Chapitre 5


La tempête se déclencha le lendemain, en début d'après-midi. Une histoire insignifiante à propos d'une torchère mal scellée qui eu le malheur de tomber aux pieds de la Dame du Fort. Mais ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Le malheureux esclave responsable de l'incident en pris pour son grade, après quoi ce fut les contremaîtres puis les soldats en train de jouer au dés, les officiers paresseux et le chef du convoi de ravitaillement trop lent. Même Oriane se vit chassée avec fracas des appartements seigneuriaux et dû se contenter de monter la garde au bout du couloir. Si le duc de Rimath était connu pour ses colères froides et sa rage polaire, celles de sa fille était bouillonnantes. En sa qualité de magicienne, celle-ci avait en plus la capacité de démolir murs et mobilier sur son passage.

Dans la soirée, le tumulte s'apaisa enfin et un silence inhabituel s'installa sur Fort Qualir. Chacun faisait le moins de bruit possible et filait doux.

Illiana avait eu la chance d'échapper à la tornade car elle remplissait les réserves de bois avec les bûches du nouveau convoi. Et sans qu'elle comprenne comment, elle se retrouva désignée pour apporter son dîner à la Dame du Fort. C'est donc avec une certaine appréhension qu'elle se dirige vers ses appartements. Arrivée à l'entrée du couloir, Oriane lui adresse une légère grimace d'encouragement, qui n'est pas pour la rassurer.

La porte est entrouverte et l'elfe la pousse avec précaution, le plateau dans une main. Elle a à peine le temps d'apercevoir le décor saccagé qu'un objet vole dans sa direction. Par réflexe, elle esquive le projectile qui s'écrase dans le couloir avec un bruit mat.

- Dehors ! hurle la magicienne sans se retourner.

- Maîtresse je ...

- J'ai dit, dehors !

Illiana sort précipitamment et se plaque contre le mur tandis qu'un vase traverse l'espace pour exploser contre le mur d'en face. En soupirant, l'elfe fait demi-tour. Au moins, elle aura essayé et s'en sera tirée indemne. Un bruit l'arrête. Quelque chose qui ressemble fortement à des pleurs. Elle fronce les sourcils et tend l'oreille. Il semblerait que son hypothèse se confirme. Elle revient sur ses pas, pose le plateau à une distance prudente de la porte et glisse sa tête dans l'ouverture. La jeune femme est assise au sol, au milieu du carnage, les genoux remontés contre la poitrine et sanglote.

Ce spectacle serre la gorge et le cœur de l'elfe, surtout quand elle se souvient de son rire d'hier. Lançant sa prudence aux oubliettes, elle contourne le canapé éventrée et la table basse fendue en deux pour s'agenouiller près d'elle et la prendre dans ses bras.

- Va-t'en, hoquète la magicienne en tentant de se dégager.

Illiana ne répond pas et se contente de la maintenir contre elle, ignorant la douleur sourde qui se manifeste dans sa tête.

- Laisse-moi, insiste la jeune noble, prisonnière de ses bras.

- Non, souffle l'elfe en resserrant son étreinte.

La punition ne se fait pas attendre et la souffrance broie son esprit sans pitié. Illiana serre les dents mais au bout de quelques instants, elle ne peut empêcher un gémissement de franchir ses lèvres. Dans la seconde qui suit, la douleur s'envole. La magicienne la regarde, un restant de colère dans ses yeux rougis.

- Pourquoi fais-tu ça ? l'attaque-t-elle.

- Parce que je préfère vous voir rire que pleurer, répond l'elfe instinctivement.

La jeune femme en reste coite. La différence de taille l'oblige à lever le menton pour la dévisager. Les yeux dans les yeux, Illiana voit clairement le moment où elle lâche prise à nouveau. Les larmes lui montent aux yeux et elle laisse échapper un nouveau sanglot avant de cacher son visage contre sa poitrine. L'elfe caresse son dos en silence, la laissant évacuer toute la tension et le chagrin qu'elle devine dans son cœur.

De longues minutes passent avant que la magicienne ne s'apaise. Quand elle bouge enfin, c'est pour attirer à elle un carré de tissu clair miraculeusement intact dans lequel elle se mouche avant de le jeter dans la cheminée. Blottie contre Illiana, elle ne manifeste nullement l'intention de mettre fin à leur étreinte, au contraire, elle pose ses mains sur ses épaules.

C'est l'elfe qui finit par bouger, s'attirant un regard de protestation muet. Avec un petit sourire, l'elfe glisse un bras sous ses genoux et se redresse en l'emportant avec elle. La jeune noble laisse échapper un cri de surprise étranglé mais n'a pas le temps de prendre la parole. L'elfe s'est déjà assise devant la cheminé, le dos appuyé contre un reste de fauteuil, et l'a installée sur ses genoux. La jeune femme laisse échapper un soupir de satisfaction, cale sa tête sous son menton et Illiana sent ses muscles se relâcher.

Aussi proches, le parfum de fruits rouges et de miel de la Dame envahit ses narines. Une odeur sucrée, acidulée, qui correspond bien à sa personnalité toute en contrastes. Le crépitement des flammes est le seul bruit qui trouble le silence confortable. L'elfe perçoit aussi les battements du cœur de la magicienne. Ils sont calmes et réguliers et font écho à son propre rythme cardiaque.

- Illiana... chuchote finalement la jeune femme.

- Oui ? répond doucement l'elfe.

- C'est vrai ce que tu as dit tout à l'heure ?

- Il semblerait en effet, sinon, je ne me serais pas risquée à prendre un nouveau vase sur la tête, plaisante-t-elle.

- Excuse-moi, je ne voulais pas... Enfin c'est... compliqué.

- C'est en rapport avec votre père ?

La question la fait se décoller d'elle pour la regarder.

- Comment sais-tu cela ?

- Simple supposition, vous avez employé les mêmes mots et le même ton qu'hier...

Avec un soupir, la jeune femme se laisse aller contre elle. Illiana patiente, elle est curieuse d'en savoir plus sur celle qui sait apaiser sa colère contre les humains.

- Est-ce que tous les elfes savent faire ça ? l'interroge la magicienne en la prenant au dépourvu.

- Je crains de ne pas comprendre votre question... Faire quoi ?

- Apaiser les gens, les mettre en confiance, précise la jeune noble en baissant d'un ton. Cela fait parti de vos dons ou ...?

Illiana a un bref ricanement.

- Rien de tel... C'est simplement une question de compréhension, de sensibilité mais effectivement tous les elfes possèdent cette capacité. Ou plutôt, ce sont les humains qui ne la possèdent pas. Hormis certains magiciens.

- Dont je ne fais pas partie visiblement, complète la jeune femme.

- Vous avez le potentiel pour, corrige l'elfe. Mais certaines choses ne s'apprennent qu'avec le temps.

- Alors un jour je pourrais deviner les gens comme tu le fais, les calmer seulement en étant là ? demande la jeune noble.

- Vous commencez déjà, diagnostique l'elfe. Sinon j'aurais probablement déjà essayé de vous tuer.

La magicienne se dégage brusquement et lui jette un regard à mi-chemin entre la peur et la surprise.

- Je croyais que tu avais renoncé à cela.

- J'ai renoncé à ma vengeance, pas à ma liberté, corrige l'elfe.

- Tu te fais du mal pour rien, soupire la jeune femme.

- Certaines choses méritent qu'on se batte pour elles, énonce Illiana. Cette guerre que votre peuple a déclenchée, vous vous en lasserez avant nous. Quand on sait avoir des siècle à vivre, on apprend très vite la patience.

La magicienne la dévisage, la tête légèrement penchée sur le côté.

- Vous vivez réellement plusieurs siècles ? s'étonne-t-elle.

- Forgram nous a fait ce don, confirme l'elfe.

- Quel âge as-tu ? s'enquiert la jeune femme.

Illiana pose les yeux sur elle et un demi-sourire étire ses lèvres. Cette curiosité trahit sa jeunesse, même par rapport aux critères de son espèce. Elle préfère cette facette de sa personnalité à la sévère Dame du Fort ou à la femme brisée qui se cache au fond de son esprit.

- Je suis plutôt jeune selon les miens, répond-t-elle.

- Tu contournes la question, proteste la noble avec une moue presque boudeuse sur le visage.

- Si vous voulez vraiment savoir, j'aurais soixante-quinze ans à la fin de l'été, annonce l'elfe.

- Soixante-quinze ? Mais tu as l'air d'en avoir à peine vingt !

- Nous vivons plus longtemps, il est normal que nous restions jeunes plus longtemps également, réplique Illiana en souriant devant sa surprise.

- Tu pourrais avoir des arrières petits enfants aussi vieux que moi ! raisonne la magicienne.

- Heureusement, ce n'est pas le cas, ricane l'elfe.

Les yeux perdus dans les flammes, elle s'interroge sur la raison qui pousse la Dame du Fort à bavarder avec elle. Est-ce simplement pour éloigner la source de ses pleurs ou désire-t-elle des renseignements sur son peuple pour mieux les soumettre ? Illiana sent son cœur soucieux, mais le collier l'empêche de deviner pourquoi.

- Tu es majeure selon vos lois ? interroge brusquement la jeune femme.

- Plus ou moins... Cela dépend de la situation. Il faut avoir soixante-dix ans pour s'engager dans l'armée par exemple, mais notre indépendance décisionnelle est fixée à quarante-cinq ans...

- Tu as bien de la chance, souffle la jeune noble en revenant se nicher contre elle.

Spontanément, l'elfe referme ses bras autour d'elle. Elle commence à cerner l'objet de sa tristesse.

- Ce n'est pas votre cas ? demande-t-elle doucement.

- Non. Il me reste un an, un mois et deux semaines avant mes vingt-et-un ans. Et même majeure, je resterait sous l'autorité de mon père... murmure la magicienne.

- C'est donc lui qui est responsable de vos larmes ?

- C'est toujours lui le responsable...

Elle prend une inspiration tremblante et cache son visage dans le cou d'Illiana. L'elfe peut sentir tout son corps se raidir et son cœur s'affoler tandis qu'elle lutte contre une nouvelle vague de pleurs. Instinctivement, elle commence à lui caresser le dos et à la bercer. Elle aimerait tellement la soulager de toute cette souffrance enfouie qu'elle perçoit et qui par empathie, lui fait mal également. Malheureusement, elle ne peut rien faire sauf la rassurer et l'encourager à se confier.

- Il veut me faire épouser le duc de Mercanth, lâche-t-elle enfin. Il est vieux, violent, et n'a pas d'héritier officiel malgré la douzaine de bâtards qu'il se refuse à reconnaître. Il est surtout complètement réfractaire à toutes formes de progrès, et mon père veut qu'il « calme mes ardeurs » selon ses propres mots...

- Et il n'y a rien que vous puissiez faire pour empêcher cela ? s'exclame Illiana que ce projet paternel révolte au plus haut point.

- Si j'étais majeure, il aurait besoin de mon accord devant témoins pour accorder ma main au duc... Là, il me demande juste de rentrer à la capitale afin de pouvoir procéder aux préparatifs du mariage. Selon lui, c'est un excellent moyen de divertir le peuple et d'agrandir notre duché... Car si le duc venait à mourir avant qu'un héritier déclaré n'ait atteint sa majorité, ses terres me reviendraient et par conséquent, elles seraient intégrées aux possessions de mon père... Ce n'est pas écrit explicitement dans son message bien sûr, mais je le connais trop bien. Il est donc à craindre qu'il arrive un tragique accident au duc après nos noces ...

- Mais ...

L'elfe reste sans voix devant ce plan retors et complètement ignominieux à ses yeux. Quel genre de père vendrait sa fille ainsi ? Pour ensuite tuer son époux dans une quête de pouvoir ? Elle ne connaît pas cet homme que pourtant, elle le hait déjà.

- Et votre mère ne peut pas le faire changer d'avis ?

- Ma mère est morte il y a cinq ans... confie la jeune femme .

- Je vous prie de m'excuser, je l'ignorais... balbutie Illiana.

- Elle m'aurait soutenue face à mon père, c'est certain. C'est d'elle que j'ai hérité ma magie, tu sais, raconte la jeune noble. Elle a confié mon éducation à un de ses plus proches amis, magicien également, qui a tout appris dans un pays des pays du Nord... Il paraît que c'est un pays incroyable... Il me racontait souvent des histoire de là-bas. J'ai toujours cette amulette qu'il m'a offerte, en forme de Dragon... Mais le lendemain du décès de ma mère, mon père a chassé mon précepteur pour en engager un autre, originaire d'ici, et qui avait autant de sensibilité qu'une pierre. Et ce jour signa la fin de mes études de magie...

- Alors vous allez vous rendre à la capitale ? demande l'elfe.

- Je peux tentez de gagner du temps en disant que la guerre m'en empêche, mais à la première accalmie, il m'obligera à revenir... C'est ironique, tu ne trouves pas ? Cette guerre que je hait, voilà qu'elle me sert de prétexte pour fuir une situation que j'appréhende encore plus...

- Oui, la vie a parfois un humour douteux... approuve Illiana.

Comme le silence s'installe à nouveau, elle réfléchit à cette situation inextricable. Elle ne voit pas moyen d'échapper à la conclusion voulue par le duc de Rimath. Se rappelant brusquement la raison première de sa venue, elle déclare :

- Votre dîner va être froid...

- C'était donc mon repas que tu avais à la main tout à l'heure ?

- Oui, mais je crains qu'il n'ait eu le temps de congeler, ironise l'elfe.

La magicienne laisse échapper un gloussement avant de la rassurer :

- Ne t'inquiète pas, je le réchaufferai, j'ai l'habitude.

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