Chapitre 15
L'homme est aussi surpris que nous.
- Que faites-vous là ? Nous demande-t-il sèchement.
Il nous reconnaît et ne semble pas apprécier notre visite imprévue.
- Nous nous sommes trompés de maison, dis-je, nous cherchions une certaine Claire... Excusez-nous pour le dérangement.
Je fais demi-tour et entraîne Hope avec moi. Je ne veux pas perdre de temps avec cet individu odieux.
- Attendez, s'écrie-t-il, vous ne vous êtes pas trompés...
Sa façon de parler est différente, plus posée. Je me retourne vers lui, curieux.
- Venez... je vous en prie.
La politesse soudaine du professeur me dérange. Il nous fait signe de la main pour que nous rentrions chez lui. Je lance un regard à Hope, puis à Greg.
- Vous n'êtes pas venu seul ! Constate-t-il, demandez à vos amis de rentrer, je ne veux pas qu'ils éveillent de soupçons.
J'appelle le jeune homme et il nous rejoint rapidement. Combien de chances y avait-il pour que la seule Rescapée que je décide de voir se trouve dans la même maison que cet homme ? Les coïncidences sont parfois déroutantes.
Je franchis le seuil de la demeure sans me demander si nous pouvons lui faire confiance. Après tout, nous rentrons chez un inconnu et cela ne semble pas troubler mes camarades.
- Prenez place dans le salon, dit-il.
La pièce dans laquelle nous pénétrons est grande et épurée. Deux canapés beiges sont disposés face à face et une table basse en verre les sépare. Hope et Greg s'assoient à mes côtés et nous attendons que Mr Decklan s'installe à son tour. Je le regarde prendre place puis décide de lancer la conversation.
- Vous connaissez Claire Colt ?
- Oui, répond-il brièvement. J'ai appris pour toi... je suis désolé que tu aies à revivre ça.
Je baisse les yeux car tout cela est encore trop frais pour que je puisse l'accepter.
- Êtes-vous un parent de Claire ? Je questionne impatient.
Il détourne le regard avant de répondre.
- C'est ma sœur.
- Je sais que cela doit être compliqué pour vous, mais nous aimerions lui parler. Nous savons qu'elle est Rescapée des Turquoises.
- Vos informations sont justes, affirme-t-il, mais cela ne sera pas possible.
- S'il vous plaît, insiste Hope, nous ne ferions rien qui la mette en danger.
- Je suis désolé... s'excuse-t-il.
- Quelques minutes... juste quelques minutes, supplié-je.
- Ce ne sera pas possible, répète-t-il.
Il marque une pause, entrecroise ses mains et se redresse.
- Claire n'est plus parmi nous.
Je suis attristé de l'apprendre de cette façon. Je regrette d'avoir forcé la main à cet homme en deuil. « Nous n'avons plus qu'à trouver un autre Revenant » pensé-je. Hope m'a confié la liste complète des Retours de l'année dernière. Il est donc inutile de traîner plus longtemps chez ce professeur mystérieux. Pourquoi semblait-il servir le Destin alors que sa propre sœur en était victime ?
- Elle est morte il y a plusieurs mois déjà, reprend-il tout en se levant.
Il se dirige vers un vieux buffet en bois et attrape une feuille. Il cherche ensuite un stylo et se rassoit face à nous.
- Comme je vous ai dit, elle est morte il y a quelque temps. Je ne peux rien pour vous...
Il écrit sur son papier en même temps qu'il nous parle. Il se tait et nous montre ce qu'il vient de noter : « Ne m'écoutez pas... Suivez-moi ». Son attitude nous laisse dans une incompréhension des plus totales. Il se relève et nous faisons de même. Je le vois qui se dirige vers la porte d'entrée et l'ouvre nerveusement.
- Il est préférable que vous partiez, dit-il.
Nous n'avons pas le temps de réagir qu'il referme la porte d'un coup sec. Nous sommes toujours à l'intérieur avec lui. Il met son doigt devant sa bouche et nous conseille fortement de garder le silence. Je n'ose plus dire un seul mot.
Il passe entre Hope et moi puis longe le hall d'entrée. C'est un long couloir aux multiples portes qui ne semblent desservir que des pièces anodines. Pourtant, lorsque nous arrivons au bout de ce dernier, une porte se démarque. Elle me rappelle celles qui permettent d'accéder aux sous-sol ou aux garages. Elle paraît banale, taillée dans du bois de chêne et vernie minutieusement.
Mr Decklan nous fait pénétrer dans une cage d'escalier en pierre et commence à descendre. Je lui emboîte le pas et mes amis font de même. Nous descendons en file indienne dans la cave d'un inconnu et cette idée me fait presque rire d'anxiété. Quelle situation imprévisible si l'on considère les événements passés.
Arrivés à l'étage du dessous, le professeur ouvre une porte en métal. Elle paraît très solide et hermétique. S'ensuit alors un couloir en acier éclairé par plusieurs néons capricieux. Une fois enfermés à l'intérieur, l'homme reprend la parole.
- Nous pouvons à présent parler comme bon nous semble.
- Vous allez alors nous expliquer ce qu'il se passe ? Je rétorque.
- C'est vous qui êtes venus pour voir Claire, répond-il, c'est à moi de vous demander ce qu'il se passe.
Je ne peux pas laisser mes amis parler à ma place. Il s'agit de ma confrontation et de mes intentions.
- J'ai besoin de savoir ce qui arrive... après la Turquoise.
- Rien de bon, je peux vous l'assurer...
Sa réponse me laisse perplexe.
- C'est pour m'apprendre ça que vous nous avez fait descendre ?
- Je vous ai fait descendre car nous savons ce qu'il se passe quand quelqu'un parle trop. L'endroit où nous nous trouvons actuellement est entouré de plâtre et de plomb. Aucune onde électromagnétique ne peut traverser les murs. Les réseaux téléphoniques sont inexistants ici et il en est de même pour tout autre appareil émetteur/récepteur.
- Nous sommes coupés du monde ! Je conclus.
- Nous sommes surtout coupés du Destin, dit-il, il n'y a aucun moyen pour eux de savoir ce qu'il se passe dans ces lieux.
- Et que se passe-t-il ?
- Ma sœur n'est pas morte. Elle se trouve dans la pièce au bout du couloir.
J'écarquille les yeux suite à ce retournement de situation. Il protège sa sœur en la faisant passer pour morte aux yeux du monde. C'est plutôt intelligent, si on exclut le fait qu'elle soit en quarantaine. Qui aimerait vivre enfermé sous terre ?
- Aven sera le seul à la voir, dit-il, je ne veux pas qu'elle soit effrayée.
- J'aimerais y aller avec lui... je me ferais discrète. Je voudrais la voir, s'il vous plaît, supplie Hope.
L'homme hésite mais ne résiste pas face au désir de la jeune fille. Il accepte de la laisser venir avec moi et cela me rassure. Je commence à paniquer en réalisant ce que je m'apprête à faire.
- Je veux que vous sachiez qu'elle est très perturbée, rajoute l'homme, je n'ai jamais réussi à savoir ce qu'elle a vécu là-bas. Je vais vous présenter puis je vous laisserai seul avec elle... S'il y a un quelconque problème, vous n'avez qu'à taper sur la porte.
J'assimile les informations de Decklan et me prépare pour cette rencontre particulière. Je me tiens devant la fameuse porte blindée et la présence de mon amie me réconforte.
La pièce qui apparaît sous mes yeux n'est pas différente d'une chambre d'enfant. Un lit une place se trouve en son milieu et quelques étagères sont clouées aux murs. De nombreuses affiches et dessins y sont aussi accrochés et se superposent à certains endroits par manque de place.
La jeune femme se trouve assise dans un coin, au fond de la pièce. Une lumière artificielle provient de la seule fenêtre du lieu et éclaire difficilement la rescapée.
- Claire, lance l'homme avec calme, j'ai de la visite pour toi.
Elle ne réagit pas et se balance d'avant en arrière, la tête recroquevillée sur ses genoux. De longs cheveux noirs lui couvrent le visage et s'entremêlent à chacun de ses mouvements. Elle est très amaigrie et sa peau ne suffit pas à cacher ses os. Je peux voir ses coudes former des angles cassés pendant qu'elle agite ses mains abîmées.
- Je vais te laisser quelques instants, reprend-il, je ne serai pas loin de toi.
Claire ne prête aucune attention à son frère et le laisse s'en aller.
- Elle me donne la chair de poule, me murmure Hope à l'oreille.
Decklan ne nous aurait pas laissés seuls si elle était dangereuse. Je pense qu'il sera difficile de communiquer avec la jeune femme. Elle est renfermée, déconnectée et traumatisée.
- Bonjour Claire, dis-je, je m'appelle Aven.
Elle chuchote et je ne peux entendre ce qu'elle dit. Je m'approche doucement pour ne pas l'effrayer... ou plutôt pour ne pas m'effrayer moi.
- Ainsi font, font, font... les petites marionnettes, chantonne-t-elle.
- Voici Hope, dis-je.
- Trois petits tours et puis s'en vont, ainsi font, font, font, les petites marionnettes...
- J'aurais aimé parler avec toi et savoir... ce qu'il t'est arrivé.
- Maman les petits bateaux, qui vont sur l'eau, ont-ils des jambes ? Chante Claire. Mais oui mon gros Bêta, s'ils n'en avaient pas, ils ne marcheraient pas !
L'air que marmonne la femme me rappelle une comptine pour enfants que Micka appréciait.
Elle se met à ricaner et mon sang se glace. Ses lèvres gercées laissent apparaître des dents jaunies par le temps et ses yeux sont d'un noir troublant.
- Et toi, tu as des jambes ? Me demande-t-elle, moi, j'ai pas de jambe, j'ai pas de jambe, mon gros Bêta !
Ce qu'elle dit n'a pas de sens. Nous n'apprendrons rien d'elle, c'est certain. L'état de son corps ne reflète malheureusement rien de très positif.
Elle se relève si rapidement que je recule par précaution. Sa démarche est lente et irrégulière. Elle ne tient pas en équilibre.
- Promenons-nous dans les bois, lance-t-elle, pendant que le loup n'y est pas, si le loup y était... il nous mangerait.
- Claire, est-ce que tu me comprends ? Lui dis-je.
Elle s'avance vers moi et commence à être éclairée par la lumière qui provient de la fausse fenêtre. Ses joues sont creuses et ses yeux sont très cernés. Une longue robe couvre ses jambes mais j'aperçois ses tibias et ses pieds décharnés. Je n'arrive pas à soutenir son regard.
- Est-ce qu'il te mangera ? Me demande-t-elle, promène-toi dans les bois ! Il te mangera !
Elle termine sa phrase et me saute dessus. Sa main m'attrape, me serre le cou puis elle me plaque au sol. Je suis si surpris par son attaque que mon cœur rate un battement. J'entends Hope s'égosiller et tambouriner à la porte.
- Ne les écoute pas, marmonne soudain Claire, n'écoute surtout pas ce qu'ils te diront. Tu ne peux pas leur faire confiance.
Un filet de bave me coule sur la joue et la jeune femme relâche son étreinte. Mr Decklan me vient rapidement en aide et me relève.
La rescapée retourne dans son coin comme une enfant au piquet. Je suis encore sous le choc et tente de reprendre ma respiration. Je ne l'aurais jamais crue capable de faire preuve d'autant de force.
- Tout va bien ? S'inquiète le professeur.
- Oui... je crois que oui...
- Vous feriez mieux de partir, ce n'était pas une bonne idée.
- Attendez ! S'exclame Hope.
Elle se dirige vers l'un des pans de mur placardés d'affiches et de croquis. Certains ont attiré son attention et elle les arrache sans ménagement.
- Que faites-vous ? S'écrie l'homme lorsqu'il me voit la rejoindre.
- C'est elle qui a esquissé ces visages ? Demande mon amie.
- De quoi s'agit-il ? Je reprends, intrigué.
Hope me tend le croquis en question et la ressemblance me saute aux yeux. Le visage de mon frère semble être représenté sur ces dessins.
- Comment l'expliquez-vous ?
- Je ne l'explique pas... justement. Quand je vous ai vu à l'école, je ne pouvais pas passer à côté d'une telle coïncidence. Je pensais qu'elle serait différente en vous voyant. Vous ressemblez beaucoup à Micka... vous ne trouvez pas ?
- Comment connaissez-vous son nom ?
- C'est elle qui le répète... souvent.
- C'est donc pour cette raison que vous avez accepté que je lui parle ? Il faut croire que je ne suis pas celui qu'elle attendait, dis-je.
- Elle a quand même réagi, reprend-il.
Comment Claire peut-elle dessiner le portrait de Micka sans même le connaître ? Se peut-il qu'elle l'ait rencontré après la Turquoise ? La jeune fille est trop perturbée pour répondre à mes interrogations. Nous sortons de la chambre souterraine et laissons derrière nous cette Rescapée dérangée.
- Pourquoi avoir joué les méchants lors de votre arrivée à l'école ? Demandé-je.
- Parce que le meilleur moyen de se fondre dans la masse est de jouer le jeu. Je suis certainement sur écoute depuis que ma sœur est revenue. Il en est de même pour toutes les autres familles de rescapés.
- Cela expliquerait pourquoi les informations n'ont pas le temps de circuler... Mais comment peuvent-ils vous mettre sur écoute ? Le Destin doit se trouver à des centaines de kilomètres de nos frontières de garde.
- Ils sont aussi parmi nous, affirme-t-il. Cela peut-être l'un de vos voisins ou même l'un de vos camarades. Ils se dispersent, se dissimulent, puis vous observent et vous contrôlent.
- Comment pouvez-vous savoir que nous ne faisions pas partie de ces infiltrés ? Questionne Greg, toujours en retrait.
- Parce que si vous aviez été l'un d'eux, vous n'auriez pas vécu ce que vous êtes en train de vivre...
Cet homme vient de semer le doute en moi. A qui peut-on faire confiance désormais ?
- Comment se fait-il que tu ne sois pas resté en garde à vue ? Questionné-je soudain.
- Parce qu'ils m'ont déclaré innocent, se défend Greg, je ne les intéressais plus.
- Pourquoi m'ont-ils alors condamné... puisqu'ils me savaient non coupable ? As-tu bénéficié de l'aide d'un supérieur ?
- Qu'est-ce que tu insinues ? S'énerve-t-il, que je suis l'un d'entre eux ?
- Je n'insinue rien... je constate.
- Calmez-vous ! S'interpose Hope, cela ne sert à rien d'en arriver là. On ne peut pas se jeter la pierre après ce qu'il nous est arrivé.
- Je... Je suis désolé, bégayé-je. J'ai besoin de prendre l'air...
Mes pensées sont brouillées et mes réflexions n'ont plus de sens.
- Tu as besoin de te reposer, me conseille Hope, tu n'as pas dû dormir depuis un moment.
Les tensions s'apaisent et Greg ne semble pas tenir rigueur de mes accusations. Après tout, c'est le premier à préparer des plans contre le Destin et à me défendre.
- Votre sœur est-elle revenue dans cet état ? Je lance pour changer de sujet.
- Non... sa santé s'est dégradée au fil des mois. Elle perd l'esprit et la notion de réalité. Il y a surtout quelque chose de particulier...
Il émet une hésitation avant de poursuivre.
- Elle ne mange plus...
- Depuis combien de jours ? Je questionne.
L'homme sourit nerveusement.
- Depuis son Retour.
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