Chapitre 31
Nous choisissons un vieil hôtel pour y passer la nuit. De longues branches cognent fréquemment contre la vitre mais ne m'empêchent pas de trouver le sommeil. A vrai dire, je suis si épuisé que même une bombe ne pourrait m'extirper de mes cauchemars.
Je suis dans une ville au bord de l'anarchie. Mais cette ville je la connais... je la connais très bien. Je l'ai reconnue dès notre arrivée. Les jours s'enchaînent à une vitesse folle et je ne peux m'empêcher de venir en aide à ces réfugiés : ces enfants et ces femmes qui souffrent, comme ont dû souffrir Micka et ma mère. Je leur viens en aide, comme j'aimerais le faire pour ma famille. La première semaine touche à sa fin, puis s'ensuit un mois complet. Voilà que je perds la notion du temps. Mes camarades trouvent une stabilité réconfortante et je fais de même. Je n'abandonne personne... je mets simplement mon plan en suspens, pour quelque temps. La Distribution se termine et la ville reprend son envol. J'aide à la conception des repas du mieux que je peux.
Je me tiens sur une barque... la barque blanche sur laquelle mon père et moi avions l'habitude de pêcher. Cet endroit est si important à mes yeux que je doute d'y être réellement. Mon appât flotte sur l'eau depuis une dizaine de minutes mais rien ne mord.
- Avec de la patience et de la volonté, un Homme peut déplacer des montagnes, me disait mon père.
- Peut-il aussi attraper du poisson ? Je rétorquais naïvement.
- Du poisson aussi, rigolait-il.
Son sourire me réchauffait le cœur.
- Mon garçon ?
- Oui, Papa ?
- Tu sais que les choses vont bientôt changer, n'est-ce pas ?
- Oui...
- Quand tu sentiras que plus rien ne va, que tout est perdu... que tu es perdu, viens ici, près de ce lac. Fais de ton mieux pour y arriver et assieds-toi. Tu regarderas l'horizon et tu te souviendras de moi.
- Tu ne seras plus là ?
- Peut-être pas, répondit-il.
- Je veux que tu restes, pour toujours.
- Tu vois cette petite barque blanche ? Dit-il en posant sa main sur le bois abîmé de l'embarcation.
- Je la vois...
- J'y graverai nos noms. Elle restera ici, pour toujours.
- C'est une promesse ? demandai-je.
- Oui, c'est une promesse.
- « Aven » ? Lance soudain mon amie en apercevant les lettres majuscules sur la coque du bateau.
Elle a dû me suivre jusqu'au lac.
- Quel joli nom pour une barque, ajoute-t-elle.
Je passe la main sur les vieilles gravures et y lis les noms de mon père, mon frère et ma mère. Elle ne les voit pas depuis la terre ferme et je ne m'en plains pas. Je ne veux pas qu'elle découvre mon attachement pour ce lieu.
- Tu ferais mieux de rentrer, tu es là depuis ce matin, tu vas attraper froid.
- J'aimerais rester encore un peu, je réponds sèchement.
Elle n'insiste pas. Notre relation est plus ou moins aléatoire depuis notre accrochage lorsque Barry et ses hommes sont partis. Je leur porte toujours autant de respect mais prends du recul sur mes amis. Ce combat n'est pas le leur.
- Tu sais où nous trouver si tu changes d'avis !
Elle rebrousse chemin et me laisse en paix avec mes souvenirs, aussi douloureux soient-ils. Je suis surpris que ces vieilles planches de sapin flottent encore et supportent mon poids. Cela doit faire des années que personne n'est monté à bord mais cela tient le choc.
Lorsque la nuit tombe, je transmets ma pêche à une jeune femme afin qu'elle la ramène en centre-ville. Je me nettoie le corps avec de l'eau du lac que je fais bouillir et m'hydrate près d'une rivière d'eau douce. Je décide de dormir dans la cabane qui borde l'étang et dans laquelle je me réfugiais, enfant.
Rien n'a changé. Je nettoie rapidement et enlève d'un coup de main les toiles d'araignées sur mon passage. Je place une couverture sur le sol et m'y allonge. La nuit est plutôt douce et lorsque mes insomnies ressurgissent, je sors prendre l'air. Les étoiles sont toujours éclatantes et je sais que ma mère les voit, peut-être même avec Micka.
« Ils sont sûrement ensemble et m'attendent... Ils doivent penser que je les ai abandonnés » pensé-je.
- Jamais, dis-je à haute voix.
Je décide de repartir dans quelques jours et de rester, pour le moment, près du lac. Hope et Greg viennent me voir de temps en temps mais ne s'attardent pas. Je désire m'isoler car cela me fait du bien de me ressourcer. Ces souvenirs qui refont surface et qui me donnent l'impression de les retrouver... de retrouver cette vie qui me manque tant.
Le matin idéal se présente et je prépare mon sac. J'emballe du poisson séché et de quoi boire durant le trajet qui s'effectuera sur cette barque.
- Tu pourras utiliser cette barque si tu désires prendre du recul et y voir plus clair. Les réponses à tes questions seront peut-être plus fructueuses. Vois-tu à quel point le lac est immense ? Questionna mon père.
- Il touche le ciel !
- Oui, il touche le ciel, rit-il.
- Je serai sûrement de l'autre côté, me confia-t-il. Mais toi, tu pourras continuer de pêcher ici, d'accord ?
- Pourquoi voudrais-tu aller de l'autre côté ?
- Parfois la vie ne nous laisse pas le choix...
Un poisson mordit à l'hameçon et nous coupâmes court à la discussion.
L'issue que nous avons empruntée pour rentrer dans cette ville est condamnée. Je me dois de trouver un autre moyen pour dépasser les frontières et atteindre le Destin.
- Que fais-tu ? S'écrie Hope lorsqu'elle me voit dériver sur la barque blanche.
- Je reprends la route, dis-je.
- Tu ne peux pas nous laisser ici ! Tu ne peux pas nous abandonner ! Aven !
Ses cris me poignardent.
- Aven ! Reprend Greg.
Ils en ont assez fait. Je veux qu'ils m'attendent en sécurité.
- Attends-moi ! S'écrie la jeune fille qui saute dans l'eau.
- Hope ! Je m'égosille.
Elle nage difficilement mais Greg se jette aussi et l'attrape sous son bras. Je stoppe l'embarcation et me rapproche d'eux.
- Vous êtes givrés ! Confié-je.
- Nous ne te laisserons pas seul ! Ces gens n'ont plus besoin de nous... plus besoin de toi. Nous pouvons repartir sereinement.
Je leur donne de quoi se sécher et nous nous élançons sur l'étendue d'eau qui se fond avec le firmament.
- Le lac touche le ciel ! Sourit Greg.
- Oui... il touche le ciel.
Je souris puis me concentre sur la navigation. Je vérifie à plusieurs reprises qu'aucune infiltration ne puisse nous faire couler. Une fois loin du rivage, le retour à la nage sera difficile.
« Maman les petits bateaux qui vont sur l'eau ont-ils des jambes ? Pensé-je avec ironie. »
Le bercement de l'eau est plus agréable que les secousses de la voiture. Le trajet interminable que nous avons dû faire il y a quelques mois ne me manque pas. Le silence et la douceur du canot le rendent plus beau que tous les autres transports à mes yeux. Greg m'aide à ramer car le moteur ne fonctionne plus depuis des années. Nous le faisons à l'ancienne et apprécions chaque minute qui passe.
- Nous sommes en sécurité sur l'eau, dis-je.
- Vous entendez ? Questionne Hope.
- Entendre quoi ?
Je tends l'oreille mais ne perçois rien.
- C'est peut-être un bateau qui approche ! Répond Greg.
- Tu entends aussi ce bruit ? Je demande intrigué.
- Oui, écoute !
Je n'entends toujours rien. Il ne semble pourtant pas se moquer de moi.
- C'est étrange, ça devient de plus en plus fort, renchérit la jeune fille.
- Comme un cri aigu mais lointain.
Je me concentre, ferme les yeux et penche la tête.
- Tu dois l'entendre, me murmure le garçon, c'est certain.
- Je vous dis que je n'entends rien !
- Écoute plus attentivement ! Écoute ce bruit ! Ça devient douloureux.
Mes amis se recroquevillent et plaquent leurs mains sur les oreilles.
- Arrête la barque ! Crie Greg, arrête-là !
La jeune fille s'époumone de douleur.
- Je n'entends rien ! Que se passe-t-il ?
- Arrête le bateau ! Arrête le bateau !
- Je ne peux pas !
- Il faut faire demi-tour ! Reprend-il.
- De quel bruit parlez-vous ?
- Aven, fais demi-tour !
Du sang s'écoule de leurs nez et je m'agenouille devant eux. Cette vision de souffrance me déstabilise et je perçois enfin ce bruit dont ils me parlent. C'est insoutenable. Mes tympans semblent brûler sous la puissance de ce son.
C'est comme une sirène, une alarme et un cri qui fusionnent ensemble, qui transpercent chaque partie de votre corps pour le paralyser. Cela me broie les idées, me coupe la vue et la respiration. Je tombe sur mes camarades et mon nez se met à couler. La situation m'échappe et je ne la vis que par bribes. Je vois un bateau, beaucoup plus grand, qui s'approche et des lumières aveuglantes, rouges et bleues.
Quelqu'un me touche, m'attrape et me soulève. Je suis transporté à bout de bras. Mes yeux sont lourds et je n'entends plus aucun bruit, excepté un bip lointain et régressif.
Nous étions pourtant intouchables, ici, au milieu de ce lac. Qui peut bien nous tomber dessus ?
Je suis confus mais je sais qui ils sont. Je le comprends.
Il s'agit du Destin.
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