16. Mémoire vive
- Levi?
Un peu plus tard en soirée, alors que les deux hommes discutaient tranquillement entre eux, je fus apostrophé par Carla. Son regard était tendre, mais légèrement peiné. Je me souvins, d'un coup, de la mystérieuse scène qu'elle avait faite lorsqu'elle m'avait vu pour la première fois.
- Oui? demandai-je, ne comprenant pas ses yeux tristes.
- Je dois te montrer quelque chose de très important. Suis-moi.
Ce que je fis donc, désirant plus que tout apprendre ce qui la tracassait autant. Nous montâmes à l'étage, dans la chambre des maîtres. Carla m'invita à m'asseoir sur le grand lit tandis qu'elle fouillait dans le garde-robe. Une vieille boîte à souliers était cachée dans le fond de la tablette supérieure. La dame alla la chercher, n'ayant aucunement besoin d'un tabouret, et, avec cette précieuse boîte entre les mains, elle vint me rejoindre. Carla s'assit doucement à mes côtés, me jetant un petit coup d'œil alors que je lisais le nom inscrit sur le couvercle de carton : « Kuchel Ackerman ». C'était décidément le nom de ma mère... Mais...
- Comment...?
- Tiens, Levi. Je crois que cela te revient de droit plus qu'à moi. Tu mérites de connaître la vérité.
- La vérité? répétai-je tout en prenant doucement la boîte qu'elle me tendait.
- Oui. Aller, ouvre.
Cédant à la curiosité, je soulevai le couvercle. À l'intérieur du petit contenant se trouvaient des photos, des objets anodins tels des bijoux fabriqués à la main ou des petits coquillages, des dessins et des lettres. J'observais le tout avec émotion, sentant mon cœur se comprimer dans ma poitrine. À côté de moi, Carla, toute souriante, m'expliqua l'histoire de ces souvenirs.
- Kuchel et moi nous étions rencontrées au collège, commença-t-elle. Kuchel était si timide que, pour me demander d'être mon amie, elle m'avait écrit une lettre.
Carla tira un petit bout de papier plié en quatre. En l'ouvrant, on pouvait voir l'écriture maladroite d'une jeune main. J'eus un faible sourire en ayant une pensée pour ma propre timidité. Soupirant de nostalgie en relisant pour une énième fois ce petit mot, la mère d'Eren finit par replier papier.
- J'étais populaire dans le temps... Kuchel devait craindre cette sorte de hiérarchie, ce dont pourquoi elle n'osait pas me parler en face les premiers temps... Puis, nous avons grandi ensemble. Le lycée, ensuite l'Université et le marché du travail... Jamais nous ne nous étions quittées et, lorsque nous ne pouvions pas nous voir physiquement, nous nous échangions des lettres.
Doucement, Carla fouilla jusqu'au fond de la boîte à souliers afin d'en sortir une lettre, bien plus récente que la précédente, qui n'était que pliée en deux. Plusieurs feuilles étaient reliées ensemble par une petite pince. Je n'osais pas interrompre madame Jaeger dans son récit, complètement suspendu à ses lèvres. Les yeux pleins d'eau, Carla mit entre mes mains ces lettres qu'elle venait de tirer de la boîte à souvenirs.
- Tiens. Lis ça. C'est... Ça explique tout... Kuchel avait une fine plume. Elle pourra mieux te raconter notre... relation que je peux le faire oralement...
En effet, la voix de la femme vacillait légèrement. Je la sentais très émue. Encore après tant d'années, Carla était toujours sensible d'aborder le sujet de ma défunte mère. Tenant le papier légèrement usé dans mes mains, je parcourus rapidement mes yeux sur la lettre manuscrite. À quelques endroits, le papier était ondulé : sans doute que Carla avait pleuré sur ce papier.
Tout juste avant que je ne débute la lecture, Eren apparut dans le cadre de la porte. Il vint s'asseoir à ma droite alors que sa mère était à ma gauche. En remarquant la boîte sur mes genoux, les questions du jeune homme devaient sans doute avoir trouvé une réponse. Comme s'il me réconfortait à l'avance, il posa un bras sur mes épaules. Me sentant prêt, je commençai cette lecture qui s'annonçait plus que pénible...
« Chère Carla,
Il ne me reste plus beaucoup temps devant moi, alors je tiens à tout t'avouer maintenant. Comme j'ai le regret de t'avoir tout caché depuis le début... J'aurais dû me confesser bien avant...
Te souviens-tu de ce moment, au restaurant? Cela faisait plus de trois mois que nous ne nous étions pas rencontrées. Je mourais d'envie de voir ton visage, de savourer ton sourire, de t'entendre prononcer mon nom... J'étais si désespérée...
C'était un avant-midi ensoleillé, je m'en souviens très bien. Tu portais une magnifique robe fleurie au col rond. Le printemps tirait à sa fin tranquillement. Tu brillais. De mon côté, je crois que je devais avoir une mine affreuse... Mais toi, Carla, tu étais tout simplement... magnifique... Mon cœur battait plus vite, comme à toutes les fois que je te vois.
Nous avions commencé par se donner des nouvelles banales. Tu venais récemment d'être engagée au lycée, et moi, je travaillais toujours dans ce bar... Je ne sais pas comment tu faisais pour pouvoir aimer une carcasse aussi creuse que moi. Je n'étais rien, sinon qu'un jouet pour les Alphas. Une Oméga comme moi se devait de se plier aux ordres, mais toi, tu n'y croyais pas du tout. Tu voyais en moi une perle que je peinais à imaginer. Depuis le début, tu n'avais jamais cessé de croire en moi ; je t'en serai éternellement reconnaissante.
Enfin... Tu avais sans doute dû remarquer mon air d'enterrement lorsque tu m'avais demandé comment je m'en tirais avec mon boulot. Tu étais bien au courant que j'acceptais ces clients avec réticence, que je n'acceptais que pour l'unique raison que je devais me soumettre à eux - en tant que femme et Oméga à la fois. Mais... J'avais une malheureuse nouvelle à t'annoncer...
Tu avais paru surprise sur le coup. Tu m'avais donnée un sourire triste tout en m'avouant que tu avais, en retour, une bonne nouvelle pour moi. Comme je ne voulais pas gâcher ton instant de bonheur, je t'avais demandé :
" - Qu'est-elle?
- Je suis enceinte! "
Mon cœur s'était déchiré. Évidement... J'étais trop tard... Et puis, tu n'aurais jamais voulu d'une femme comme moi ; dépravée et souillée de ses pêchers. Toi, tu étais si belle et pure... Il était plus qu'évident que tu allais avoir une vie confortable avec un homme qui allait t'offrir de l'amour, des soins, des enfants, une maison, une vie... Qu'avais-je cru? Que je méritais ton amour? Quelle sotte j'étais de croire cela... Tous mes espoirs venaient de s'envoler...
Tu ne m'avais jamais parlé de ce Grisha auparavant. Rougissante, mais avec un grand sourire, tu m'avais raconté que tu l'avais rencontré il y avait peu de temps. Par accident, tu étais tombée enceinte de lui, mais tu comptais garder cet enfant et bâtir un foyer avec cet homme dont tu étais éperdument amoureuse.
Cependant, lorsque vint mon tour de raconter mon histoire... J'avais une nouvelle similaire à te raconter : j'étais également enceinte. Tu ne semblais pas comprendre la désolation qui se lisait sur mon visage. J'avais rassemblé tout mon courage pour t'expliquer ce qui s'était produit, cette nuit-là...
C'était mon patron qui m'avait violée. Il avait fait preuve d'une si grande violence que j'avais peur que tu ne puisses voir les marques sous mon pull à manches longues. Tu étais au courant que mon patron était un Alpha et qu'il me désirait ; tu savais que j'étais en perpétuel danger, mais jamais je n'avais réussi à trouver un nouvel emploi. Personne ne voulait d'une Oméga usée.
J'avais craqué en t'annonçant que je ne voulais pas cet enfant, qu'il ne méritait que d'aller en enfer avec son père. Cependant, tu m'avais redonné espoir.
" - Kuchel, m'avais-tu dite, tu seras la plus merveilleuse des mères, car tu es la plus merveilleuse des amies. Cet enfant mérite sa chance, il mérite de t'avoir comme mère. Je te conseille de le garder et de te reprendre en main. Je vais te trouver un logement plus acceptable que celui que tu as, je vais t'accompagner dans ta grossesse et tout se passera bien, d'accord? "
Tu m'avais redonné courage. Je ne pensais jamais avoir autant de force. J'étais contente que nous soyons enceintes en même temps, mais je n'aimais pas le contexte de nos grossesses... Ah, comme j'aurais voulu être la mère de ton enfant... Comme j'aurais voulu que tu sois la mère du mien... Comme j'aurais voulu être enceinte d'une autre manière...
Mais non, je devais faire face à la réalité ; toi et moi, c'était incompatible. Tu aimes les hommes, comme les gens le faisaient avant cette terrible guerre... Pourquoi? Pourquoi le genre humain a-t-il muté? Pourquoi nous a-t-il perverti à l'homosexualité? J'étais le démon damné ; toi, l'ange pur et immaculé. J'étais dans le tort. Je ne pouvais pas accepter la femme amoureuse de toi que j'étais.
Carla, comme j'aurais voulu te le dire plus tôt... Comme j'aurais voulu te déclarer ma flamme à l'eau de rose, te passer la bague au doigt et élever une famille à tes côtés... Maintenant, je ne peux qu'y rêver, allongée sur cette civière... Comme j'aurais voulu te serrer dans mes bras et tout de dire à haute voix au lieu de le faire d'une main tremblante...
J'avais accouché la première, prématurément. C'était un magnifique petit ange aux cheveux sombres et aux grands yeux bleus-gris. Tu me couvrais de louages en ne cessant de répéter à quel point il me ressemblait. Non, il ne me ressemble pas : il est encore plus beau que moi. Nous nous étions entendues pour le nommer Levi. Grisha nous avait savamment glissé que ce prénom était celui d'un des fils de Judas, dans la Genèse. C'est comique : mon enfant est né le 25 décembre au petit matin, tout juste à 00h06. Je me consolais en pensant que mon Levi chéri était un enfant saint, qu'il allait pouvoir pardonner mes terribles pêchers.
Et toi, tu avais donné naissance à ton Eren le 30 mars de l'année suivante. Quel adorable petit bébé... Je me souviens de la réaction de mon Levi lorsqu'il avait senti Eren près de lui ; ses pleurs nerveux avaient cessé. Tu avais souris en pensant qu'ils étaient aussi près l'un de l'autre que leurs mères l'étaient entre elles. De mon côté, je n'avais que souris tristement ; je souhaitais pour rien au monde que mon enfant vive les malheurs que j'avais endurés toute ma vie à cause de mon homosexualité dégoûtante.
Je voulais le protéger du cruel monde. Je voulus lui enseigner le beau et non le mauvais. Je voulais préserver son innocence des gens impitoyables qui le menaçaient. Je le savais né Oméga comme moi, alors je ne craignais qu'il subisse tous les malheurs que j'avais moi-même subis.
Oh, Carla, si un jour, tu retrouves mon petit Levi, dis-lui à quel point je m'en veux et que je l'aime. Je l'aime plus que tout. Je ne suis pas une mère digne, de l'abandonner à son sort à un si jeune âge...
Carla, je tiens à te remercier pour la belle vie que tu as tenté de m'offrir après la naissance de Levi. Jamais je ne pourrais te faire part de toute ma reconnaissance pour m'avoir montré une voie meilleure. Tu nous as conduits sur le chemin du paradis, malgré tout.
Malheureusement, après quelques années à élever mon enfant, je sentis les répercussions de ma jeunesse déjantée. J'appris que j'étais atteinte d'une maladie incurable, le Sida... Je ne voulais pas t'inquiéter, les premiers temps, mais je m'en voulais de te cacher de ce fait à chaque fois qu'on se rencontrait, avec les petits... Quand je pensais au futur que j'allais manquer à vos côtés, je fondais en pleurs.
Récemment, je ne pus te cacher mon état de santé lorsque j'eus un malaise... On m'avait transportée d'urgence à l'hôpital, sans doute là où nous t'avions appris la mauvaise nouvelle... Je pense que c'était même ton mari qui était en charge de moi ; ou avait-il tout fait pour l'être? Quel gentilhomme, ce Grisha. Tu le mérites amplement.
Ce fut à l'hôpital qu'on m'annonça que mon temps était dorénavant compté. Oh, comme je m'en voulais! J'allais confier mon petit Levi à son oncle. Je ne sais pas si mon frère va tolérer le fait que mon garçon soit Oméga... Je le connais, il n'a jamais voulu m'accepter pour ce fait... Je crains de ne plus pouvoir protéger mon enfant des cruautés qui l'attendent.
Carla, mon dernier souhait, c'est que... que tu veilles sur mon ange. Je ne peux pas te demander de m'accepter comme je suis, ce serait trop beau... Je veux simplement que veilles à ce que Levi ait une belle vie, comme je ne pourrai pas le voir grandir... Tu me diras comment il est devenu, d'accord? Je veux savoir quel homme il deviendra... S'il s'affirmera aussi fortement qu'il le fait maintenant, s'il conservera sa témérité et sa détermination... Dis-moi que tu prendras grand soin de lui et que tu prieras pour lui.
Dis-lui que je l'aime fort. Je t'aime toi aussi, Carla.
Adieu,
Kuchel Ackerman. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top