Chapitre 4
Il m'est impossible de trouver le sommeil. Je tourne dans mon lit pendant que la déclaration de Don Blorton résonne dans ma tête à n'en plus finir. Le mois de Distribution est prolongé. Cela signifie qu'il y aura plus de victimes, plus de peur et d'insomnies. Puis-je dire qu'il y aura aussi plus de morts ? Je ne sais pas ce qu'il se passe derrière tout ça, mais il est inutile de se voiler la face. Ceux qui partent ne reviennent pas... ou presque.
Le monde est en crise et les catastrophes naturelles réduisent considérablement les espaces habitables. Dans quelques années, nous nous marcherons pratiquement dessus. Des inondations aux hectares qui partent en fumée, la Terre se réduit chaque jour davantage.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les crimes et les attentats se font moins denses. Si vous vous faites surprendre à commettre un acte illégal, la sentence est immédiate. Il n'y a plus de place en prison et je doute qu'il en existe encore.
Lorsque la nuit tombe, nous laissons les vendeurs nocturnes prendre le relais, sans les déranger. C'est un compromis pour qu'ils nous laissent, à leur tour, gérer nos affaires durant la journée. Voilà comment le monde essaye encore de tourner. Je suis certain que nous pourrions nous en sortir de cette façon. Nos vies ne doivent plus être contrôlées.
Je me lève et m'assois sur le lit, les bras autour des jambes et ma tête sur les genoux. Sans savoir ce que les jours à venir me réservent, je sais déjà qu'ils ne seront pas calmes pour tout le monde, à commencer par Linda.
Mes oreilles se dressent, ma respiration se coupe et je saute du matelas. Mes pieds nus touchent le sol froid qui me glace le sang. J'ouvre la fenêtre pour mieux entendre le bruit que je percevais du fond de la pièce. Je me penche pour avoir une meilleure vue d'ensemble de la rue. Je les vois. Ils sont loin... mais ils sont là.
Nous sommes à quelques heures du lever de soleil, mais cela ne les arrête pas. Ils viennent pour détruire de nombreux foyers, en pleine nuit. Y a-t-il une raison à cela ? Se sentent-ils plus en sécurité pour faire leur travail ? Ont-ils trop de monde à récupérer ? Ces personnes sont si inhumaines qu'elles n'ont plus besoin de dormir.
Leur arrivée a aussi alerté ma mère. Je l'entends qui enfile un manteau avant de sortir sur le perron. Je m'empresse de la rejoindre. Lorsque que je suis à ses côtés, le temps s'arrête. Tout le voisinage est debout, certains derrière leurs rideaux, d'autres à la même place que nous. Un silence déroutant s'installe. J'entends ma respiration et mon cœur qui cogne contre ma poitrine.
Les premiers cris retentissent. Il s'agit du vieil homme que j'ai croisé à mon retour du marché. Sa poubelle est toujours couchée sur le sol. Il l'attrape comme bouclier avant de la jeter sur les hommes en noir. Ils l'esquivent sans mal et se jettent sur leur proie. Mes yeux s'adaptent au manque de luminosité et je crois voir une légère lutte avant qu'ils ne l'emportent, inconscient. Ils lui ont injecté quelque chose pour le calmer, c'est évident. Qui se laisserait traîner sans rien faire ? C'est un simple réflexe de survie. Pourtant, certaines personnes acceptent leur sort et se laissent embarquer sans se débattre. Jamais je ne me laisserai faire... jamais.
Ils continuent de progresser le long des maisons mais ne s'arrêtent que deux fois de plus. Je vois quelques silhouettes mais ne peux les distinguer. Cette nuit restera longtemps dans ma mémoire, car c'est la première nuit où les cauchemars et la réalité ne font plus qu'un.
La porte voisine éclate et Linda en sort, titubante. Elle ne porte qu'une chemise de nuit et semble encore plus fragile que d'habitude. Ses enfants - une petite fille et un jeune garçon - lui courent après, lui criant de rester avec eux. Ils supplient, pleurent, s'effondrent dans ses bras. Son mari, fou de rage, fait son apparition. Je peux voir dans ses yeux la haine qui le domine. La situation devient incontrôlable pour Mme Ledercroft. Elle doit faire face à ces hommes qui viennent la chercher et doit aussi lutter contre la vision de sa famille, déchirée. Comment supporter cette fracture émotionnelle ? Tout devient plus clair dans mon esprit. Je comprends à présent pourquoi elle ne voulait rien dire. Ce n'était pas un choix égoïste, au contraire. Elle souhaitait épargner ses proches et s'épargner elle-même. La situation aurait été moins dramatique. Car désormais, je me demande qui de ces personnes souffre le plus en cet instant précis. Maintenant que je comprends son choix, je comprends aussi celui de mon père.
- Mme Ledercroft ? Questionne l'un de ces monstres lorsqu'ils se rapprochent de nous.
- C'est moi, oui c'est moi ! Répond Linda, impatiente d'en finir.
Il l'attrape par le bras et la tire sans ménagement. Elle ne s'oppose pas à ce traitement de force.
Pendant qu'ils l'emmènent dans leur véhicule, noir ténébreux, je remarque l'assagissement étrange de son mari. Je le vois, immobile face à la terreur. Son bras bouge lentement... Il semble chercher quelque chose dans son dos. Un instant suffit pour qu'il attrape l'objet en question. Une arme.
Sans réfléchir, je saute par dessus les quelques végétations qui nous séparent de nos voisins et me jette devant Mr Ledercroft. Je lui retiens les bras, essayant de cacher le revolver pour que personne ne puisse le voir. S'il tente de commettre un acte irréparable, il partira avec sa femme, ou sera abattu sur le champ.
- Ne faites pas ça, je lui murmure la mâchoire serrée. Ne faites pas ça...
Son regard plonge dans le mien et il prend conscience de la profondeur de mes paroles. J'essaye de le dissuader, tant bien que mal.
- Pensez à vos enfants... vous ne pouvez pas les laisser.
J'entends leurs cris perçants et leur mère qui pleure.
- Ils vont tout perdre si vous ne rangez pas ça de suite...
Sa colère n'était qu'une façade. Je le sens qui tremble, apeuré. Il agit sous le coup de l'émotion, et je dois l'en empêcher. Je ne le laisserai pas partir, pour lui et ses enfants. Soudain, je réalise que j'agis comme s'il était question de mon père et de ma famille. Je m'en voudrais s'il arrivait quelque chose à cet homme, maintenant qu'il m'est donné la chance d'agir. Je suis troublé et bouleversé... il le voit. Il me connaît et connaît notre histoire. Il respire un grand coup, ravale ses sanglots et range son arme. Je suis soulagé, j'ai réussi.
Lorsque je desserre mes mains de ses larges biceps, je remarque qu'il n'y a plus de bruit autour de nous. Je me retourne et réalise qu'ils sont partis. Linda n'est plus parmi nous.
Je cours près de ma mère et la prends dans mes bras. Je ne peux plus supporter ce moment, je veux rentrer. Je ferme les yeux pour tout effacer mais cela ne change rien. Ce n'est que le début.
Voilà plus d'une heure que nous sommes assis autour d'un thé. Chaque gorgée que j'avale me réchauffe et me fait sentir vivant. Tout ça n'était pas un mauvais rêve.
- Et si nous fuyions ? Je lance sans réfléchir.
M'entendre le dire n'a pas le même impact qu'au moment où l'idée me passait en tête. Je me sens ridicule.
- Aven...
- Je sais, on ne peut pas.
- Ils nous retrouveront, où que nous allions. Et ce serait bien pire.
- J'aimerais tellement avoir de l'argent. T'offrir le voyage de tes rêves et nous prélasser au soleil, près de la mer. Aucune contrainte... la liberté.
- Ça arrivera... un jour.
Un jour... autant dire jamais. Il n'est plus possible de se projeter. Ce qui ne se passe pas à l'instant présent, où nous sommes conscients de vivre, n'a plus de sens. Prendre des vacances, reporter à demain quelques devoirs, donner un rendez-vous ou simplement faire des promesses. Vivre au jour le jour n'a jamais eu un sens aussi concret. Nous perdons du temps à parler de nos rêves mais c'est la seule chose qu'il nous reste. Personne ne viendra nous blâmer pour ça.
Mes paupières se ferment presque automatiquement. La fatigue physique et morale prennent le dessus. Il faut que je dorme, même une heure. Je dépose ma tasse dans l'évier et retourne sous mes draps, mais je ne parviens pas à m'endormir.
Je commence à avoir chaud, alors je repousse loin de moi le tissu qui me colle à la peau. La nervosité me rend fébrile et sensible. Une fatigue qui n'est pas naturelle et qui ne disparaît pas après une bonne nuit de sommeil. Une fatigue qui me ronge le cerveau et me cisaille les entrailles. J'y pense, sans arrêt. Dans quelques jours, ce sera l'heure des Retours. Y a-t-il une chance, après tout ce temps, que nous puissions retrouver Micka ? Ou même mon père ?
Tout le monde espère revoir au moins un proche dans le lot de survivants. Ils n'ont pas le droit de parler, mais je constate à leur mine que la survie est un terme plus qu'approprié. Et si demain était mon tour ? Je n'en suis pas à l'abri... pas comme Hope. Voilà que je me mets à la haïr, pendant quelques minutes. Cette fille qui doit si bien se porter, tout au long de l'année. Qui n'a pas connu de douleur aussi profonde que la perte. Qui n'a pas à se soucier de ces lendemains incertains, de la faim et du froid. Je la déteste un instant avant de revoir son visage, si frêle et innocent. Comment peut-elle être aussi détestable et intrigante ? Je ne pense pas chercher à la connaître. Nos parcours sont si différents. Je doute de savoir un jour ce qu'elle deviendra, car son espérance de vie est beaucoup plus longue que la mienne. Au fond de moi, j'aimerais savoir qui elle est vraiment. Mais j'ai peur... peur de devenir jaloux et de la détester réellement.
Mes yeux se ferment.
Je m'assoupis.
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