Chapitre 23

Nous finissons de manger puis faisons état de nos réserves. Il nous reste assez de nourriture pour nous alimenter encore plusieurs jours. Mon appétit n'est pas très présent comparé à celui de Greg. Il semble étrangement détendu face à notre situation, comme si rien ne le contrariait. Peut-être que nos corps ne réagissent pas de la même façon face au stress.

Mon regard se perd dans l'horizon boisé et les derniers rayons de soleil s'évaporent pour laisser place à la clarté nocturne. Soudain, pendant que le silence apaise mes tensions, je distingue, au loin, une silhouette vaporeuse. La distance qui nous sépare d'elle ne me permet pas de confirmer sa présence. Je reste muet et réfléchis. Je ne m'affole pas, car il se peut que nous rencontrions bon nombre d'animaux sauvages durant ce périple.

- La nourriture risque d'attirer de mauvais prédateurs, dis-je.

- Ici ? Je doute qu'un quelconque animal puisse se perdre dans ces ruines inhabitées, répond Hope.

Je range rapidement nos affaires dans le coffre de la voiture puis montre du doigt l'ombre qui se déplace près de la forêt lointaine.

- Cela doit être un cerf ou une biche ! Se rassure Greg.

- Je doute que Bambi vienne nous rendre visite, ironise la jeune fille.

Quoi que cela puisse être, cela ne présage rien de bon. Je m'efforce de me concentrer sur cette apparition lorsque je remarque son instabilité.

- Je crois que cela se rapproche ! Je m'écrie.

En effet, la réactivité de l'ombre fut instantanée. Sa course effrénée lui permet de se rapprocher à toute allure. Voilà que je distingue des cornes... ou bien des bras levés. Je repère, à présent, d'autres formes sinueuses et agitées aux alentours.

- Il... Il y en a plusieurs ! Bégayé-je .

- Le Destin nous a sûrement repérés ! Lance notre ami.

- Il faut que l'on se mette à l'abri ! Murmure Hope, venez ! Vite !

Elle nous fait volte-face puis se précipite vers les habitations. La distance qui nous sépare de ces visiteurs nocturnes n'est plus très grande. Il nous faut être rapides afin de nous camoufler dans ce décor sinistre. Malheureusement, la voiture que nous venons de laisser derrière nous trahira notre présence.

Le village semble beaucoup plus grand une fois la nuit tombée. Il n'y a aucune lumière pour nous guider, mais il ne nous est pas difficile de trouver un endroit où nous abriter.

La maison devant laquelle nous nous tenons désormais est la seule qui semble encore en bon état. Des plantes grimpantes ont pris possession des façades et s'étendent jusqu'au toit. Une cohorte de volatiles prend son envol lors de notre arrivée et me surprend. Je marche sur des débris de verres mélangés à de la boue, et glisse sur le perron. Je m'affale de tout mon long et m'écorche les phalanges. Hope m'aide à me relever lorsqu'elle me voit au sol.

La porte résiste mais Greg ne relâche pas la pression. Ses coups d'épaule pourraient assommer un taureau mais ne semblent pas venir à bout de cette planche de bois. Y a-t-il des chances pour que la clé d'entrée soit cachée sous un pot de fleurs ou un caillou comme j'ai pu le voir à la télévision ? L'alarme de mon véhicule se met à retentir et le choc sonore se diffuse tel un poison dans le sang. C'est ici, près de nous.

Greg arrive enfin à forcer le passage et nous pénétrons sans ménagement à l'intérieur de la demeure. Nous bloquons l'entrée avec la première commode qui nous tombe sous la main, sans être certains que cela puisse résister à nos assaillants.

- Vérifiez les fenêtres, nous ordonne le jeune garçon, essoufflé.

Il plaque son dos contre le meuble, lui-même contre la porte, et s'efforce de condamner l'accès. Je vérifie rapidement les ouvertures vitrées qui sont sur ma droite et Hope celles sur la gauche. Nous ne prenons pas la peine de vérifier à l'étage car le temps ne nous le permet pas. Lorsque tout semble bon, nous rejoignons notre camarade et nous accroupissons près de lui, la colonne vertébrale plaquée contre les poignées dures et froides des tiroirs.

- Qu'allons-nous faire ? Demandé-je.

- Attendre... m'envoie Hope.

Nous n'entendons plus que les craquements du parquet délabré et des murs infiltrés d'eau et d'insectes. Par moment, je perçois des grattements infimes qui s'apparentent à ceux du sous-sol de l'usine de viande. Pourtant, et malgré le calme qui s'installe, je sens que l'atmosphère est lourde. Un souffle léger frôle ma nuque, comme si la mort elle-même respirait près de moi, omniprésente.

Voilà qu'on tape frénétiquement contre la maison. La porte se courbe sous des coups d'une violence inattendue. Les expirations des silhouettes se transforment en râle, sans qu'aucun mot distinct ne s'échappe d'elles. Greg avait raison, il s'agit sûrement de cerfs. Pourtant, cette agressivité ne leur correspond pas.

- On n'aurait pas eu ce problème si l'usine de viande de ton père fonctionnait toujours ! S'amuse le garçon.

- Vu leur nervosité, la viande n'aurait pas été très tendre ! Sourit Hope, anxieuse.

- On pourrait parler de ça plus tard ? Dis-je. Parce que je crois que l'appât, pour le moment, c'est nous !

Une vitre près de moi explose en morceaux et des membres non identifiés s'agitent pour rentrer.

- Nous devons aller à l'étage ! Cela nous laissera une longueur d'avance ! Proposé-je.

- Nous serions coincés là-haut, conclut Greg, ce serait pire !

- Je crois que nous n'avons pas le choix ! Annonce Hope lorsqu'une deuxième fenêtre vole en éclats.

Notre seule source de lumière provient de la lune et je suis étonné par son champ d'action. Tout devient pâle et sombre, mes mains, nos visages.

Je lance un décompte rapide avant que nous relâchions nos efforts. La commode contre laquelle nous étions glisse sur plusieurs mètres et nous grimpons les marches d'escalier avec effroi. Je me retourne avant d'atteindre l'étage car la curiosité me ronge. La porte ne retient plus les bêtes et je les vois déjà monter à notre poursuite. Leurs mouvements sont maladroits et elles semblent moins nombreuses que je ne l'imaginais. Je n'arrive pas, malgré ma volonté, à mettre un nom sur ces dernières. Je ne m'attarde pas et préfère prendre la fuite afin d'être en sécurité.

- Ici ! S'écrie Greg.

J'entends sa voix mais ne parviens pas à la situer, car le long couloir est plongé dans le noir. Je cours si vite que je dépasse le jeune garçon qui m'attendait devant l'une des nombreuses pièces. Il essaye de m'attraper le bras mais n'y parvient pas. Si je fais demi-tour pour les rejoindre, je risque de me retrouver nez à nez avec les prédateurs. Je n'ai plus le choix, je continue de courir dans une obscurité des plus totales. Je tends les bras afin de prévenir un quelconque obstacle et saute sur la première poignée que je sens entre mes mains. Ils sont là, juste derrière mon dos. Je pourrais sentir leurs caresses mortelles mais referme la porte si rapidement que je manque d'y laisser un doigt. Je verrouille l'accès et prends une grande inspiration. Une double fenêtre permet aux rayons lunaires de pénétrer l'endroit.

Je suis dans une chambre, d'enfant ou d'adulte, je ne saurais le dire. Je sens mon cœur qui palpite et mon sang qui circule difficilement le long de mes veines dilatées. Une odeur nauséabonde me parvient et je suis persuadé qu'il s'agit des créatures à quelques mètres de moi.

Il n'y a qu'une seule penderie dans la pièce et je choisis de m'y réfugier. Je referme délicatement les portes vénitiennes et tente de retenir mon souffle. J'hésite à m'accroupir mais ne préfère pas. Si je dois encore courir, je le ferai, même si je n'ai nulle part où aller. Je me demande si mes amis sont sains et saufs. Je ne les entends pas crier et je me dis que c'est plutôt bon signe.

Mes narines se contractent. Je réalise, malgré moi, que le parfum désagréable et morbide à souhait n'émane pas des intrus qui me poursuivent, mais plutôt de là où je me trouve actuellement. Je n'ose plus bouger, je suis pétrifié. Mes doigts sont à la recherche d'indices mais il ne m'en faut pas plus pour comprendre.

Comprendre que je ne suis pas seul dans ce minuscule placard.

Je plaque mes mains contre mon visage et essaye de contenir mes hauts-le-cœur. J'entends la porte de la chambre qui cède sous la force de ces monstres. Il ne suffit que d'un clignement d'œil pour que des larmes chaudes et salées déferlent sur mes joues. Mes muscles ne me tiennent plus et je m'effondre doucement sur le sol. Je suis assis dans l'un des deux coins, ne sachant pas ce qui se trouve à côté de moi.

Il est impossible que ce soient des animaux. Leur rapidité, leur façon de se déplacer et de se mouvoir. Se peut-il que les hommes de main du Destin soient aussi violents ? Pourquoi ne nous parlent-ils pas ?

Je pense à Micka puis à ma mère. Je prie pour que leur chemin n'ait pas croisé la route de ces créatures, qu'elles ne leur aient pas fait de mal. Je tourne nerveusement la bague d'ambre autour de mon doigt et espère que tout va bien pour Beth, qui doit être en train de dormir paisiblement sous sa couette. Je suis envieux, pendant quelques secondes.

Voilà que des pas irréguliers font craquer le sol. Combien de temps avant que je ne sois repéré ? J'arrive à me tranquilliser car la présence qui se trouve à mes côtés n'a pas donné signe de vie. Je fais glisser ma main sur le sol de la penderie, à la recherche d'un objet pouvant me servir d'arme, mais ne trouve rien. Mes doigts heurtent une surface familière. Je tâte, doucement, puis retire ma main dans un élan d'angoisse. Un pied, une sandale, un être humain. J'aimerais crier mais je ne peux pas. Je me relève plein de dégoût et ne peux m'empêcher d'observer nos agresseurs à travers les lamelles de la porte.

Je les vois, qui se tiennent à quelques pas de mon corps frêle et fatigué. Ce ne sont pas des animaux, ni des créatures ou des bêtes sauvages. Ce sont des humains, des jambes et des bras qui se balancent, incontrôlables. Mes inspirations sont si saccadées que Greg et Hope doivent sûrement les entendre depuis l'autre bout de la maison.

Ils ne tarderont pas à me trouver. La pièce n'est pas très grande mais quelque chose semble les perturber. Je ne distingue que des silhouettes sans détail particulier. Leurs têtes pivotent à droite puis à gauche, à ma recherche. Une fraction de seconde et l'un d'eux se présente contre la penderie. Ses yeux globuleux et injectés de sang s'apprêtent à croiser les miens. Il m'observe... il me voit.

Sa peau est sale et abîmée, identique à la condition physique de Claire, la sœur de Decklan. Sont-ils aussi des Rescapés ? Ont-ils reçu la lettre Turquoise ? Greg avait raison lorsqu'il nous a dit avoir vu quelqu'un dans la végétation pendant qu'il urinait.

Je le fixe et n'ose détourner le regard. Je ne le distingue que partiellement à travers les fines ouvertures, mais je peux me faire une idée globale de son apparence, ainsi que de celle de ses accompagnateurs.

Son nez s'agite et sa langue se plaque à répétition contre son palais. Il renifle, étrangement. Ses camarades le rejoignent et se placent à côté de lui. Ils sont cinq... ou six.

Certains d'entre eux se collent et se rapprochent. Ils me voient, me sentent, et ne tarderont pas à m'attraper.

J'espère que mes amis auront plus de chance que moi car c'est la fin... Ma fin.

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