Chapitre 10

La nouvelle n'a pas mis longtemps à se répandre. A vrai dire, les commérages ont débuté au moment même où la voiture de police s'est arrêtée devant la maison de Greg. Ils détiennent un suspect potentiel. Tout le monde semble être tombé dans le panneau, mais pas moi, plus maintenant. Je revois sans cesse son visage lorsqu'il m'a confié que ce n'était pas lui le coupable. Il ne mentait pas, j'en suis certain.

Voilà quelques jours qu'ils le séquestrent. Quelques jours où les lettres Turquoises se sont faites discrètes et où les journées semblent plus longues. Un répit qui ne laisse en suspens que l'inévitable. Qui que cela puisse être, l'incendiaire a réussi à interrompre temporairement le cours du Destin.

Je suis au salon lorsque les informations télévisées apparaissent à l'écran. Je monte le volume et appelle ma mère pour qu'elle me rejoigne. La présentatrice expose quelques problèmes d'ordre économique puis enchaîne sur des catastrophes naturelles. Il ne reste que quelques minutes de diffusion lorsqu'elle entame le sujet qui nous intéresse le plus. S'en suivent alors les formalités d'un reportage avec des interviews et des plans du site incendié.

L'incendie n'est pas accidentel. Le suspect principal est relâché. Son témoignage a permis à l'enquête de se diriger vers une autre piste. Plus d'informations dans les jours à venir.

La jeune femme poursuit sur d'autres actualités, nous laissant avares de détails. J'en déduis simplement que Greg est libre. Je suis soulagé pour lui.

Peut-être connaît-il l'identité du criminel. Il est possible que le jeune homme l'ait aperçu avant de pendre la fuite. "Je suis parti quand je l'ai vu... je ne voulais pas être mêlé à ça" m'a-t-il dit. Quoi qu'il en soit, son aveu lui a permis d'être innocenté.

En attendant que la situation s'éclaircisse, la Distribution suit son cours. J'ai récemment vu de nouvelles familles se séparer d'un de leurs membres. De nombreuses personnes âgées ont aussi fait face à une vague déroutante de Turquoises. Les maisons de retraite débordent, les hôpitaux sont surmenés et les écoles fonctionnent de justesse. Le manque d'éducation n'est pas encore omniprésent mais cela ne saurait tarder. Les générations à venir ne trouveront plus de place pour étudier ni travailler. Elles n'auront plus de place pour vieillir ou se reposer. Nous sommes dépassés par cette situation que même le Destin ne peut contrôler complètement.

Beth me donne des nouvelles quotidiennes de son père. Je ne lui tiens plus rigueur de ce qu'elle a fait pour appuyer son dossier auprès des hôpitaux. Au final, tout est rentré dans l'ordre. Greg et le père de Beth sont hors de danger.

Je suis allongé sur le canapé, télécommande à la main. Je change plusieurs fois de chaîne à la recherche d'un programme divertissant. Je tombe sur un jeu télévisé qui connaît un certain succès auprès des ménagères. Je n'ai jamais eu l'occasion de m'y attarder car, à cette heure-ci, je suis supposé être en cours.

Un présentateur et quatre candidats se partagent le plateau. Les règles sont simples mais les récompenses sont très attrayantes. De l'argent, bien sur, mais surtout des immunités. Des protections de courte ou longue durée contre les Turquoises, pour le candidat ou sa famille. Certains peuvent même gagner une protection à vie.

Cela fait rêver et rapporte beaucoup à l'État. Les téléspectateurs sont nombreux et les futurs candidats se bousculent au portillon. Les jeux d'argent comme la loterie proposent aussi des récompenses similaires.

Je m'imagine à leur place, face au buzzer et aux questions. Je doute que mes compétences intellectuelles me permettent de gagner, car le niveau est assez élevé. Culture générale, anatomie, sciences et histoire. Que de sujets plus complexes les uns que les autres. Ceux qui remportent la victoire le méritent amplement.

Soudain, on sonne à la porte. Je me redresse et m'empresse d'aller voir qui nous rend visite. C'est sûrement Beth qui vient passer un peu de temps à la maison. J'enfile un gilet pour être plus présentable et ouvre.

- Officier Blake, se présente l'homme qui se tient face à moi, nous aimerions parler à Aven et Ambre Hearthy.

Son collègue reste muet mais fait signe de la tête pour valider. Leur uniforme, trop grand pour leur stature, laisse apparaître un badge flambant neuf. C'est la police.

Il n'y a aucune raison de s'alarmer. S'ils viennent me reprocher d'avoir enterré Rose près de la place principale, je me défendrai.

- Que voulez-vous ? Demande ma mère après s'être placée à mes côtés.

- Bonjour Madame Hearthy. Nous allons vous demander de nous suivre, vous et votre fils.

- Pour quelle raison ? Reprend-elle.

- Un témoin dit vous avoir vus près de l'incendie la nuit où il s'est déclaré. Votre amie attend déjà dans la voiture.

Je m'écarte un peu et perçois le visage de Beth collé contre la vitre arrière du véhicule.

- Nous n'avons rien à voir avec tout ça. Nous ramenions mon amie chez elle, dis-je.

- Certes, mais nous devons vous interroger pour le bon déroulement de l'enquête.

Aucun argument ne peut suffire à désamorcer la situation. Il est inutile de se justifier.

- Allons-y Aven, lance ma mère, nous n'avons rien à cacher.

Je réalise que nous sommes aussi suspects que Greg a pu l'être.

Le trajet se fait dans un silence des plus profonds. Aucun de nous n'ose parler. Il est bien connu que tout ce que nous dirons pourra être retenu contre nous.

Ils perdent leur temps à vouloir nous interroger et j'en veux à Greg de nous avoir mis dans une telle situation. Après tout, n'en était-il pas de même pour lui ? Il vient de passer plusieurs jours en garde à vue et il nous rend la pareille. C'est le juste retour des choses. S'il leur a dit que nous l'avons heurté en voiture, cela nous place dans une position encore plus délicate.

- Nous sommes arrivés, lance l'officier Blake.

Nous attendons, sur la banquette arrière, qu'ils déverrouillent les portières. Nous n'avons pas l'intention de fuir, même si l'envie ne m'en manque pas.

- Venez, nous ordonne-t-il.

Nous suivons l'homme et son collègue jusque dans le hall d'entrée. Il nous laisse à l'accueil une bonne dizaine de minutes avant de nous inviter à les suivre une nouvelle fois. J'ai l'impression d'être un hors-la-loi, un criminel.

- Les prisons existent-elles toujours ? Je chuchote à Beth.

- A ce qu'il paraît... oui, mais elles ne doivent plus fonctionner comme avant. Quoi qu'il en soit, ne te pose pas de telles questions. Tout va bien se passer, ce ne sont que des banalités auxquelles nous allons faire face.

Nous nous arrêtons devant un portique en métal blanc.

Laissez vos bijoux et tout objet coupant dans ce bac en plastique, nous demande un gardien, et n'oubliez pas les ceintures.

Je me débarrasse avec difficulté du peu d'affaires que je détiens. Je déboucle ma ceinture et retire ma bague en ambre que je n'ai pas pu cacher. Beth et ma mère se délestent de leurs boucles d'oreilles, colliers et bracelets. Nous passons à travers une arche et continuons notre chemin. Ils nous guident à travers de longs couloirs épurés puis nous prenons de courts escaliers, qui nous mènent vers un étage inférieur.

Le sous-sol manque cruellement de luminosité. Il s'agit sûrement d'une mise en condition pour les futurs prisonniers. Les murs sont d'un gris satiné déprimant et des box sont répartis le long d'un couloir étroit.

- C'est ici que vous serez interrogés, nous apprend Blake, l'inspecteur viendra vous chercher.

Nous restons assis un long moment avant qu'il ne vienne à notre rencontre. J'efface de ma mémoire toutes les issues négatives qui pourraient découler d'un tel moment. Je me concentre sur l'instant présent et m'apprête à défendre notre innocence à sa juste valeur. L'homme qui se tient devant nous ne me rassure pas. Son crâne dépourvu de cheveux et ses lunettes mal ajustées lui donnent un air laxiste et repoussant. Sa carrure imposante est moulée dans un uniforme vert kaki et ses mains poilues nous désignent violemment.

- Vous, suivez-moi ! Aboie-t-il.

Sa voix me percute et me fait frissonner. L'autorité abusive a tendance à me contrarier. Il va pourtant falloir que je fasse preuve de retenue dans les minutes à venir.

Nous lui emboîtons le pas comme le feraient des chiens de garde. Il nous fait entrer dans une pièce confinée où seules une table et des chaises sont disposées. La table est large ce qui nous permet de garder une certaine distance face à l'homme. Cela ne l'empêche pas de nous tourner autour tel un vautour au-dessus de ses proies.

- Je suis l'inspecteur Carl, dit-il soudain.

Nous baissons les yeux en guise de salutation.

- Vous devez savoir pourquoi vous êtes là, reprend-il.

- Si conduire la nuit est un crime... Alors oui, je réponds sèchement.

L'homme ricane.

- Un petit malin, dis donc. J'espère que la tournure des événements sera toujours aussi marrante dans quelques heures.

Je me contiens et serre les dents. Quoi qu'il imagine, il se trompe. Nous n'avons pas à avoir peur, nous n'avons rien fait. Je suis prêt à raconter chaque détail des centaines de fois si nécessaire.

- Un témoin dit vous avoir vu à proximité des lieux incendiés...

- Nous étions à plusieurs rues de l'école, je l'interromps.

- Oui, mais en voiture il est rapide de se déplacer, répond-il, fier de sa répartie. Sans parler du garçon que vous avez percuté Madame Hearthy. Fuyiez-vous quelque chose cette nuit-là ?

- Bien sûr que non, affirme-t-elle, les rues sont très mal éclairées et le jeune homme est sorti de nulle part. Ce n'était qu'un accident et il n'est pas blessé.

- Nous ramenions simplement mon amie chez elle, dis-je. Son père était malade et il fallait qu'elle rentre. On ne pouvait pas la laisser seule une fois la nuit tombée. Vous êtes bien placé pour savoir ce qu'il se passe dans les rues lorsque la journée se termine.

- C'est intéressant que vous parliez du père de votre amie. Il me semble que nous lui avons trouvé une place à l'hôpital en échange de quelques informations. Informations qui, me semble-t-il, stipulent que vous ne l'avez pas raccompagnée chez elle. Il nous a été confié que vous, Beth, êtes rentrée à pied. Que c'est étrange...

- Je voulais simplement les protéger, se défend-elle.

- La question est là. Les protéger de quoi, jeune fille ?

- Les protéger d'un malentendu comme celui-ci ! S'empresse-t-elle de répondre.

- Je ne vois aucun malentendu. Ce que je vois est une drôle de confusion pour des personnes n'ayant rien à cacher.

Cet homme nous a déclarés coupables avant même de nous avoir rencontrés. Je reprends la parole.

- J'ai l'impression que vous écrivez l'histoire à notre place. Rien que l'on puisse vous dire ne semble vous détourner de vos idées.

-Juste. Disons que j'ai un certain flair pour ce genre de dossier.

- A revoir, dis-je avec insolence.

Il marque une pause. Je dois me ressaisir avant que mes mots ne dépassent mes pensées.

- Greg ne vous a peut-être pas tout raconté, dis-je, sinon vous sauriez que nous ne sommes pas responsables de ce délit.

- Rassure-toi mon garçon, Greg m'a tout raconté. Je sais très bien que vous n'y êtes pour rien.

Je me tourne vers ma mère, soulagé.

- Il faut que vous sachiez que le criminel ne m'intéresse pas... non. Ce que je cherche n'est pas un coupable, mais une histoire... une histoire qui va se vendre. Et je peux vous assurer que celle-ci est une mine d'or.

Je déglutis avec difficulté lorsque le vrai visage de l'inspecteur apparaît au grand jour. La faible lumière, qui ne cesse de clignoter, éclaire ses moindres défauts. Il ne compte rien laisser au hasard, tout est calculé d'avance. Nous sommes le fruit d'une machination qui me dépasse. Le pouvoir n'est pas entre mes mains et ne l'a jamais été. Notre parole n'est rien à côté de la sienne.

Monter des histoires de toutes pièces pour les vendre est malhonnête. C'est donc à ça que vous passez vos journées ? Je lui demande. Je comprends mieux le monde dans lequel nous vivons.

- Le monde dans lequel nous vivons, reprend l'homme, est pourri jusqu'à la moëlle.

- Vous n'êtes certainement pas une exception, rajoute ma mère.

Son intervention le déstabilise. Il y a sûrement un moyen de lui faire entendre raison.

- Avez-vous des enfants ? Je le questionne.

- Ce ne sont pas tes affaires, grogne-t-il.

Il ne nous lâchera pas si facilement. Nous sommes pris au piège.

- Ne perdons pas de temps. Il faut que ce dossier soit bouclé avant la fin de la journée.

- Qu'allez-vous faire de nous ? S'inquiète Beth.

- De vous ? Rien malheureusement. Je me dois de choisir le cerveau de l'opération et quelque chose me dit qu'il se trouve en face de moi.

Il me pointe du doigt comme pour me menacer.

- Vous n'avez aucune preuve contre moi. Vous n'avez rien du tout.

- Tu es sûr de ça ?

- Certain.

- Peux-tu donc, si tu le veux bien, m'expliquer comment nous avons pu trouver une bague qui t'appartient sur les lieux de l'incendie ?

- C'est ridicule. Je n'y étais pas et je n'y ai rien laissé.

- Tu n'as peut-être rien perdu là-bas, reprend-il. Mais que nous as-tu laissé ici ?

Tout se bouscule dans mon esprit. Je suis coincé, pétrifié. Il compte créer des preuves avec mes effets personnels. Il n'y a plus d'issue. Je suis condamné.

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