Épilogue




Six semaines plus tard

Quand j'arrive au bar de Pink ce matin-là, je suis épuisée. Cela fait six semaines que j'y travaille à un rythme acharné. J'ai mal dormi, cette nuit, il a fallu que je sois tourmentée par un de ces rêves brûlants où Noam apparaît inlassablement pour me sourire, me parler, m'enlacer. Je me suis réveillée affreusement frustrée et dépitée, autant dire que mon moral est en chute libre.

De plus, je n'ai pas encore eu le temps ni l'argent nécessaire pour acheter un vrai lit dans mon appartement, tout récemment loué, et je ne dispose que d'un matelas que peu confortable. Mon dos me lancine désagréablement, le sang martelle à mes tempes à un rythme continu tandis qu'une migraine pointe à l'horizon.

L'aube est là, toutefois le ciel est d'un gris terne. J'éprouve l'irrépressible envie d'aller me réfugier chez moi pour l'éternité. Je pousse la porte qui grince et rejoins Pink au comptoir. La salle est encore déserte, et la barmaid est en train d'essuyer des verres avec son chiffon fétiche. Je la salue d'un grognement revêche, et elle me retourne un petit sourire secret.

— J'ai quelque chose pour toi, ma belle. S'exclame-t-elle, et elle se précipite à ma rencontre.

J'exécute un rapide calcul mental. Ce n'est pas mon jour de paie, et d'ailleurs, Pink n'afficherait pas cette expression si satisfaite si jamais c'était le cas. Nous ne sommes pas mon anniversaire, pas le sien, ni même noël. Je viens juste de m'offrir mon logement, peut-être m'a-t-elle apporté quelques reliques pour personnaliser le studio poussiéreux. Elle m'a hébergé des semaines durant et a inexorablement commencé à m'apprécier. Elle a le cœur sur la main, c'est vrai, mais ne se laisse que très peu le loisir de laisser libre cours à la joie. Elle doit être vraiment ravie, aujourd'hui. Et je voudrais bien savoir pourquoi.

— Quoi? Je m'enquière, mi-intriguée mi suspicieuse.

Je prends appui contre le mur derrière moi, me frotte les paupières d'un geste distrait. La lassitude me ronge de part en part. Mon cœur amorphe s'anime tout à coup, commence à tambouriner dans ma cage thoracique comme un oisillon affolé. 

L'image d'Angel apparaît devant mes rétines, je m'empresse donc de cligner des yeux pour la chasser. Cela survient couramment. La petite est celle qui me manque le plus, même si le besoin de revoir Noam est presque physiquement douloureux. J'ai pris soin d'éviter méticuleusement les endroits où je me doute qu'ils peuvent se rendre tous les trois, les Jefferson: hôpital, parc, fast food et j'en passe. Je ne les ai pas croisé une seule fois. Je travaille toute la journée, secondant Pink la plupart du temps ainsi que son maigre personel, et puis je rentre chez moi et me morfonds jusqu'à m'endormir. J'évite de trop m'interroger sur leur propre quotidien. Et je me promets sans cesse de ne plus jamais me montrer altruiste. Ça fait trop mal. Les êtres humains sont conçus avant tout afin de satisfaire leurs désirs égoïsstes. La guerre avec ma conscience n'a donc pas fini d'avoir lieu.

— On m'a donné ça pour toi. Me confie Pink, le ton curieusement enthousiaste, en me tendant une grande enveloppe blanche. Cadeau, mon chou.

Je ne comprends pas à quoi elle joue. Personne ne m'aurait destiné le moindre courrier. Je me détourne cependant pour découvrir le contenu de l'enveloppe, et me fige lorsque j'extirpe deux feuilles précautionneusement glissées à l'intérieur.

Il y a un dessin et une lettre.

— Qui?

— Un jeune homme. Réplique ma patrone. Il m'a paru familier. Il m'a demandé si tu travaillais encore pour moi. J'ai dit oui. Alors il m'a dit de te remettre ça. Qu'est-ce que c'est, Lys?   

Je ne réponds rien. Je reste incrédule, détaillant chaque milimètre du portrait que m'a représenté Noam. Car il est évident qu'il est l'auteur de cette esquisse. J'y figure, entourée d'un parterre de fleurs colorées. Un parterre d'Amaryllis, je devine à l'attention minutieuse qu'a accordé Noam à la forme, à la coupe des pétaales. Je le lâche, submergée par l'émotion, et parcoure la missive qu'il y a joint dans un état proche de la trans.

«Lys, ma douce. Je t'écris ceci pour que tout soit clair. Elsa sort d'une clinique spécialisée, elle va mieux. Elle a rencontré des personnes comme elle. Nous avons rompu, il y a quinze jours, avec son consentement. Nous ne nous sommes jamais aimé, elle le sait. Elle se concentre sur elle et sur la petite, et refuse d'avoir de nouveau affaire à nous. Nous l'avons trahi, ça, elle ne l'excusera jamais. Angel ne l'a pas très bien vécu non plus. Elle t'en veut toujours d'être partie, elle t'en veut encore plus de ne pas revenir. Moi, j'ai compris, Lys. Et j'ai décidé. Tu n'es pas mon second choix, non, tu es le bon. Tu es mon avenir et ma parfaite imperfection. Mon plus tendre interdit. Tu es ma belle amante, le croquis que mon amour esquisse tous les jours sur les pages de mon cœur. J'entends tes silences comme des discours, et j'ai lu mon horizon dans ton regard à l'instant où tu as mis les pieds dans notre maudite vie. Grâce à un coup de téléphone, tu es devenue mon coup de chance, mon coup de foudre et mon coup de coeur. Tu n'es pas une fleur, mais mon jardin. Tu n'es pas mon second choix, tu es le bon. Je serai là où tu me chercheras. Je t'aime, Lys. Je t'aime après tes parents, après Collin, Eden, Elsa, Swein, après toi. Au-dessus de moi. Je t'aime et je n'oublierai pas.»

— Eh, mon chou? m'interpelle Pink, de plus en plus perplexe.

Les larmes ruissellent sur mon visage pâle. J'abandonne mes présents sur le sol et me rue à l'extérieur.

***

Je le trouve assis sur la première marche de pierre sale donnant accès au cinéma. Il est vêtu d'un jean tout simple, de bottines noires et d'une chemise assorti à son regard améthyste embué. Ses cheveux châtain sont savamment ébourriffés. Il est seul, il semble attendre. En percevant le bruit de mes pas hésitants sur le trotoir, il relève son visage, qui a l'air d'avoir perdu l'espoir, et me considère, aussitôt ahuri.

— Je suis là, le chialeur. Je chuchote.

Il se redresse, saute sur ses pieds, me fixe sans sciller, peinant à croire que j'ai accepté son invitation. Je savais instinctivement qu'il patienterait là. C'est notre lieu, notre point de départ.

— Je vois ça. Alors c'est toi, la folle au tatouage?

Sa voix provoque des frissons délicieux en moi. Elle est semblable au premier soir, grave, rauque et chargée d'une sensibilité et d'une tendresse émergée. Il s'avance vers moi, le cinéma fermé comme une toile de fond dans son dos. Je peux presque sentir son parfum de miel m'envahir, m'assujettir, liquéfier mes sens, adoucir mon âme, foudroyer mes hormones. La rue est quasiment déserte. La rumeur de la circulation ne me parvient que par vagues, je suis assourdie par mon propre désir, fulgurant, intense et vivant.

— Ça te dit, un ciné, Amaryllis? Un ciné avec moi?

Je ne tiens plus debout. Je me jette dans ses bras, à découvert. Il les referme aussitôt sur moi. Nous nous étreignons de toutes nos forces.

— Un ciné, lys? Répète-t-il à mon oreille, et son offre sonne plus comme une suplique.

Il désire recommencer. Il a choisi de m'aimer. 

Pour toute réponse, j'éclate en sanglots, des sanglots de bonheur, et me contente de l'embrasser, l'embrasser, l'embrasser une éternité durant. De mes doigts frémissants, je dessine trois lettres invisibles sur la peau délicate de sa nuque, trois lettres d'absolu, de vérité, d'amour.

Oui.    

FIN

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