Chap 2.2 : Jeudi 23 avril 2015

*******EMMA*******

Il est presque 19h quand j'arrive chez moi. Audric est dans sa voiture en train de m'attendre.

— Désolée, je devais absolument finir un dossier ce soir pour que mon client le trouve à la première heure demain matin. Ça fait longtemps que tu attends ? Je lui demande tout en lui faisant la bise.

— 45mn... heureusement que je n'avais pas prévu de pizza ce soir... elles seraient complètement froides maintenant.

— Tu n'as jamais mangé de pizza froide toi ?

— Une fois au Canada tu as voulu m'en faire manger... au petit-déjeuner, quand j'étais venu passer quelques jours à Québec chez Nick et toi, pendant vos études. Quelle horreur !

— Arfff petite nature va. Tu sais qu'on fait ça régulièrement là-bas, surtout quand Maman n'est pas là pour s'occuper de remplir le frigo. On le fait comme on peut et surtout quand on y pense....

— C'est-à-dire jamais !

J'éclate de rire, surtout à cause de la grimace que fait Audric. Je compose le code de l'entrée et nous nous retrouvons au chaud dans le hall, prenant la direction des ascenseurs.

— Pfff t'exagères un peu tu ne trouves pas ?

— Ah oué vraiment ? J'ai pris 8 kilos en deux semaines cette année-là. Mon organisme n'avait pas l'habitude d'un tel régime alimentaire et je ne parle même pas de votre consommation de bière.

— Pauvre petit chou !

— Non mais c'est vrai Emma, je t'avoue que ça m'a choqué au début de voir les nanas se promener dans le bar avec deux bières dans les mains.

— Ben je t'ai expliqué non ?

— Oui, après en effet mais sur le coup... le choc !

Je me souviens effectivement qu'Audric, qui en passant avait affirmé haut et fort qu'il venait pour les « minettes » comme il dit, avait été choqué de voir les filles avec deux bières dans les mains. Je lui avais donc expliqué le principe du 2 pour 1 dans les bars étudiants. Même si je ne cautionne pas cela, c'est comme ça sur tous les campus de chez nous.
Vous aurez deux bières pour 1 piasse* mais parallèlement le breuvage** lui, vous en coûtera 4.75$. Le choc passé, Audric s'est très vite remis pour aller cruiser*** les fameuses minettes.

Nous arrivons à mon appartement et je m'excuse auprès d'Audric, le temps d'enfiler quelque chose de plus confortable. Je prendrai ma douche plus tard, je ne vais pas encore le faire attendre. En plus je crois que j'ai assez faim ce soir. Bon signe.

— Il y a une bouteille de rouge dans la cuisine, je te laisse l'ouvrir.

— Je m'en occupe.

Nous nous installons dans le salon pour déguster les sushis et sashimi qu'Audric a apportés. Pendant le temps du dîner nous parlons de tout et de rien mais aucun sujet délicat. Je lui en suis reconnaissante de ne pas aborder, pendant le dîner, le sujet favori du moment, de tout le monde autour de moi : Henri McEverty !
Il me fait grâce, mais je sais que la soirée ne se terminera pas sans que le sujet ne soit abordé à un moment ou un autre. Tout le monde me pousse vers lui mais ils n'ont pas toutes les données en mains. Bien sûr que j'ai envie de répondre à ses rapprochements mais la peur me paralyse, me terrorise même. La peur du rejet. Et si sa famille n'arrive pas à accepter qui je suis, ce que je suis. Et si je m'autorise à oublier et me laisser porter par les sentiments que j'ai pour lui et que tout s'arrête un jour ?

Je m'en veux d'éprouver ça, ce manque de confiance qui m'étreint depuis cette lettre. L'impression de ne plus vraiment être... moi !

— Pourquoi tu le punis ?

Je lève les yeux au ciel pour montrer mon agacement et ma reddition. Nous y sommes... le sujet est lancé et je n'y couperai pas, autant en finir rapidement.

— Je ne le punis pas !

— Pourquoi tu te punis alors ?

— Je ne me punis pas non plus !

— Ben on dirait... Henri, j'en suis certain, ne t'a jamais fait de réflexion n'est-ce pas ?

— ...

— Si je ne te connaissais pas si bien, je penserais presque que tu as... enfin que tu te refuses au bonheur. Vous êtes-vous revus depuis votre retour ?

— Ben oui... deux fois !

— Depuis le départ de Brock ? En tête-à-tête ?

— Non.

— Et tu attends quoi ?

— Eh oh coco ! Brock est parti seulement dimanche et nous sommes jeudi. J'ai repris cette semaine après pas mal de jours d'absence. Tu permets que je m'organise ?

— Ok. Ok. Dans le passé je ne me souviens pas que ça te freinait mais soit. J'entends. Donc ce week-end tu vas...

Pitt bull devrait être le second prénom de mon cousin. Quand il a un os dans la gueule ce chien ne lâche rien, ben Audric c'est pareil. Tout pareil.

— Je... je l'appellerai bientôt !

— Quand ?

— Bientôt !

— Demain ?

— Audric !

— Emma tu connais le dicton « Tout ce qui traîne se salit »

Je le regarde arquant un sourcil interrogateur, me demandant d'où ça sort.

— Euhh tu m'expliques ?

— J'ai appris ça en Guadeloupe lors d'un voyage avec une de mes ex. C'est son père qui disait toujours ça.

Mon Dieu ! Audric et ses ex ! Je me souviens en plus que l'une d'elles a beaucoup compté pour lui. D'ailleurs ne venait-elle pas de la Guadeloupe ? Je vois là un bon moyen de me rafraîchir la mémoire et de changer de sujet.

— La fille dont tu étais follement amoureux, elle ne serait pas de cette île ? C'est de son père dont il s'agit ?

Il ne répond pas tout de suite, son esprit vogue déjà sur les eaux turquoise, un sourire se dessine lentement, accentuant son petit air juvénile.

— Oui c'est bien son père. Clara.

— Ah oui Clara ! Je m'en souviens maintenant. Tu avais pris un beau râteau au début.

A ce souvenir, son rire éclate dans le salon, me tirant un sourire. Il est tellement beau quand il rit comme ça. En fait il est adorable mon cousin. Sauf quand il me prend la tête bien sûr.

— Un bon gros râteau oui. Parce que je m'attendais à voir une métisse ou en tout cas une fille plutôt claire de peau. Clara, ça veut bien dire ça après-tout. Mais à la place, je vois une fille plutôt foncée de peau mais d'une beauté saisissante. Un grain de peau fin, une bouche à damner un saint. Elle avait un port de tête, on aurait dit une princesse...

— Et elle était sacrément bien faite...

— Comment tu sais d'abord ? Tu ne l'as jamais vue !

— Ben à part le fait que je connaisse tes goûts ?

— Pfff n'importe quoi !

— Dis que j'ai tort. Et puis ce n'est pas un reproche. Bref je m'en souviens parce que tu m'avais montré des photos.

— Ah oui les photos. Purée j'en avais fait une tonne.

— Tu ne les as plus ?

— Si si, elles doivent être à Montreux.

Un silence s'installe. Audric prend un air songeur, probablement plongé dans ses souvenirs. Il s'en défendra sûrement maintenant, mais je me souviens qu'il était très épris de cette Clara. Il avait passé deux mois cet été-là sur l'île avec un de ses potes, le cousin de Clara avec qui il était au lycée et il était revenu malheureux comme les pierres. Sa belle habitait sur l'île et elle ne voulait rien savoir de s'installer en Europe. Ils avaient correspondu un moment avant que le temps ne fasse son œuvre. C'est en tout cas l'histoire dont je me souviens.

— Tu ne le sais peut-être pas, mais la première fois que je l'ai vue c'était ici à Genève. Elle était venue chez mon pote, son cousin, pour les fêtes de fin d'année et dans l'optique de s'installer ici. Elle avait un nombre de couches de vêtements assez impressionnant sur elle. Nous nous étions donné rendez-vous dans un café près du lac Léman et quand je l'ai vue la première chose que j'ai dite c'est : Mais t'es noire ? Elle m'a pris pour un raciste et m'a tchiper* bien comme il faut et ne m'a pas regardé ou parlé une seule fois ce soir-là, malgré toutes mes tentatives de l'aborder. Le lendemain je suis allé chez mon pote, elle me battait toujours froid. Je me souviens avoir montré une photo de toi et moi pour démontrer que je ne n'étais pas raciste, que j'avais juste été surpris parce que Clara signifie Claire... Mais quand elle a vu la photo elle a pensé que tu étais ma copine. J'avais beau lui expliquer que tu étais ma cousine germaine, et que si tu étais noire c'est parce que tu avais été adoptée, elle ne voulait pas me croire. Plus je donnais des explications et plus j'avais l'air de m'enfoncer. J'étais rouge de honte et de frustration il parait et c'est pour cela que mon pote a eu pitié de moi et lui a parlé. Ce con s'amusait trop de me voir galérer avec une fille.

— Ok, donc elle a vécu ici. Qu'est-ce que j'aurai aimé te voir te dépatouiller moi aussi.

— Vilaine !

Il fait mine de me chatouiller, mais y renonce devant mon cri de surprise et en me voyant me ratatiner au fond du canapé pour lui échapper. L'interlude d'une guerre avortée, terminé Audric reprend sa place pour continuer son histoire. Je le trouve touchant et je réalise combien cette histoire a été marquante et importante pour lui. Bien sûr il minimisera les choses mais je vois cet éclat particulier dans ses yeux.

— Tu ne t'imagines pas comment j'ai été mal et frustré. Bien que son cousin lui ait parlé, elle m'adressait à peine la parole et jamais un sourire. Elle pouvait parler et sourire à quelqu'un, la seconde d'après si je passais elle avait changé de mine. Ça m'a pris plus d'un mois pour qu'elle daigne juste se tenir dans la même pièce que moi sans faire la gueule et vouloir m'étriper. Nous avons commencé à sortir ensemble cinq mois plus tard, pour mon anniversaire, le plus beau cadeau qu'on pouvait me faire.

— Ah oui beau cadeau en effet. Mais c'est quand même bizarre que tu aies réussi à sortir avec elle vu ce qu'elle pensait de toi.

— Ben figure-toi que c'était une campagne de désinformation contre moi. La copine d'un autre de ses cousins, qui habitait à Paris, avait sabordé ma planche si tu vois ce que je veux dire. Max et moi étions partis un week-end là-bas et la nana en question m'avait fait du rentre-dedans. Je n'étais pas du tout intéressé. La fille mince – je préfère préciser pour les mauvaises langues – était bien trop maquillée pour moi. Ça lui donnait en plus un air vulgaire. Je ne te parle même pas de comment elle était habillée ce soir-là. Elle fumait en plus... bref rien pour m'attirer. Elle a mal pris que je la repousse, pourtant j'ai été correct, tu me connais...

— Oui dis-je faussement lasse de le voir préciser ce détail.

— Donc quand il a été question que Clara vienne en Europe, tout le monde voulait qu'elle s'installe à Paris, là où se trouvait la grande majorité de sa famille. La petite amie fumeuse de l'autre cousin a tout fait pour la dissuader de venir à Genève et c'est aussi elle qui a mené cette campagne calomnieuse contre moi. Par simple jalousie.

— Les gens sont parfois capables du pire comme du meilleur tu sais.

— Oui je l'ai compris à ce moment-là.

— Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Si tu l'as connue ici et que vous êtes sortis ensemble ici, c'est ensemble que vous êtes partis en Guadeloupe l'été suivant ?

— Oui. Les plus belles vacances de ma vie et les plus douloureuses aussi. En fait sa mère l'a un peu piégée. Clara devait revenir à Genève avec nous. Nous, c'est Max et sa copine de l'époque, Clara et moi. La mère de Max qui est la sœur de la mère de Clara, nous avait mis en garde à demi-mot. Elle n'était pas d'accord pour qu'on aille là-bas aussi tôt après l'installation de Clara à Genève. Il était trop tard quand j'ai compris. Ils ont tout fait pour qu'elle ne reparte pas, jusqu'à la culpabiliser d'abandonner ses parents trop vieux pour s'occuper d'eux. Une fratrie de six enfants, les cinq en métropole et elle la petite dernière devait se sacrifier pour « garder » leurs parents. Elle me l'a annoncé trois jours avant notre départ. Elle savait que si elle m'avait dit les choses avant, j'aurais tenté un truc. « Audric, s'il te plaît. C'est déjà assez difficile comme ça, un mois que les choses tournent en boucle dans ma tête. » J'ai compris qu'on lui mettait la pression et je n'ai pas voulu faire pareil. Alors nous avons vécu les trois derniers jours sans reparler de ça et j'ai fait ma valise. Max, sa copine et moi sommes rentrés. Sans Clara.

— Vous êtes restés en contact longtemps après ?

— Non pas trop. Je sais qu'elle voulait mais ça me faisait trop mal. Je ne voulais pas dire du mal de ses parents, ils ont été très gentils avec moi et pourtant je ne peux pas m'empêcher de nourrir une certaine rancœur envers eux.

— Et là tu n'as plus du tout de contact ?

— Non. Enfin parfois. Quand Max et sa copine parlent de là-bas, j'entends parler d'elle. Ils ne m'en parlent jamais directement par contre.

A la fin de l'histoire d'Audric, je me rends compte que les larmes coulent sur mes joues. Il était certes jeune mais cette histoire l'a marqué et elle le touche encore aujourd'hui. Je le sens ému alors je rebondis pour le laisser souffler un peu.

— Max, c'est bien celui que je connais et qui était à ton anniversaire ?

— Lui-même. Max le terrible. On se connaît depuis le jardin d'enfants. C'est mon poto. Mon frère.

— Je n'ai pas souvent eu l'occasion de le voir, mais j'ai toujours entendu parler de lui. C'est fou quand même que je ne connaisse pas plus que ça ton meilleur ami.

— Il n'habite plus Genève. Sa copine et lui sont installés à Zurich. Mais sa mère habite toujours ici et je la vois de temps à autre. C'est une femme adorable. Si tu veux je te la présenterai un jour.

— Ben oui pourquoi pas.

Mon cousin s'éclipse dans la salle de bains et j'en profite pour ramasser les vestiges de notre repas japonais et les verres à vin pour ramener tout cela dans la cuisine. Il ne reste plus une seule goutte dans la bouteille de vin et on ne va pas en rouvrir une autre, nous bossons demain. Audric et moi revenons en même temps dans le salon. Il me fait un grand sourire signe que tout va bien. Je hoche simplement la tête et lui rends son sourire. C'est quelqu'un de bien et il fera le bonheur d'une femme un jour. J'espère juste qu'il ne restera pas sous le coup de sa déception avec Clara. Pour l'instant il ne s'attache à personne. Pourvu que cela ne devienne pas une mauvaise habitude. Combien de couples se forment mais ne résistent pas contre l'adversité ? C'est tellement injuste que l'amour ne triomphe pas de tout et de tous. Et moi ? Moi qui pense l'avoir trouvé, pourquoi les choses doivent-elles être aussi compliquées ?

« Il ne tient qu'à toi de les simplifier. Henri et toi êtes mariés. Bats-toi pour ça »

*******

— Tu penseras un jour à te caser ?

— Pfff je n'ai même pas 25 ans Emma, tu permets ?

— On a exactement le même âge, à trois jours près et pourtant tu veux que je me case avec Henri.

— Ce n'est pas pareil

— Et en quoi ça ne l'est pas dis-moi ?

— Parce qu'Henri et toi vous vous êtes trouvés. C'est une évidence. Moi je n'ai pas encore trouvé celle qui est faite pour moi c'est tout. Et franchement si tu ne fais pas ce qu'il faut pour vous retrouver, je te conduis de force à lui et vous enferme dans une pièce, vous n'en sortirez qu'une fois réconciliés et ensemble !

Je lui tire la langue avant de me lever pour préparer du café. Il ne l'a pas dit mais je sentais le «je l'ai perdue déjà celle qui est faite pour moi». Je préfère clore définitivement les chapitres de nos vies amoureuses respectives.

— Je te sers un café, ou autre chose ?

— Un café s'il te plaît.

Je suis en train de revenir avec les cafés quand je vois une notification s'afficher sur l'écran de mon cellulaire. Je me penche pour poser le café d'Audric en jetant un œil sur mon écran, quand je manque sur le coup de la surprise de le lui renverser dessus.

Audric s'écarte avant d'être ébouillanté par le liquide brûlant.

— Ehh ! Fais gaffe !

— Désolée... je... je... attends

J'attrape mon téléphone, le déverrouille pour afficher le message et là mon cœur manque un battement. Ou deux, avant de partir au triple galop.

Henri : Je t'aime Emma... Tu me manques tellement !!!! Je veux te retrouver, je veux t'avoir dans mes bras.



(*) Piasse : Le dollar canadien est populairement appelé ainsi. Une déformation du mot piastre qui était une ancienne pièce de monnaie.

(**) Breuvage : Il s'agit du mot utilisé au Québec pour parler des boissons. Toutes les boissons (sucrée, pétillante, alcoolisée ou non) sont appelées des breuvages. Ce mot est très courant et utilisé partout : au restaurant, au supermarché et dans les bars. Probablement un anglicisme pour beverage qui est la traduction de boissons.

(***) Cruiser : Terme québécois synonyme de draguer. C'est un autre anglicisme, emprunté à l'anglais to cruise.

(****)Tchiper est l'action de réaliser le . Tchiper quelqu'un est une action non verbale qui consiste à manifester ouvertement son mécontentement ou son mépris. Tchiper peut être jugé comme vulgaire et désagréable.

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