Chapitre 8

Hope arrive et se laisse tomber au sol. Elle s'agenouille et se replie sur elle-même. Sam et Dalia sont surpris et gênés pour ma camarade. Nous restons à notre place pendant plusieurs minutes, la laissant faire son deuil.

Je m'accroupis près d'elle et pose ma main sur son épaule. Elle la rejette d'un coup de bras. Je comprends sa réaction car elle était prévisible. Je ne lui ai jamais montré d'intérêt, pourquoi cela devrait-il changer maintenant ?

Parce que je vois sa souffrance et qu'elle m'apparaît très différente à présent. La personne que je vois sous mes yeux n'est plus celle que je croisais à l'école. Mais comment lui expliquer dans un tel moment ? J'aimerais l'aider à se calmer, lui dire que je sais ce qu'elle ressent, mais ce n'est pas le cas.

- Je suis désolé, lui dis-je. Je ne pensais pas que tu...

- Que je quoi ? Me coupe-t-elle, que je puisse vivre dans la même angoisse que vous ? Tu pensais que mes journées étaient roses et que je m'endormais tranquillement ?

Je ne sais plus quoi dire, elle a entièrement raison.

- Mais avec le travail de ton père...

- Faillite, m'annonce-t-elle, l'année dernière, le jour où ils ont emmené Rose, ma sœur.

Rose est donc le prénom de cette femme qui vient d'être assassinée.

- Je ne savais pas, je suis désolé.

- Personne ne cherche à me connaître un peu mieux, m'avoue-t-elle, comme si j'étais invisible. Ma famille n'est simplement pas du genre à se plaindre à tout bout de champ. Nous ne voulions pas que cela s'ébruite... nous n'avons pas besoin de la charité.

Je me souviens alors de notre rencontre sur le marché, lorsque je l'ai bousculée. Je ne lui ai prêté aucune attention sous prétexte de souffrir de mes propres souvenances. Tout ce temps, elle souffrait autant que moi, autant que nous.

- Merci... d'être resté pour elle. Merci à vous aussi, lance-t-elle à la vieille dame et son fils.

- C'est normal... la rassuré-je.

- Rose... Si tu savais comme tu nous manques, sanglote-t-elle. Nous avons tellement souhaité que tu reviennes... mais pas de cette façon.

N'est-elle pas chanceuse de pouvoir faire le deuil de sa sœur ? Son corps est ici, près d'elle. Elle sait ce qui lui est arrivé et peut, malgré tout, passer à autre chose. Je m'abstiens de lui exposer mes idées et me sens désolé pour elle.

- Il faut que nous l'enterrions, pour son âme... dis-je.

- Le cimetière est devenu trop cher, confie Dalia.

- Comment va-t-on faire ? demande son fils.

Hope continue de pleurer sur le ventre de sa sœur.

- Nous n'allons pas l'enterrer au cimetière, dis-je, nous allons l'enterrer ici, à cet endroit précis. Je veux que tout le monde se remémore ce drame, chaque jour. Je veux qu'ils se rappellent à quel point ils ont été lâches, à quel point ils devraient avoir honte. Je veux que le courage de cette jeune femme soit honoré à sa juste valeur, car elle s'est sacrifiée pour nous tous.

Chacun hoche la tête et ne semble pas contre mon idée.

- C'est décidé. Allons chercher ce dont on a besoin.

Il nous faut quelques heures pour creuser un trou assez large. Nous recouvrons son corps de plusieurs draps afin de lui épargner tant que possible l'exposition à la terre et aux insectes. Une fois terminé, je dispose de gros cailloux blancs et trace un contour explicite autour de la tombe.

Nous n'avons pas été dérangés car la police ne peut agir contre les hommes de mains du Destin. Pour le reste, rien n'a changé. Elle continue d'arrêter les criminels, de dissoudre les trafics en tout genre et de faire régner un semblant de loi sur la ville. Le problème est qu'elle est surpassée par ce nouveau système, qui se place au-dessus de la police, de la police des polices... et plus encore.

- Je pense que cela ira comme ça, conclut Hope.

J'essuie mon front plein de sueur et me place aux côtés de Sam.

- Il faut que je rentre, dis-je.

Je lance un hochement de tête vers Dalia et son fils pour les remercier puis m'éclipse des lieux. Je presse le pas vers la maison, où une toute autre épreuve m'attend. Je me promets de noter cette journée sur la liste des plus funestes.

Les rues sont calmes, trop calmes. Tout s'est déroulé en une fraction de seconde mais restera dans nos mémoires pour l'éternité.

Je repense à Hope et à ce qu'elle doit endurer en ce moment. Elle vient d'enterrer sa sœur comme s'il s'agissait d'un animal de compagnie. Tous ces gens qui ont pris la fuite, comme si leur propre vie en dépendait. N'y a-t-il donc plus personne sur qui l'on puisse compter ? Plus personne pour se battre ? Le monde semble avoir déclaré forfait.

Mes pas sont irréguliers. J'évite quelques ordures balayées par le vent, m'arrête pour penser puis reprends mon chemin. Je m'assois sur un banc, la tête entre les mains, et respire calmement. Quelque chose monte en moi, une hystérie féroce. Je commence à encaisser les événements précédents comme si je n'y avais assisté qu'à moitié.

Je dois rester fort et reprendre ma route. Il va falloir faire preuve de sang-froid pour les jours à venir. La double révélation de Rose a dû produire une vague d'effroi incommensurable. Il faudra du temps avant qu'elle ne s'estompe. J'aurais tellement aimé parler avec la jeune défunte. Savoir ce qu'elle sait, nourrir ma curiosité insatiable. Je me rappelle son visage déformé par la terreur et ne ressens plus le besoin de connaître la vérité. Lorsque certains se demandent ce qu'il y a après la mort, d'autres se posent la même question pour les lettres Turquoises.

Lorsque je rentre enfin chez moi, mes jambes sont complètement courbaturées et les muscles de mes bras tétanisés. Creuser la terre fut éreintant.

- Te voilà ! Se réjouit Beth, je commençais à m'inquiéter.

- Comment va-t-elle ? Je lui demande.

- Bien, répond soudain ma mère un peu plus loin, je vais bien, ne t'en fais pas.

Elle se rapproche de moi et je vois que son visage est détendu. Elle s'est remise sur pied, pour elle, pour nous.

- Ne perdons pas espoir, dis-je. Rien n'est perdu. On ne peut pas se fier aux paroles d'une jeune fille terrorisée. Qui sait si ce qu'elle a dit est vrai ? Les Retours ne sont peut-être pas annulés.

Je ne suis pas convaincant et je le ressens dans leurs regards. Beth prend la parole.

- Un message tourne en boucle à la télévision. Il est diffusé depuis peu de temps et annonce que les Retours sont bel et bien supprimés.

- Nous continuerons à nous battre, reprend ma mère, tant que sommes ensemble.

Voilà que les rôles s'inversent. C'est elle qui tente de me rassurer, de me préserver. Je redeviens un enfant, en l'espace d'une seconde. Je me sens privilégié, invincible. La protection parentale semble si puissante, si réconfortante. J'en profite, tant que je le peux. Le château de cartes sur lequel je bâtis mon présent est prêt à s'écrouler à tout moment.

Beth reste auprès de nous pour la soirée. Nous essayons de manger mais ma gorge nouée ne laisse rien passer. Je grignote un peu de pain avec de la confiture puis débarrasse la table.

Le téléviseur ne cesse d'émettre l'annonce de Don Blorton concernant la fin officielle des Retours. Ses mots sont clairs «  Les Retours sont définitivement annulés, les Distributions sont intensifiées ».

Si seulement je pouvais mettre fin à tout ça. Jeter une fourchette à travers l'écran afin qu'elle arrive entre les deux yeux de ce fou. Suis-je le seul à désirer sa chute ? Suis-je le seul à souhaiter qu'il perde ses fonctions, pour toujours ? Je ne pense pas. Je fais simplement comme tout le monde, je me tais.

Le portable de Beth se met à sonner. Elle se précipite pour décrocher. Elle prend connaissance de son interlocuteur et reste perplexe, impassible. Les seuls mots qui sortent de sa bouche lui permettent d'acquiescer. Elle raccroche rapidement... déboussolée.

- C'est mon père, son état s'aggrave. Il lui faut un traitement.

Un traitement... C'est ce qu'il fallait aussi à mon petit frère. Les hôpitaux ne soignent plus comme avant. Ils sélectionnent, trient et rejettent la plupart des dossiers. Ils n'agissent plus de leur propre chef mais obéissent à des ordres supérieurs. Ceux qui ne présentent aucune fonction particulière sont laissés à l'abandon. Plus de prise en charge et peu d'aides financières.

- Que comptes-tu faire ? Je lui demande, gêné.

Elle glisse les mains dans ses cheveux, se mordille la lèvre et retient ses larmes. Ma mère la prend instinctivement dans ses bras. Je souhaite qu'elle ressente le réconfort auquel j'ai eu droit moi aussi.

- Il faut que je le rejoigne, reprend mon amie.

- On va t'accompagner, tu pourras y réfléchir en chemin, la rassure-t-elle.

La nuit est tombée et il n'est plus préférable de sortir seul. On décide de prendre la voiture bien que le trajet soit court.

Les réverbères essayent tant bien que mal d'éclairer la route. La tête posée contre la fenêtre, je somnole sous les bercements du véhicule. Les habitations sont plongées dans le noir, volets fermés et portes verrouillées. La chaussée est déserte et les ruelles doivent cacher quelques trafiquants. Pourtant, malgré cette atmosphère pesante, je me sens détendu, protégé.

J'ouvre la vitre et laisse un courant d'air frais me caresser le visage. Je sors la main pour sentir le vent entre mes doigts, insaisissable.

Il ne reste plus beaucoup de chemin à faire lorsqu'une ombre incertaine se dessine sous la lumière des phares. Le temps de réaction ne permet pas à ma mère de l'éviter. Malgré un freinage instantané, nous percutons un homme. Je sors rapidement de la voiture afin de m'assurer qu'il aille bien. Le choc fut rapide et brutal, mais rien d'alarmant.

Il s'agit d'un jeune garçon. Lorsqu'il se relève et se tourne vers moi, je découvre qu'il s'agit de Greg... la tête brûlée de l'école qui prévoit de saboter les examens.

- Est-ce que ça va ? Je lui demande anxieux.

- Oui, ce n'est rien, juste des égratignures.

- Je suis vraiment désolée, je ne t'ai pas vu venir, tu es sorti de nulle part, s'excuse ma mère.

- Qu'est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ? je reprends.

Il ne répond pas et semble perturbé. Il regarde autour de lui avant de parler.

- Tu te rappelles de ma proposition, celle qui consistait à échouer aux examens ?

- Oui, bien sûr. Je n'y ai pas encore réfléchi... avec ce qui s'est passé récemment.

- Justement, tu peux oublier ce projet. Il fallait quelque chose de plus percutant, de plus révoltant. Il fallait que quelqu'un agisse, tôt ou tard. Tu l'as vu, la fille... ils lui ont tiré dessus.

Des sanglots se mêlent à ses paroles.

- Elle... elle est morte, devant nous.

Je ne pensais jamais le voir dans un tel état. Il semble si empathique que cela me trouble. Sa tristesse est sincère.

- Que comptes-tu faire désormais ? On ne peut rien contre tout ça, intervient mon amie.

Beth a raison, nous sommes impuissants.

- Il fallait faire quelque chose, répète-t-il, confus, il faut qu'ils comprennent que nous ne nous laisserons pas faire. Il fallait agir....

- D'où viens-tu ? J'insiste.

- Je...

Il ne finit pas sa phrase car une détonation assourdissante nous coupe en pleine conversation. Je me tourne instinctivement vers l'origine du vacarme. Au loin, au-dessus de la cime des arbres, s'élève un nuage de fumée encore plus noir que le ciel lui-même. Les étoiles se floutent sous la masse toxique. Mon cœur palpite et mes mains deviennent moites.

- Qu'est-ce que tu as fait ? Dis-je tout en me tournant vers lui, qu'est-ce que tu as fait ?

Mes mots se perdent dans le vide. Il n'est plus là.

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