Chapitre 6


Une cavalcade dans le couloir réveille Illiana. Aux bruits de pas s'ajoutent des murmures secs, puis Graham déboule dans sa chambre, une bougie à la flamme vacillante à la main.

- Debout, dépêche-toi ! grogne-t-il en la voyant éveillée. On vous donnera les consignes en bas.

L'elfe s'exécute et descend les marches avec une dizaine d'autres esclaves à la mine ensommeillée. Au rez-de-chaussée, elle comprend rapidement la raison de toute cette agitation. Un groupe de soldats vient d'arriver à la forteresse, et ils ne sont visiblement pas en bon état. Pour débarquer ainsi au milieu de la nuit, ils ont probablement dû se replier après une défaite. Tandis qu'elle transporte des seaux d'eau entre les blessés dans la grande salle convertie en infirmerie, son cœur hésite entre la souffrance des hommes et sa propre euphorie face à la victoire des siens.

Sa joie s'efface brusquement quand elle aperçoit la Dame du Fort user de ses dons pour soigner les plus gravement atteints. Ses yeux sont remplis de tristesse tandis qu'elle recoud peau et muscle. Illiana perçoit presque son déchirement quand elle passe d'un lit de fortune à un autre. Elle ne pourra pas tous les sauver, c'est une évidence.

La Lune poursuit sa course, cède la place au Soleil, et peu à peu l'agitation qui règne dans la forteresse s'apaise. La plupart des blessés se sont endormis et Illiana prend le temps de souffler en ramenant un nouveau chargement d'eau. Du coin de l'œil, elle voit la magicienne vaciller en se relevant du chevet d'un énième soldat. L'elfe ne réfléchit pas et agit d'instinct. En trois pas, elle est près d'elle et la soutient, lui évitant de chuter sur son patient.

La jeune fille est blanche, elle a d'énormes cernes sous les yeux qu'elle ferme en s'appuyant sur l'elfe.

- Illiana... gémit-elle doucement.
- Je pense que vous feriez mieux de vous reposer, Ma Dame, l'interrompt une voix.

L'elfe relève les yeux et croise le regard d'Oriane qui s'est également approchée.

- Non... Je dois les aider... proteste la noble.
- Avec tout mon respect, Ma Dame, vous tenez à peine debout, prononce la femme en armure à mi-voix. Il faut que vous vous reposiez, les hommes restant ont besoin de vous en pleine forme.

Sans attendre de réponses, elle dégage sa maîtresse des bras de l'elfe et la jeune femme s'appuie sur elle. D'un mouvement du menton, Oriane renvoie Illiana qui s'exécute en serrant les dents, retournant auprès de la cheminée pour surveiller l'eau qui doit bouillir pour laver les bandages. Elle voit les deux femmes quitter lentement la pièce, la Dame du Fort s'appuyant lourdement sur sa garde du corps.

La journée passe et Illiana reprend ses tâches quotidiennes. L'arrivée des soldats a bouleversé la routine des esclaves, qui ont été répartis de manière à compenser l'afflux de monde. Plus en cuisine et à la lingerie, moins à l'entretien. C'est donc seule qu'Illiana remplit les réserves de bois du corps principal. Elle atteint les appartements seigneuriaux et trouve Oriane en train de sortir. La voyant approcher, la femme soldat attend qu'elle arrive pour lui demander :

- Tu as bientôt fini ta tournée ?

- Il ne me reste que les appartements de la Dame à faire, maîtresse, répond prudemment l'elfe.

- Bien, tu m'apporteras donc de quoi dîner une fois que tu auras terminé, ordonne la femme. Et ne fais pas de bruit en entrant dans la chambre, Dame Gwendolyne se repose.

- Oui, maîtresse, acquiesce Illiana.

Elle exécute sa tâche en silence, sous l'œil attentif d'Oriane, installée dans le salon. C'est la première fois que l'elfe la voit porter autre chose que sa lourde armure de plaques. L'ensemble de cuir et de maillons métalliques qu'elle porte la rend moins imposante, mais plus agile et elle se déplace plus silencieusement, même si l'ouïe sensible de la prisonnière lui permet d'entendre le cliquetis provoqué par sa respiration.

Illiana termine sa corvée par la chambre, et ne peut s'empêcher de s'attarder sur la frêle silhouette dissimulée par les draps. Elle s'approche sans bruit et observe la magicienne endormie. Même au pays des songes, ces traits sont tendus et soucieux. Ce constat attriste l'elfe mais elle ne peut pas s'attarder pour y remédier avec Oriane qui attend dans la pièce voisine.

La prisonnière redescend donc, range l'imposant panier à bois qu'elle transporte à sa place et va quémander un repas aux cuisines. On lui remet rapidement une écuelle pleine d'une soupe épaisse dégageant une odeur plus qu'engageante qu'elle s'empresse de monter à sa destinataire. Certes, les esclave mangent à leur faim, mais la nourriture est loin d'être d'aussi bonne qualité que celle qu'elle tient dans les mains, et elle en prendrait bien un peu.

Arrivée à destination, elle toque à la porte, mais ne reçoit pas de réponse. Elle insiste plusieurs fois, mais aucun bruit ne se fait entendre derrière le battant. Prudente, elle entrouvre la porte et glisse la tête dans l'ouverture.

Oriane dort dans le canapé, le menton sur la poitrine. L'elfe émet un léger soupir d'agacement avant de se reprendre et d'entrer. Elle dépose le bol bien en évidence près de la cheminée pour le maintenir au chaud, ne voulant pas réveiller la femme qui a probablement eu une journée difficile.

Elle s'apprête à faire demi-tour quand des bruits légers en provenance de la chambre l'arrêtent. Elle devrait ne pas y prêter attention et retourner en cuisine pour aider à apporter la nourriture aux malades... L'elfe secoue la tête et pose la main sur la poignée de la porte avant de s'immobiliser à nouveau. Est-ce un gémissement qu'elle a entendu ? Après une nouvelle hésitation, elle se dirige vers la chambre d'un pas aussi rapide que silencieux.

La jeune femme endormie est visiblement en plein cauchemar. Ses yeux s'agitent sous ses paupières closes, elle est en sueur et gémit des paroles incompréhensibles. Délicatement, l'elfe s'assied en tailleur sur le matelas, le faisant à peine frémir. Elle ne sait pas si elle doit la réveiller et craint la réaction qu'elle pourrait avoir. Mais quand les larmes se mettent à couler, elle décide d'agir. Elle pose une main sur l'épaule de la magicienne et la secoue doucement.

Elle n'a pas besoin d'insister plus pour que la dormeuse s'éveille brutalement et tente de la frapper. Illiana attrape sans difficulté son poing au vol et la bloque contre elle quand elle se redresse. La jeune femme pousse un cri de surprise étranglé et l'elfe s'empresse de lui murmurer des paroles rassurantes avant qu'elle n'appelle sa magie :

- Tout va bien, vous avez fait un cauchemar, maîtresse. Vous ne craignez rien, ce n'est que moi.

La noble s'écarte et elle la laisse faire, soutenant sans broncher le regard doré qui cherche le mensonge dans ses paroles. Finalement, la magicienne secoue la tête et revient se blottir contre elle. Elle doit sentir l'étonnement d'Illiana car elle murmure :

- Juste quelques minutes, s'il te plaît.

L'elfe la repousse le temps de redresser un oreiller et de s'appuyer contre en ôtant ses chaussures. Installée, elle ouvre ses bras à la jeune femme qui s'y niche en silence. Elle sent une larme couler dans son cou et caresse doucement son dos pour la rassurer.

- Vous voulez en parler, maîtresse ? chuchote Illiana quand elle la sent plus calme.

Elle secoue négativement la tête en se serrant plus fort contre elle. La prisonnière entreprend un léger mouvement de balancier, berçant la jeune femme en regardant les flammes. Cette scène lui rappelle celle de la semaine dernière, avant que la Dame du Fort ne décide de lancer ses troupes vers la frontière pour tenter de repérer l'ennemi.

Un gargouillement la rappelle à la réalité. La magicienne n'a rien avalé depuis hier soir, et avec son usage intensif de la magie, elle doit mourir de faim. Un regard échangé avec la jeune femme lui indique qu'elle hésite à l'envoyer chercher de la nourriture.

- Je reviens tout de suite, annonce l'elfe en se dégageant.

La jeune noble soupire mais la laisse partir. Illiana retourne dans le salon où Oriane dort toujours, s'empare de l'écuelle de soupe et de la cuillère qui va avec et retourne prestement dans la chambre. La Dame du Fort ne cache pas son étonnement de la voir revenir aussi vite.

- Oriane m'avait demandé de lui apporter de quoi se restaurer, mais elle est endormie sur le canapé.

- Eh bien tant pis pour elle, sourit la jeune femme en s'emparant du bol pour commencer à manger avec appétit.

En quelques secondes, elle s'est reconstituée un masque derrière lequel elle dissimule ses sentiments. Elle est encore épuisée, l'elfe le sait, mais elle ne laisse rien filtrer. Debout près du lit, elle la regarde engloutir la soupe encore chaude.

- Qu'y-a-t-il ? l'interroge la magicienne en relevant les yeux de son repas.

- Rien maîtresse, je suis satisfaite de voir que vous allez mieux.

- En effet.

Une ombre passe dans le regard de la Dame du Fort et c'est avec moins d'entrain qu'elle termine de manger. Illiana reste dans son rôle, puisqu'elle ne manifeste nullement l'intention de renouer avec leur complicité précédente. Elle attend donc patiemment et reprend la vaisselle sale des mains de la jeune femme.

- Désirez-vous autre chose ou dois-je vous laissez vous reposez, maîtresse ? demande mécaniquement la prisonnière.

- J'aimerais savoir comment se portent les blessés, répond posément la magicienne.

- Je l'ignore, maîtresse.

- Comment cela tu l'ignores ? répète-t-elle en fronçant les sourcils. J'ai signalé aux guérisseurs que tu avais des connaissances utiles sur les plantes, ils ont dû te charger d'en soigner certains, non ?

- Pas du tout, maîtresse, j'ai aidé au montage des tentes, au nettoyage des logements des officiers, j'ai rentré du bois pour toutes les pièces importantes du bâtiment, mais je n'ai pas approché les soldats de la journée, explique l'elfe.

- Je vais en prendre un pour taper sur l'autre, s'énerva la noble en se levant. Ils ne sont pas fichus de voir plus loin que leurs superstitions imbéciles ! Ils m'avaient dit ne pas vouloir que tu leurs donnes de l'énergie, maintenant ils ne te laissent même pas approcher leurs patients ! J'avais pourtant donné des consignes claires !

Ses cris finissent par réveiller Oriane qui se précipite dans la chambre, épée en garde. D'instinct, elle se dirige vers Illiana qui représente la seule source de menace dans la pièce. L'elfe n'a pas le temps d'esquiver que la garde du corps se fait repousser contre le mur par une force magique et s'avachit contre la pierre, sonnée. La prisonnière pivote et d'un bond franchit la distance qui la sépare de la jeune femme qui s'écroule. Elle la rattrape et la soulève, elle ne pèse presque rien dans ses bras tandis qu'elle la rallonge sur le lit.

- Utiliser la magie dans votre état n'est pas une bonne idée, maîtresse, la rabroue l'elfe sans se soucier de la punition du collier.

- Elle t'aurait blessée... proteste faiblement la jeune femme.

- Non, j'aurais pu l'éviter sans mal, la corrige Illiana.

- Ma Dame, qu'est-ce qu'il vous prend ? Qu'est-ce qu'elle vous a fait ? s'exclame la femme soldat en se relevant péniblement.

- Il y a eu suffisamment de sang versé inutilement Oriane. Illiana ne présentait pas de menace pour moi, c'est contre d'autres que ma colère était dirigée. Tu allais la frapper, j'ai voulu éviter cela, un peu brutalement, j'en conviens volontiers.

Après quelques explications supplémentaire, la femme consentit à s'éloigner de sa protégée pour aller chercher de quoi se nourrir et sonner les cloches aux guérisseurs. À peine a-t-elle franchit la porte que la jeune femme pose ses doigts sur la pièce métallique autour du coup de sa prisonnière et bannit la douleur, provoquant un soupir de soulagement chez l'elfe qui sert les dents depuis un moment. Elle tente de se redresser mais ses bras tremblent et elle retombe sur les coussins quand Illiana la repousse doucement.

- Vous devriez vous reposez...

- Je ne peux me le permettre, il y a trop à faire, réplique la Dame du Fort.

- Vous n'aurez pas le temps de faire dix pas avant de vous évanouir, prédit l'elfe.

- Sauf si tu me donnes ton énergie, souffle la magicienne.

Illiana plisse légèrement les yeux et fronce le nez. Voilà deux fois qu'elle évoque une chose dont elle devrait tout ignorer.

- Comment comptez-vous vous y prendre pour vous transférer mon énergie ? tente-t-elle.

- Ne me prend pas pour une imbécile, je sais parfaitement que tu peux le faire si tu en as envie, et tu n'as nullement besoin de magie pour ça, c'est votre connexion à la nature qui vous permet de le faire.

- Qui vous a raconté ça ?

- Mon précepteur.

- J'ignore comment il l'a appris, mais je lui souhaite de ne plus jamais croiser un elfe de sa vie, menaça Illiana. C'est un secret qui ne devrait pas être confié aux humains.

- Donc tu peux le faire ? insiste-t-elle

- Oui, tous les jeunes apprennent à le faire dès qu'ils ont terminé leur croissance.

- Alors fait-le pour moi, exige-t-elle.

L'elfe change de position et détourne la tête.

- Vous ne savez pas ce que cela implique. C'est quelque chose qu'on ne partage pas avec tout le monde...

- Qu'entend-tu par là ?

- Disons, qu'il faut un contact physique assez intime pour pouvoir le faire.

- Tu dois m'embrasser, c'est ça ?

Illiana sent la pointe de ses oreilles chauffer et hoche la tête en évitant de la regarder.

- Nous n'avons pas la même culture, mais ici un baiser n'engage en rien, et j'en ai besoin, Illiana, s'il te plaît, demande-t-elle en posant une main sur son genou.

L'elfe fronce le nez. Elle ne doit pas le faire, elle ne peut pas donner cette force à l'ennemi. Et pourtant une part d'elle même à très envie de goûter aux lèvres de la jeune femme, de lui offrir ce cadeau. Pour une seule fois, ça ne prêtera nullement à conséquences, juste une fois.

- Cela ne remplacera pas longtemps votre propre énergie, deux ou trois heures peut-être, mais après elle se dissipera, l'avertit-elle.

- Peu importe, j'aurai toute la nuit pour dormir après, affirme la magicienne.

Avec un soupir, l'elfe cède à sa demande. Elle se penche sur elle et viens frotter son nez contre le sien. La respiration de la jeune femme s'accélère et elle ferme les yeux, Illiana entend les battements de son cœur qui s'affole. Délicatement, elle pose sa bouche sur la sienne. La magicienne frémit tandis que la langue de sa prisonnière rejoint la partie, franchissant la barrière de ses lèvres. Elle l'explore doucement, presque tendrement tandis qu'une vague d'énergie déferle en elle. Sans s'en apercevoir, elle lui rend son baiser, laissant sa langue danser avec la sienne.

Illiana rompt le contact et elle manque de laisser échapper un soupir de frustration. Une alerte se déclenche dans son esprit face à sa réaction. Elle ne doit pas ressentir ça, elle n'a pas le droit ! Elle rouvre les yeux pour plonger dans les iris émeraudes de l'elfe qui l'observe, toujours penchée sur elle, en se mordillant la lèvre.

- C'est vraiment efficace, j'ai l'impression d'être en pleine forme, dit-elle faussement enjouée.

- Pour l'instant, oui, mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit, lui rappelle sa prisonnière.

- Ne t'inquiète pas, je ferai attention, souffle la jeune femme.

À contrecœur, elle réactive le collier de l'elfe et celle-ci se lève, impassible.

- Peux-tu appeler Noémia, qu'elle m'aide à m'habiller ? Ensuite, tu pourras retourner à tes corvées.

- Bien, maîtresse.


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