Chapitre 3
Les jours passent et se ressemblent : Réveil à l'aube, petit déjeuner et répartition des tâches, puis travail sous l'œil vigilant des contremaîtres, petite pause déjeuner, ensuite retour au boulot jusqu'au soir, souvent tard puis souper et enfin le repos. Sans être excessif, le rythme est intense et les esclaves n'ont pas le temps de penser à autre chose.
Possédant une force supérieure à la moyenne, Illiana est vite recrutée pour transporter du bois de la réserve vers les différents feux de la forteresse, cuisine, grande salle, chambres... Une tâche qu'elle n'apprécie pas particulièrement car elle a l'impression de transporter des cadavres toute la journée. Néanmoins, elle préfère ça plutôt que de servir en cuisine, où les odeurs de viandes la rendent malade, et cela lui permet d'explorer sa prison. En moins de deux semaines, elle connaît l'endroit comme sa poche. Elle a quelques connaissances parmi les autres esclaves, en particulier Camille, la lavandière bavarde et un gamin dégingandé aux cheveux blonds bouclés et aux yeux noirs, nommé Yanis, qui l'aide parfois dans sa tâche.
Ce soir, elle est seule pour alimenter les foyers du corps principal, le soleil se couche lentement. Elle finit par arriver dans les appartements de la Dame du Fort. La magicienne est visiblement occupée à son bureau. Elle rédige un écrit quelconque et ignore sa présence. Oriane veille dans un coin de la pièce, statue d'acier et de chair.
Illiana effectue sa tâche mécaniquement sans leur prêter attention. Elle commence par la pièce principale, puis la chambre et termine par la salle d'eau. Elle termine de remplir la petite hotte près de la cheminée et sursaute quand une voix retentit dans son dos :
- Tu as l'air en meilleure forme que la dernière fois.
Illiana pose une dernière bûche en tâchant de ne pas faire attention à sa présence. Quand elle se relève avec son large panier vide à la main, la jeune femme se tient dans l'encadrement de la porte, l'empêchant de sortir.
- Toujours envie de me tuer ? lâche-t-elle soudain.
Illiana lui jette un regard effaré auquel elle répond par une moue désabusée avant de réduire la distance entre elles. L'elfe baisse les yeux à son approche. Son cœur tambourine dans sa poitrine. Elle n'a pas suffisamment discipliné son esprit et maintenant, la magicienne va la punir c'est certain. En un éclair, elle se remémore les souffrances que lui a infligé le mage avec le collier et une peur bleue envahit son esprit.
L'autre pose une main sur son épaule et elle laisse échapper un hoquet de terreur.
- Pitié, maîtresse, gémit-elle d'une petite voix qu'elle déteste aussitôt.
Mis la main se contente de glisser sur son cou. La Dame du Fort lui relève le menton et l'oblige à la regarder dans les yeux. Illiana frémit sous se regard qui semble analyser les moindres recoins de son esprit.
- Je ne vais pas te punir, dit-elle doucement. Tu te fais déjà bien assez de mal toute seule en entretenant tes idées violentes à mon égard.
Comme l'elfe la dévisage sans comprendre, elle précise :
- Quand tu penses à frapper ou à tuer ceux qui te commande, le collier te fait souffrir. Une douleur sourde qui va en amplifiant au fur et à mesure. Quand tu te couches le soir, tu as mal à la tête n'est-ce pas ? Et quand tu te retrouve devant un des objets de ta colère, comme en ce moment, tu as l'impression d'un poids dans ton estomac, je me trompe ?
- Non, maîtresse, souffle Illiana.
- Si tu continues à avoir des idées pareilles, je vais devoir te renvoyer dans ta cellule, annonce posément la jeune noble.
- Non, ne me renvoyez pas là-bas, je vous en prie, Ma Dame, suffoque Illiana en tombant à ses pieds et lâchant son panier.
La menace la plonge dans la panique. Le vide dans son cœur est déjà béant et ne se remplie que grâce au soleil et au vent qu'elle sent sur sa peau quand elle va remplir son panier dans l'abri à bois. Sans cela, et dans le noir des cachots, elle ne se donne pas trois jours avant de mourir. Les larmes lui montent aux yeux et elle se hait pour sa faiblesse. L'angoisse qui l'étreint n'échappe pas à la magicienne qui fronce les sourcils en voyant ses larmes.
- Qu'est ce qui ne va pas chez toi ? l'interroge-t-elle.
Comme l'elfe semble au bord de la crise de panique, elle pose ses mains sur ses tempes. L'elfe veut se dégager mais elle lui ordonne de se tenir tranquille. Illiana se retrouve donc à pleurer en silence aux pieds de la Deme du Fort tandis que celle-ci explore magiquement son corps à la recherche d'une maladie. Elle découvre que malgré le fait que l'elfe mange et dorme, il lui manque quelque chose. Un besoin dont l'absence la conduit lentement vers la mort. Étonnée, elle revient en elle-même et pose un regard curieux sur l'esclave à ses pieds.
- Regarde-moi, ordonne-t-elle.
À contrecœur, elle lève des yeux baignés de larmes vers elle.
- De quoi as-tu besoin, Illiana ?
L'elfe ne répond pas, elle ne veut pas répondre. L'autre grimace, elle peut presque sentir la magie du collier la punir pour son refus mais elle résiste et ne dessert pas les dents.
- Tu sais que tu vas mourir si tu restes ainsi ? enchaîne la magicienne.
Elle consent à hocher affirmativement la tête mais cela ne suffit pas au sort d'obéissance qui redouble de fureur. L'elfe pousse un gémissement et s'écroule à ses pieds. S'en est trop pour la jeune femme qui se penche et, posant les doigts sur le métal de l'instrument de torture, met fin à sa douleur.
- Ma Dame, vous ne devriez pas... commence la femme soldat qui s'est avancée dans la pièce.
- Cesse Oriane, tu sais parfaitement que j'abomine ce traitement qu'on leur inflige, c'est inhumain !
- Elle n'est même pas humaine... ironise sa garde du corps.
Le regard furieux de la noble la rappelle à l'ordre et elle se tait. La jeune femme s'assoit au sol, les jambes repliées sur le côté et pose une main qu'elle veut réconfortante sur l'épaule d'Illiana qui reprend son souffle.
L'elfe est complètement déboussolée. La torture s'est arrêtée mais la peur reste. Les mots prononcés par la Dame du Fort ne font pas de sens dans son esprit. Elle a encore les joues humides et le regard flou. Quand elle sent une main se poser délicatement sur son épaule, elle ne réfléchit pas et l'agrippe solidement. Elle a besoin de ce contact. Elle n'a pas mesuré la profondeur de son manque jusqu'à maintenant. Et elle a besoin de voir des arbres et des animaux vivants. Mais déjà un contact physique non agressif c'est agréable. Elle se cramponne à cette main comme un naufragé à la planche qui le maintient à la surface.
Lentement, elle reprend le dessus et croise le regard doré de la Dame du Fort posé sur elle. Elle se rend soudainement compte que la main lui appartient et se redresse brutalement en position assise, lâche sa main et s'écarte légèrement. Tout son être proteste contre ce rejet mais elle ne veut pas dépendre de cette femme qui l'a emprisonnée.
- C'est de contact que tu as besoin, devine la magicienne. Alors pourquoi le refuses-tu ?
Illiana reste silencieuse et sa propriétaire soupire.
- Tous les elfes sont aussi têtus ou c'est uniquement toi qui a mauvais caractère ?
La pique a au moins le mérite de la distraire de la douleur que son corps veut apaiser. Elle foudroie la noble du regard mais ne récolte en réponse qu'un sourire moqueur.
- Je pencherais pour la deuxième solution, insiste la magicienne. Bon, je ne vois pas d'autre solution que de t'ordonner de me faire un câlin.
Elle tente de s'approcher mais Illiana recule jusqu'au mur. Elle peut parler, c'est elle qui est en train d'insister lourdement ! L'elfe se plaque contre le mur en disant :
- Ça ne marchera pas.
- Miracle, tu parles, ironise l'humaine avant de reprendre, Pourquoi donc ?
- Il faut que se soit un contact volontaire et autorisé par les deux personnes, explique Illiana.
- Hmmm je vois, et si l'une des deux est endormie, ou inconsciente ? demande la Dame du Fort.
L'elfe lâche un soupir, elle a l'esprit beaucoup trop vif pour une humaine.
- Ça marche aussi n'est-ce pas ? poursuit-elle comme Illiana ne répond pas. Donc je t'endors grâce à la magie et ensuite je te prend dans mes bras ?
L'elfe lui jette un regard outré mais elle se contente de sourire.
- Ne m'oblige pas à le faire, Illiana, la prévient la magicienne. J'en suis parfaitement capable.
- Il n'y a pas que ça, avoue la concernée.
- Comment ?
- Il faut deux choses pour nous maintenir en vie, le contact avec un autre être vivant, mais également avec la nature, les végétaux...
- Nous verrons ce que nous pouvons faire pour ce problème, plus tard, décide-t-elle en se coulant près d'elle. Pour l'instant, on va déjà résoudre le premier.
Contrairement à ses menaces, elle ne l'attire pas dans ses bras et se contente de lui prendre la main. Illiana soupire de contentement et ferme les yeux. Appuyé contre le mur, elle écoute son cœur s'apaiser et se calquer sur celui de la magicienne dont elle perçoit les battements sous sa paume. Néanmoins, sa méfiance ne tarde pas à reprendre le dessus et elle rouvre les yeux en demandant :
- Pourquoi faites-vous cela ?
- Tu aimerais que je te réponde que tu représentes un investissement et une source d'information, n'est-ce pas ? se moque doucement la jeune femme.
- Arrêtez de lire dans mon esprit, grommelle l'elfe.
- Alors arrête de penser aussi fort, réplique la noble.
Vexée, Illiana ne répond pas.
- Je n'ai pas envie que tu meures tout simplement, finit par reprendre l'autre. Cela peut t'étonner, mais je me soucie réellement de toi, comme je me soucie de tout ceux qui se trouvent sous mes ordres.
L'elfe reste silencieuse face à cet aveu. Quelque part, elle la croirait presque.
- Et donc, comme vous prenez soin de vos subalternes, vous autorisez l'esclavage...
- Ne me met pas tous les maux de ce pays sur le dos, se défend la magicienne. On ne change pas sept siècles de tradition esclavagiste en claquant des doigts ! De plus, je fais déjà bien plus que tu ne le penses pour vous, tous les esclaves ne sont pas aussi bien traités que ceux d'ici. Il n'y a pas de loi ou de décret royal en ce qui concerne votre statut, hormis le fait que vous devez tous porter un collier. Si je voulais, je pourrais ordonner que vous trimiez jour et nuit sans repos jusqu'à ce que vous vous écrouliez. Je pourrais vous faire fouetter sans raison, simplement pour vous rappeler votre statut d'êtres insignifiants et sacrifiables. Je pourrais demander que tu sois torturée et brûlée vive pour ton comportement à l'instant...
Tout en parlant, elle resserre sa poigne autour de la main de l'elfe. Il y a de la rage dans son discours, une rage non dirigée contre elle mais qui effraie Illiana. Elle plaindrait presque la cible de toute cette hargne.
- Mais je ne le fait pas, poursuit-elle plus doucement. Parce que tout cela me répugne. J'aurais aimé grandir en Dalcari, le pays de ma mère... Mais mon père a été rappelé par le Roi...
Illiana réfléchit en silence. Voilà donc résolu le mystère des cheveux noirs de jais de la jeune femme, dans ce pays où la majorité des gens sont blonds ou châtains clairs. Le royaume de Dalcari est l'un des rares que l'Empire de Karth n'a pas pu conquérir et l'un des seuls pays du continent a ne pas pratiquer l'esclavage. Défendu par les Marches au Nord et la Mer Darienne au Sud, Dalcari a fait face pendant dix ans aux cohortes de l'Empire avant de les obliger à signer un traité de paix. Visiblement, un mariage avait eu lieu entre les dirigeants pour entériner cette alliance.
- J'entend presque ton cerveau travailler, plaisante la jeune femme en souriant, la sortant de ses pensées.
- Cela ne m'explique toujours pas pourquoi vous ? Pourquoi ne pas demander à quelqu'un d'autre ?
Le sourire de la Dame du Fort disparaît et elle se rembrunit.
- Peut-être que moi aussi j'ai besoin de contact, murmure-t-elle.
Sur ces mots, elle cligne plusieurs fois des yeux et se redresse.
- Bien, toi et moi avons du travail, je pense qu'il est temps que nous nous y remettions.
- En effet, approuve Illiana qui sent son cœur satisfait, à défaut de sa curiosité.
Elle se relève et aide la jeune femme a en faire autant. Face à face, elles se dévisagent un instant, leurs mains toujours unies. Puis la magicienne glisse les doigts de sa main libre jusqu'à son collier et Illiana sent la douleur se nicher dans un coin de sa tête. Elle lâche la main de la jeune femme et baisse les yeux, le moment de grâce est passé.
- Remet-toi au travail.
- Oui, maîtresse.
Illiana ramasse son panier et quitte la pièce, puis les appartements. Le poids dans sa poitrine est moins lourd à porter, mais il est remplacé par l'inquiétude pour les membres de son peuple réduits comme elle en esclavage. Sa colère et sa haine s'apaisent tandis qu'elle retourne remplir son panier à bois. Mais sa méfiance fait un bond en avant. S'est-elle faite ensorceler par une paire d'yeux dorés ?
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