Chapitre 9


Gwendolyne profite qu'Illiana soit occupée à démêler ses cheveux pour l'observer dans le reflet du miroir. Elle va mieux, c'est indéniable. Déjà, elle a repris un peu de poids, ses os ne saillent plus sous sa peau même si elle reste très mince. Et ses yeux brillent toujours de cette curieuse lueur qu'elle a vu s'allumer le jour de leur sortie, même si elle s'amoindrie.

Actuellement emballée dans un long drap de bain, l'elfe est concentrée sur sa tâche, et la jeune femme en profite. Elle adore se faire brosser les cheveux et n'en a que rarement le temps en ce moment.

Illiana termine et lisse une dernière mèche du bout des doigts qui retombe en ondulations légères.

– Ils sont magnifiques, souffle-t-elle soudain.

La magicienne manque de sursauter. C'est à peine si l'elfe a décroché trois mots depuis qu'elles ont quitté la chambre et la voilà qui engage la conversation sur ses cheveux. Loin de s'en plaindre, la jeune femme lui sourit tristement en les ramenant sur son épaule.

– Ma mère avait les mêmes. Ils étaient bien plus long que les miens, ils tombaient jusqu'à ses reins.

L'elfe repose délicatement la brosse sur la coiffeuse et presse doucement ses épaules, caressant sa nuque des pouces.

Gwendolyne expire lentement. Elle a brusquement conscience de ce contact peau contre peau et de la chaleur du corps derrière le sien. Aussitôt, elle se reprend et corrige ses pensées. C'est un geste de réconfort, uniquement.

– Les tiens ont une couleur magnifique, enchaîne-t-elle pour masque son trouble. Je n'en avais jamais vu de semblable.

L'elfe passe une main dans la masse argentée encore humide, un léger sourire amusé au coin des lèvres. La jeune femme se surprend à aimer cet air qu'elle affiche. C'est celui qui indique qu'elle abaisse légèrement sa garde, qu'elle va répondre à la question implicite.

– La plupart des miens ont les cheveux argents. Il y a un vieux proverbe qui dit que les enfants au cheveux de nuit sont nés sous une bonne étoile.

– La mienne doit être bien cachée, ironise la magicienne.

Illiana secoue la tête et pose un baiser léger sur le haut de son crâne avant de se détourner, la laissant les joues roses et le crâne empli de questions.

Dans le reflet, elle la voit s'habiller des vêtements propres qu'elle lui a fait amener et décide d'en faire autant. Illiana est plus rapide et viens l'aider à terminer de lacer le dos de sa robe.

– Merci, murmure Gwendolyne.
L'elfe se fige un instant. Il n'y a pas que pour ce geste qu'elle exprime sa gratitude et sa prisonnière l'a bien compris. La jeune femme pivote et lève le menton pour soutenir son regard. Un bref éclair passe dans les yeux d'Illiana, qu'elle n'identifie pas, avant que celle-ci ne recule d'un pas, mettant de la distance entre elles.

– Comment vous sentez-vous ? demande sa prisonnière.

– Hormis la fatigue, je vais bien.

L'elfe hoche la tête, satisfaite.

– Vous luttez bien contre le sort. Il se dénouera plus vite que je ne le pensais.

La jeune femme lui sourit même si son cœur s'affole. Guérir plus vite signifie se passer de sa présence. Mentalement, elle s'administre une sévère réprimande. Il faut absolument qu'elle cesse d'avoir ce genre de pensées. Illiana et elle ont fait la paix, et c'est déjà un grand pas compte tenu de la haine de l'elfe pour les humains. Elle ne peut pas se permettre d'être distraite par des idées licencieuses alors qu'elle essaye de se rapprocher d'elle pour amasser des renseignements utiles. Néanmoins la petite voix au fond de sa conscience lui chuchote que son désir d'en apprendre plus sur les enfants de la forêt n'est pas uniquement liée à son rêve de paix. La jeune femme la réduit fermement au silence.

Toujours souriante, elle entraîne l'elfe avec elle dans son bureau. Elle a des rapports à consulter, d'autre à rédiger. Illiana s'assoit sur le seul autre siège de la pièce et laisse son regard se promener autour d'elle. Bientôt, elle ramène ses jambes contre sa poitrine et pose son menton sur ses genoux. Les yeux clos, elle semble dormir. Quand elle s'en aperçoit, la magicienne s'interrompt.

– Cela t'ennuie à ce point de me tenir compagnie ? s'offusque la Dame du Fort.

Immédiatement, sa prisonnière ouvre les yeux.

– Je ne veux pas vous déranger.

Gwendolyne se mord la lèvre inférieure. Effectivement, elle n'avait pas vu les choses sous cet angle.

– Je n'en ai pas pour très longtemps. Puisque officiellement je suis souffrante et alitée, il n'y a que des sujets urgents. Je pourrai te consacrer du temps après.

L'elfe hausse un sourcil. La jeune femme devine les interrogations qui flottent dans son regard émeraude. Elle a bien l'intention d'obtenir d'autres informations sur le peuple de la forêt et pour cela, il lui faut partager du temps avec sa prisonnière.

Elle termine son rapport sur sa défaite contre les magiciens elfes quand une enveloppe cachetée attire son attention. C'est le dernier sujet dont elle doit s'occuper. Gwendolyne se fige en identifiant le motif imprimé dans la cire. L'ours debout lui lance un regard moqueur comme elle se saisit du parchemin. Quels reproches son père lui adresse-t-il de son écriture acérée, aujourd'hui ? La magicienne respire profondément, brise le cachet d'un mouvement élégant et commence sa lecture.

Entre les lignes d'écriture acérée qui l'encourage à poursuivre les objectifs de leur souverain, elle voit le reproche de ne pas avoir remporté de victoire contre leur ennemi. Elle serre les dents et continue de parcourir le message. Elle termine en tremblant. Elle a les oreilles qui bourdonnent, le cœur qui galope et les poings serrés.

Les mots doucereux de son géniteur l'informent de sa visite prochaine à fort Qualir, accompagné de son futur fiancé. Il serait dommage que la guerre empêche leur union et les laisse se languir loin l'un de l'autre. Ils viendront donc conclure les fiançailles dès que les rapports du front seront favorables à ce déplacement.
La jeune femme en pleurerai. Jamais donc il ne la laisserai tranquille ? La colère qui hurle dans son esprit réclame un exutoire, et dans un geste rageur, elle se lève, envoie sa chaise se fracasser contre le mur derrière elle et voler tout ce qui se trouve sur le bureau. Elle a à peine conscience d'Illiana qui esquive de justesse plumes et encriers. La lettre froissée dans sa main se transforme en projectile mortel qui s'écrase contre le mur.

Elle voudrait hurler, tout détruire sur son passage, pleurer à s'arracher les cordes vocales. Elle lève son poing vers le mur le plus proche, bien décidée à le réduire en miettes, mais deux bras la saisissent aux épaules et la font pivoter de force.

– Je ne crois pas qu'agrandir votre chambre soit une bonne idée, souffle Illiana.

La phrase sonne tellement incongrue que la magicienne se fige. Deux doigts lui redressent le menton et elle plonge dans un océan de vert aux mille nuances. Mais elle a envie d'exploser, de libérer cette rage qui brûle dans tout son corps.

Elle repousse l'elfe sans ménagement et se tourne vers le bureau. C'est un meuble magnifique, aux angles doux et travaillés, en chêne massif, munie de tiroir à dorure. Un bijou qui a probablement demandé des dizaines, peut-être des centaines d'heures de travail. Un cadeau de son père pour fêter sa nomination à la tête du Fort.

Un mouvement de poignet et les tiroirs sortent de leurs emplacements pour tomber au sol, leur contenu éparpillé à travers la pièce. Elle balaie l'espace du bras et avec un hurlement sorti du plus profond de ses tripes, le meuble vole en morceaux. Des planches de toutes tailles filent se fracasser contre les murs.

Cette fois-ci, les bras la ceinture fermement.

– Lâche-moi ! hurle-t-elle.

– Vous allez vous faire mal, refuse une voix chaude dans son oreille.

– Je m'en moque ! Je veux le réduire en miette !

– Cela ne changera rien à la situation, quelle qu'elle soit.

Gwendolyne se débat mais elle ne peut rien faire contre la force de l'elfe qui la maintient contre elle. Elles luttent un moment en silence avant qu'Illiana s'effondre en gémissant, la tête entre les mains. Libérée, la magicienne veut retourner sa colère contre l'elfe mais s'aperçoit brutalement que sa prisonnière souffre de la punition que lui inflige son collier. Cette constatation lui fait l'effet d'un plongeon dans l'eau glacée. Elle s'agenouille aussitôt auprès d'elle et désactive l'artefact.

– Illiana ? murmure la jeune femme.

Recroquevillée sur le sol, sa prisonnière halète. La douleur a été d'une rare intensité, augmentée par la colère de la magicienne. Gwendolyne se mord la lèvre, secoue la tête. Quelle idée elle a eut de vouloir la calmer ! Elle s'assied, prend la tête de l'elfe sur ses genoux en attendant qu'elle revienne vers elle. Illiana a le teint livide, les yeux clos. Inquiète, la magicienne sonde son corps qui vibre encore des échos de la magie punitive. Lentement, elle la sent reprendre pied dans la réalité et se retire dès qu'elle la voit battre des paupières.

– Tu n'aurais jamais dû essayer de m'arrêter, la réprimande doucement Gwendolyne quand elle voit son regard s'éclaircir.

– Vous êtes encore trop affaiblie pour vous permettre de tels éclats, gémit Illiana en portant la main à son front.

– Et me l'expliquer ne t'ai pas venu à l'esprit ?

– M'auriez-vous seulement entendu ? réplique l'elfe.
Gwendolyne soupire. Elle la connaît trop bien. Cela devrait l'inquiéter mais elle n'en a cure.

Illiana quitte ses genoux et s'assied. Ses grands yeux verts cherchent des réponses dans les siens. Elle détourne le regard, observe le bureau saccagé. Sa colère s'est envolée, chassée par son inquiétude et sa fatigue.

– Qu'a dit votre père ? interroge soudain sa prisonnière.

La jeune femme serre les poings. Une soudaine envie de pleurer lui noue la gorge. Et comme après sa précédente crise de colère, elle se confie à Illiana qui l'entoure d'un bras réconfortant.

– La seule chose qui me console c'est que pour l'instant, les nouvelles sont mauvaises. Vos troupes gagnent du terrain. J'en viens à souhaiter la défaite de mon propre camp, Illiana, c'est monstrueux...

– Non, pas monstrueux, corrige l'elfe. Vous ne voulez pas souffrir, c'est normal. Surtout que d'après ce que racontent les gens, votre potentiel fiancé trimbale avec lui tout un lot de personnes désagréables...

– Je sais... Hélas, je ne peux rien y faire.

Les larmes qu'elle retient depuis trop longtemps dévalent ses joues et elle cache sa tête dans le cou de l'elfe. Elle pleure en silence tandis que sa prisonnière lui caresse les cheveux.

La tempête passée, Illiana commence à fredonner à mi-voix une chanson dans sa langue natale. Gwendolyne se mouche, s'apaise, écoute les mots qu'elle ne comprend pas mais qui forment des images derrière ses paupières closes.

– C'est beau, murmure la magicienne.

– Vous avez compris ?

– C'est l'histoire d'un homme qui rêve de voler...

À sa plus grande surprise, l'elfe pose un baiser sur son front.

– Vous êtes sensible à l'ancienne langue, sourit-elle.

– Et c'est une bonne chose ?

– Il y a des humains qui y sont complètement hermétiques et qui se fatigue à en balbutier quelques phrases. Et puis il y a ceux qui, comme vous, l'apprennent sans même s'en rendre compte. Parce qu'elle chante dans leurs oreilles et qu'ils ont un cœur qui écoute.

– Comment puis-je apprendre une langue sans même m'en rendre compte ? s'étonne Gwendolyne.

– En quelle langue est-ce que je parle actuellement ? s'amuse Illiana.

La magicienne veut répondre mais les mots restent coincés dans sa gorge. L'elfe parle sa langue natale. Le pire, c'est qu'elle a l'impression de la comprendre parfaitement.

– Je crois que nous avons trouvé de quoi nous occuper, plaisante l'elfe devant sa mine interloquée. Je vais vous apprendre le langage des miens, vous qui voulez savoir qui nous sommes.

Elle se lève et lui tend la main. Confiante, Gwendolyne s'en saisit et elle la remet sur ses pieds sans effort. Délaissant le bureau sans dessus dessous, elles s'installent dans la pièce à vivre.

Le reste de la journée s'écoule au son de la voix de l'elfe qui, tantôt parlant, tantôt chantant, lui raconte les histoires de son peuple. Des comptines pour enfants, aux longues gestes des héros d'antan, elle emmène la jeune femme dans un monde lointain, où ses soucis ont disparu et ses rêves peuvent se réaliser.

Émerveillée, celle-ci a complètement oublié la raison première de sa présence. C'est seulement au moment de se coucher, quand Oriane revient devant sa porte, qu'elle se rappelle brutalement qu'elle est victime d'un sort.

Illiana est partie dormir sur le canapé devant le feu. Restée seule dans son lit, Gwendolyne peine à s'endormir. Elle tourne et retourne dans sa tête les pensées que les chants elfiques ont tenu éloignées pendant la journée. Quand elle finit par sombrer dans elle sommeil, elle enchaîne les cauchemars. Son père fait alliance avec de sombres magiciens pour la faire souffrir et elle court à travers des couloirs sombres pour leur échapper. Mais ils gagnent implacablement du terrain.

Elle se réveille couverte de sueur, le cœur galopant. Deux prunelles de jade s'arriment aux siennes et des mains chaudes se posent sur ses joues humides de larmes.

– Ce n'est rien, vous avez fait un mauvais rêve.

La voix chaude l'incite à se blottir dans des bras accueillants qui la bercent et la rassurent. La jeune femme somnole quand elle sent soudain l'elfe s'éloigner après l'avoir bordée.

– Illiana... gémit-elle en tendant la main.

Sa prisonnière revient sur ses pas, l'examine d'un œil soucieux.

– Vous avez mal ?

– Non... non, reste, s'il te plaît, réclame-t-elle.

– Vous devez vous reposer.

– Dors avec moi.

L'elfe la regarde, interdite.

– Je fais moins de cauchemars quand tu es là, insiste Gwendolyne.

Illiana la regarde sans un mot. La jeune femme ne parvient jamais à décrypter cette expression qu'elle affiche parfois quand elle la dévisage ainsi. Elle va insister quand l'elfe secoue la tête et contourne le lit pour grimper dessus. Dès qu'elle se glisse sous les draps, la jeune femme se colle contre elle, niche son visage contre sa poitrine. Illiana remue, glisse un bras autour de sa taille et colle ses pieds glacés contre ses jambes, lui provoquant un long frisson.

– Maintenant, il faut dormir, murmure l'elfe dans ses cheveux.

Gwendolyne ne répond même pas. La berceuse que fredonne sa prisonnière l'emporte vers un sommeil réparateur.

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