Chapitre 7
Je divague complètement. Nous savons bien que les lettres Turquoises sont synonymes de déchirement. Pourtant, cette idée ne quitte pas mes pensées. Qui est réellement en danger ? Comment savoir ce qui se trame si personne ne nous l'explique.
- Ta mère est là-bas ! M'annonce Beth.
Je l'aperçois derrière une longue table, près de la boulangerie. D'épaisses marmites sont déposées au centre et de nombreuses pâtisseries sont réparties en cercles. Les habitants se sont mobilisés pour mettre en place un accueil chaleureux. Il est de notre devoir de montrer que nous n'oublions personne.
Lorsqu'elle me voit, son sourire s'illumine. C'est l'une des merveilles de ce monde. Je lui fais signe de la main puis continue mon chemin vers la fontaine, dont l'eau n'est plus limpide. Personne ne souhaite la nettoyer car l'amoncellement de pièces qui recouvrent son fond représente des centaines de vœux éternels. Celui qui les déplacera brisera nos souhaits, toujours en suspens. C'est devenu une croyance, une tradition. Cette fontaine est ancrée dans nos mœurs.
- Tiens, prends ça, me dit mon amie en me tendant quelques centimes.
- Tu sais que je n'aime pas ce rituel. Je n'y vois aucun intérêt.
- Essaye, une fois au moins ! Personne n'attend que son vœu se réalise. C'est une façon de soulager sa conscience. Croire en une force supérieure nous libère d'un certain poids.
- Choisir une seule chose parmi mes souhaits m'est impossible, je lui confie.
- Fais-en plusieurs... autant que tu le souhaites. Tu te sentiras mieux après.
Je prends les pièces qu'elle me tend mais reste perplexe. Une fois dans l'eau, elles disparaîtront et se dissimuleront parmi toutes celles déjà présentes. Comment ce bloc de pierre peut-il interagir sur mon avenir ? Il existe sûrement un moyen plus concret, un moyen comme celui que Greg m'a exposé dans la cour de l'établissement. J'évite de gamberger, car la journée ne se prête pas à ce genre de réflexion.
Je prépare mes vœux lorsqu'une agitation se fait sentir dans la foule. Je balaye la place du regard et comprends rapidement ce qu'il se passe. Ils arrivent.
Je me faufile à travers la cohue pour rejoindre ma mère. Beth me suit de près mais je l'attrape quand même par le bras. Je préfère ne pas la perdre de vue.
- Aven ! M'appelle-t-on, au loin.
Je pivote rapidement mais ne vois pas d'où provient cette voix... sa voix. Je m'arrête puis me mets sur la pointe des pieds. Je continue de la chercher lorsque l'on m'attrape la main.
- Maman, je murmure, soulagé.
- Suivez-moi ! On verra mieux de là où je vous emmène.
Nous emboîtons ses pas sans rechigner. Elle nous guide à travers les habitants de manière fluide et efficace. Je respire calmement car l'effervescence de l'assemblée commence à m'angoisser. Tous ces gens peuvent devenir incontrôlables, d'une minute à l'autre. L'espoir de chacun explose aux yeux de tous et la nature humaine reprend son pouvoir. Nous n'avons plus d'yeux que pour nos propres intérêts. Nous voulons revoir ceux qui nous sont si chers. De la mère qui attend son fils au grand-père qui attend sa fille. Chacun pour soi et Dieu pour tous.
Après une course interminable, nous atteignons enfin l'endroit désiré. La vue est plus dégagée et nous pouvons attendre tranquillement. J'essaye de reprendre mon souffle tout en restant à l'affût du moindre mouvement. C'est alors que je la distingue, la première camionnette.
Lorsque tout le monde peut enfin l'apercevoir, il n'y a plus aucun bruit. Nous restons figés dans ces quelques secondes qui nous séparent de la joie et de la déception. Certains marmonnent quand d'autres prient. En ce qui me concerne, je me contente de serrer ma mère près de moi et de garder les doigts de Beth entremêlés aux miens.
Une minute s'écoule et le fourgon noir arrive enfin à une dizaine de mètres de nous. Personne ne s'avance car nous connaissons les règles, désormais. La moindre émeute engendrerait un départ immédiat de ces transporteurs.
Où sont donc les autres ? Il n'y en a jamais eu moins de cinq. Peut-être ont-ils du retard. Nous essayons de voir au travers des vitres teintées même si nous savons que cela est impossible. La ligne imaginaire qui sépare la foule de la camionnette est respectée. Un silence de plomb règne.
Soudain, la portière s'ouvre, à moitié. Quelqu'un est expulsé brutalement de son siège et atterrit devant nous. Il s'agit d'une femme, aux cheveux sales et bouclés. Elle est recouverte d'un linge blanc qui ne l'est plus que partiellement. Ses mains sont pleines de terre et ses pieds écorchés.
Lorsqu'elle relève la tête, personne ne semble la reconnaître. Elle paraît si douce et si angélique que toutes les cicatrices du monde n'arriveraient pas à la rendre effrayante. Elle se relève péniblement mais ses jambes flageolent sous sa maigre stature. Ses paupières clignent répétitivement. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas vu la lumière du jour ?
Nous attendons que quelqu'un se manifeste, mais elle ne semble appartenir à aucune famille qui se trouve sur les lieux. Qui est-elle ? Où sont les autres ?
- Je... Je... Bégaye soudain la jeune femme.
Elle jette un coup d'œil vers le fourgon puis se reprend.
- Les... les Retours...
Elle se met à sangloter. Ses lèvres tremblent de fatigue. Je ne comprends pas ce qu'il se passe.
- Les Retours sont annulés, définitivement.
Des éclats de voix retentissent et font le tour de la place en quelques secondes. Des chuchotements, des cris et des pleurs. Une épidémie de désolation vient de s'emparer de nous et se répand à toute vitesse. Au bord de l'explosion, la rescapée semble terrorisée. Elle pivote de nouveau sur elle-même à la recherche de repères, mais n'y parvient pas. Soudain, elle reprend la parole.
- Partez ! Crie-t-elle, Partez tant que vous le pouvez encore ! Partez avant qu'ils...
Elle n'a pas le temps de finir sa phrase. Une détonation, du sang, le silence éternel. Sa tête, propulsée vers l'avant, se fracasse contre le sol et ses cheveux recouvrent l'impact de la balle sur son crâne. La porte du fourgon se referme et il démarre sans attendre.
Je suis pétrifié. Mon souffle se coupe, je n'arrive plus à respirer. J'ai la tête qui tourne et le corps qui flanche. Ce qui vient d'arriver est irréversible. Je ne pourrai jamais décrire ce que je ressens actuellement. Un mur de glace vient de s'effondrer sous mes yeux, laissant apparaître la triste vérité.
Il ne faut que quelques minutes avant que la place ne se vide de moitié. Lorsque je reprends mes esprits, son corps est toujours inerte sur les gravats. Personne ne s'en approche.
Il ne reste qu'une dizaine de témoins à présent. Ma mère et Beth sont toujours à mes côtés. Je décide de me lancer vers la jeune femme mais mon amie me retient, car elle comprend ce que je m'apprête à faire. Je ne contrôle plus mes actes, mon subconscient prend le dessus. Je ne me serais jamais cru capable de faire ça. Mais il le faut.
- On ne peut pas la laisser ici... Elle ne mérite pas ça, dis-je.
- Quelqu'un s'en occupera Aven, ce n'est pas à toi de le faire !
- Qui ? Qui s'en occupera ? Regarde autour de toi ! Il n'y a que des lâches !
Ma voix résonne dans mes oreilles. Mon comportement les effraie, je peux le voir dans leurs yeux. J'essaye de reprendre mon calme car elle n'y est pour rien. Elle est sous le choc.
- Elle hoche la tête, inexpressive.
- Les Retours... sont annulés, pleure ma mère, les Retours sont annulés.
Je la prends dans mes bras.
- On s'en sortira, je te le promets...
Je m'adresse ensuite à Beth.
- Emmène-la chez nous, s'il te plaît. Essaye de la mettre au lit et attends-moi.
Elle accepte et je les regarde s'éloigner lentement. Mon amie a enduré beaucoup ces dernières années et lui confier encore des charges me pèse sur le cœur. Mais dans de telles circonstances, je n'ai pas d'autre choix. Son père est malade depuis quelque temps et le reste de sa famille s'est déchiré. Elle est venue pour moi, aujourd'hui.
Quelques habitants sont toujours là mais je me dirige vers la défunte, seul. Elle paraît si jeune et insouciante.
Comment peut-on en arriver là ? Dans quelques jours, on ne parlera même plus de ce massacre. Pourtant, dans un contexte différent, ce ne serait que le début de gros ennuis. C'est le Destin qui dirige nos vies.
Je m'approche d'un pas hésitant car je ne sais pas comment m'y prendre, ni par où commencer.
- Attends, nous allons t'aider, me lance soudain un homme accompagné d'une vieille dame.
Je suis surpris de leur soudaine implication. Ils paraissent très altruistes et généreux. La dame, d'un certain âge, semble avoir beaucoup de vécu. Je ne sais pas si ces deux personnes ont un lien commun, mais elles n'ont pas fui. Je ne me permets donc pas de refuser leur soutien.
Je m'abaisse près du corps mais n'ose pas le toucher. C'est la première fois que je me retrouve dans une telle situation.
- Il faut la retourner, dis-je.
Sans attendre, le jeune homme m'aide à la soulever et la met sur le dos.
- Moi c'est Sam, reprend-il, et voici ma mère, Dalia.
- Aven, je réponds, désintéressé.
Il n'est pas l'heure des présentations. Pourtant, je ne peux m'empêcher de souhaiter vieillir aussi près de ma mère, comme il le fait.
- Vous pensez que c'est grave ? Je demande, tout à coup.
- Je pense qu'elle est... morte, répond Sam, perplexe.
- Je... Je parlais de la situation, de ce qui vient de se passer.
Je réalise que ma question n'était pas bien formulée, mais n'en tiens pas compte. Ma seule préoccupation est de rendre hommage à cette femme. Moi qui voulais tant de réponses, celle-ci me suffit amplement.
Je dégage les mèches de cheveux qui recouvrent son visage, inerte. Je prends son pouls puis m'assure, d'une simple caresse, que ses yeux sont bien fermés.
- Qu'a-t-on bien pu te faire... je chuchote. Que se passe-t-il de si horrible pour que tu aies choisi de sacrifier ta vie pour nous prévenir ?
Voilà que je parle à voix haute. Mes pensées prennent le dessus et je m'adresse à son âme, comme si j'attendais d'elle une réponse.
- Dis à Micka qu'on ne l'oublie pas ici, je murmure.
J'attrape ses bras et les replie sur son torse pendant que Dalia marmonne quelques prières. Lorsque je déplie ses doigts, un morceau de papier s'en échappe. Je cherche une explication dans le regard de Sam et il fait de même. Je ramasse la feuille pliée en quatre et hésite avant de l'ouvrir. La texture est épaisse, c'est une photo. Elle n'est pas intacte mais semble avoir résisté à l'eau. Elle gondole à certains endroits et ses coins sont cornés.
Il s'agit de la jeune défunte. Ses yeux pétillent et son visage est éclatant de vie. Elle tient sous son bras une autre personne. Leurs têtes sont accolées et leurs mains liées. Il s'agit sûrement de sa sœur. Une seconde et mon visage se décompose. Je me lève et recule de plusieurs pas. Mon cœur s'emballe, je suis perdu.
- Tu la connais ? Me demande Sam, parce que personne n'a réagi lorsqu'elle est arrivée.
- Non, je ne la connais pas. Mais cette fille, à coté... c'est...
Tout à coup, un cri perçant retentit et résonne de toute part. Un cri qui me transperce le cœur.
- Non ! Non ! Non ! S'égosille-t-elle tout en courant vers nous. Non !
Je l'aperçois qui s'approche, le visage déformé par les pleurs et la douleur. C'est elle, je ne me suis pas trompé.
Hope est la fille sur la photo.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top