Chapitre 33
Je reprends connaissance... enfin. On libère mon visage et des cheveux me tombent dans les yeux. Je les éloigne d'un mouvement de tête et ma vue se trouble. Mes paupières s'affolent et deviennent douloureuses. Mes poignets ne sont plus attachés et je les agite pour y refaire circuler le sang.
Je ne peux décrire l'endroit où je me trouve car c'est étroit, lumineux et aseptisé. Je suis dans une pièce rectangulaire, assis, dos au mur. Je ne suis pas seul, nous sommes tous sur des rangées de chaises, devant chaque cloison, face à face. Le centre de la salle est vide et le carrelage blanc reflète des spots lumineux. Je cherche mes amis du regard mais ils ne sont pas là. Je ne vois que des inconnus.
Je regarde ces gens... mais ne les vois pas comme de simples personnes, présentes à un moment précis dans le temps. Je ne m'arrête pas à leur apparence, je vais plus loin, beaucoup plus loin. Cette vieille femme, assise, elle est là, oui, mais qui était-elle il y a un an ? Deux ans ? Ou même quelques décennies ? Quelle vie a-t-elle eue ? Qu'a-t-elle pu connaître ? Combien de pleurs, de mensonges, d'amour, de joies a-t-elle rencontrés ? Si nous heurtons quelqu'un, nous faisons plus que le toucher, nous sommes en contact avec de nombreux rires, de nombreuses décisions et une foule de sentiments qui en ont fait l'être présent. Nous rencontrons à chaque moment des milliers de vies, des milliers de passés et d'avenirs différents, de pensées différentes. Toutes ces personnes sont présentes physiquement, certes, mais elles ont en elles tellement de choses à retracer, tellement de choses que l'on ne sait pas.
Combien ont dû mentir pour se préserver, combien ont dû pleurer, combien ont dû souffrir sans que personne ne le sache ? Combien sont remplis de regrets, combien aimeraient refaire leur vie ? Nous cachons tous des vérités, c'est certain. Toutes les vies d'une vie ne feront jamais une, pourtant, tous nos chemins se rejoignent, ici-même.
Je passe en revue chaque individu autour de moi et éclate de rire lorsque je le vois. Il est là... je le reconnais. Il s'approche de moi, m'attrape le bras et me soulève dans un élan de vivacité. C'est l'inspecteur Carl.
- Je savais que vous étiez de mèche avec ces pourritures ! Dis-je, je le savais depuis le début.
- Calme-toi je te prie, tu nous donnes assez de fil à retordre.
- Tout ça, c'est de votre faute ! Vous le paierez, je vous l'assure.
Il me traîne en dehors de la pièce et referme les portes à clé.
- Alors c'est la fin... C'est vous qui vous occupez de moi ? Quel plaisir cela vous procure-t-il ? J'envoie, haineux.
- Aucun, je peux te l'assurer. Il va falloir que tu te calmes, cela ne pourra pas durer indéfiniment. Ton attitude ne nous laissera pas le choix.
Je le suis de force et nous dépassons plusieurs panneaux coulissants. Tous ces couloirs me donnent le tournis et me soulèvent le cœur. Une dernière porte, en métal cette fois, se présente sous mes yeux. Il passe une carte, rentre un code d'accès, place son doigt sur une surface lumineuse et les verrous se désactivent.
- Je te laisse le choix, ou nous traversons calmement, ou je te cache le visage et t'attache les mains.
Je me tais car je suis dans l'incompréhension. Lorsque le chemin se dégage, nous pénétrons dans un couloir illuminé par la lumière du jour. Cela ressemble à un grand tuyau d'une centaine de mètres, tout en verre. Des armatures circulaires en fer forgé fortifient l'installation. Nous nous élançons, tel des hamsters dans une cage de jeu, à travers ce conduit déroutant.
Je regarde, machinalement, vers le bas. Nous sommes en hauteur, et traversons une espèce de canyon afin d'atteindre le côté opposé. Je me mets sur la pointe des pieds pour avoir une meilleure visibilité et aperçois du mouvement. Une quantité incroyable de mouvements. Je panique, m'agite. Des milliers de personnes errent, sous nos pieds. Elles se bousculent, s'entrechoquent, s'entassent. De là où je me trouve, je ne perçois que des cheveux, des bras en agitation, déchaînés, ébranlés.
- Qui sont tous ces gens ? Je pleure.
- La Distribution était plus longue que prévu cette année. Nous allons les répartir selon les Zones.
- Des Zones ? Mais pour qui les prenez-vous, des animaux ? Vous brûlerez en enfer, je vous maudis...
Tous ces gens ont reçu la Turquoise et sont accumulés comme des bêtes de foire.
- Est-ce que ma mère est parmi eux ? Laissez-la partir... laissez-la partir.
- Non, elle n'y est pas.
- Comment le savez-vous ? Comment pouvez-vous le savoir ? Je suis sûr que vous ne vous souvenez même pas de nous.
- Je m'en souviens très bien, mon garçon.
- Toute cette souffrance que vous créez... comment pouvez-vous continuer de vivre ?
- Je pensais que tu serais calme le temps de la traversée, mais si tu ne te ressaisis pas, je devrai changer ma façon de faire.
- Où allons-nous ? Je demande.
- La où nous allons à chaque fois...
Je vais subir le même traitement que les autres. Je vais succomber... chétif.
- Où sont mes amis ? Que leur avez-vous fait ?
- Ils ne sont pas là.
- Je sais qu'ils ne sont pas là ! Où sont-ils ?
- Pas là... répète l'homme avec détermination.
Je ne me débats pas car je veux rester conscient. Qui sait ce qu'il pourrait encore m'injecter pour me trimbaler. Je m'efforce de garder la tête haute pour ne plus voir tous ces gens. Je suis au bord du précipice, littéralement parlant. Nous arrivons à destination mais je ne supporte plus ma condition physique. Je m'accroupis et déglutis, affaibli.
L'inspecteur me laisse tout juste le temps d'essuyer ma bouche et nous reprenons la route. Nous passons une nouvelle porte, épaisse et chromée, puis pénétrons dans un second labyrinthe de couloirs.
- Je perds patience, tuez-moi maintenant, qu'on en finisse. C'est ce que vous voulez depuis le début.
- C'est ce que tu penses ?
- Bien sûr que c'est ce que je pense. Y a-t-il seulement une chance pour que je retrouve ma mère ? Mon frère ? Pour que je prenne sa place ? La lettre m'était destinée, je veux en assumer les conséquences.
- Oui, la lettre t'était destinée.
- Renvoyez-la chez nous, laissez-moi prendre sa place !
- La place de qui, mon petit ?
- La place de ma mère ! C'était ma lettre, le Destin me voulait moi, pas elle ! Relâchez-la et prenez-moi à sa place. Renvoyez-la chez nous... chez moi. La maison l'attend, tout est comme avant là-bas.
- Personne n'a pris ta place mon garçon, le Destin te voulait... et il a réussi à t'avoir.
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