les mettait plus en joie encore.
Quant à Jimin, leur précieux ami blessé, il riait avec eux, se disputait avec eux, pleurait avec eux, chantait avec eux et dansait même parfois, sans se lever, juste en gesticulant les bras. Lui qui était si mourant, jamais la vie ne s'était faite si lumineuse dans ses yeux que durant ce mois.
Tous, ils vivaient une existence entière en quelques jours, ils profitaient, fêtaient ce cadeau qu'était leur rencontre, cet étrange hasard qui les avait réunis, ce destin qui avait tissé une magnifique toile entre leurs 7 corps.
Jimin s'éteignit un jour de pluie.
Le sourire aux lèvres, alors qu'il dansait avec eux, chantait et riait.
L'une des 7 lumières trouva sa fin, une fin heureuse, une belle fin.
La musique trouva pause à cet instant, alors que tous fixait cet ami souriant dont les paupières closes laissaient échapper des larmes de bonheur.
Ils restèrent silencieux, sous le chant de la pluie, et celui des bombes plus si lointaines que cela.
Jimin avait choisi le bon moment pour partir, il ouvrait seulement la voie, patientait leur retrouvaille prochaine.
Les bombes tombaient, elles détruisaient les environs, faisaient trembler le sol et battre leurs cœurs.
Elles arrivaient, d'une minute à l'autre, d'une seconde à l'autre.
Ils le savaient, ils s'y étaient préparés silencieusement durant tout ce mois.
Leur destin était là, ils l'avaient choisi, ils voulaient l'affronter ensemble.
Les doigts de Yoongi, jusqu'ici restés immobiles, pressèrent de nouveau les touches du piano, quelques notes, lentes et sifflantes, qui leur semblèrent recouvrir les ébats des explosions. Des notes qui prenaient de l'assurance, de la rapidité, une musique qui les recouvrait, les englobait à l'image d'une vive poussière qui trouvait place sur leur peau, pétrissant leurs corps et recouvrant chaque orifice, afin de les couper d'un monde extérieur en débris.
Hoseok leva lentement les bras, il les mouvait au rythme des notes, laissait ses membres voltiger en harmonie avec les doigts de Yoongi. Il dansa autour du piano, pénétra le monde de son ami, la mélodie de son acolyte et y accorda ses pas, les yeux fermés et le visage trop paisible malgré le lourd chaos.
Jungkook commença à chanter, dans un chuchotement au départ, puis de plus en plus fort, avec une assurance telle qu'un grandiose sourire éclairait ses lèvres. Il attrapa les mains de Taehyung et l'entraîna à danser, son aîné sanglotait en l'accompagnant dans son chant, des paroles vibrantes et fébriles qui résonnaient en lui comme le plus beau des adieux. Ils dansaient tous les deux près du corps de Jimin, comme pour offrir un dernier beau spectacle à leur ami, lui faire comprendre qu'ils arrivaient, qu'ils le rejoindraient. Jungkook riait à travers son chant, Taehyung pleurait, et tous deux tournoyaient sans fin.
Namjoon s'assit sur le sol, près de Seokjin, et ils se serrèrent l'un à l'autre, le sourire aux lèvres, les larmes fleurissant sur leurs joues. Ils accordèrent leurs voix à celle de leurs amis, prononcèrent chaque parole de cette vieille chanson d'amour avec des brides de nostalgie. Leur regroupement prenait place grâce à cette chanson, il se terminait également avec elle. Tous les 7, malgré l'assourdissement des bombes, ils avaient la sensation de n'entendre que le son du piano, de ne voir que la danse endiablée qui se profilait, de n'exprimer que des paroles amoureuses et pleine de tendresse, un contraste ironique dans l'achèvement chaotique.
Voilà donc la fin, celle qu'ils avaient attendu, celle qui venait les enlacer sans laisser place au regret.
Namjoon les regarda tous, ses amis, ses frères, qui chantaient, dansaient, performaient. Il y a de cela un mois il aurait pu échapper à ce moment, il aurait pu fuir, peut-être prolonger son temps de vie. Mais jamais alors il n'aurait pu assister à un tableau aussi magnifique, jamais il n'aurait ressenti la magie de cet instant.
Jamais il ne se serait senti aussi vivant.
« Tu sais, il paraît que la vie est tissée à partir de nos choix, des choix auxquels nous sommes confrontés. Et il y en a parfois qui sont bien plus importants que d'autres, qui déterminent tout. Il paraît qu'au cours de notre existence il y en a trois vraiment importants, juste trois choix, trois chances que nous devons ou non saisir si nous voulons changer le cours de notre destin »
La voila, la conséquence de ses choix, des trois chances que lui avait offert l'univers.
Peut-être ne vivrait-il pas longtemps, mais au moins il se sentait heureux, incroyablement heureux. C'était ça son destin, c'était eux son destin, ces six garçons avec qui il avait vécu la plus extraordinaires des vies.
Et les explosions se mêlèrent à leurs chants, à leurs danses, leurs pleurs et leurs rires. Elles les enlacèrent sur la plus belle des chansons, ne détruisirent qu'en dernier le rythme du piano.
Voici le septième destin de ce recueil !
Vous a-t-il plu ?
A demain pour le dernier OS et la fin de cette aventure ~
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