Chapitre 9. Secrets
Nous restons tous trois figés sur nos chaises après le départ d'Elsa. Ses paroles venimeuses, son ton belliqueux, son expression glacée, son regard méprisant et sa voix stridente imprègnent mon esprit d'une marque indélébile. L'humiliation d'avoir été traitée de la sorte laisse bientôt la place à la peine, à la peur, puis à la rage. Les émotions se succèdent en moi à une allure vertigineuse. Je me sens bafouée, comme si on venait de me tatouer le titre d'incapable sur le corps. Ma peau s'embrase de honte et de fureur mêlées, mes yeux se mouillent de larmes que je tâche de refouler, mes lèvres se pincent et les poils de ma nuque se hérissent dans un frisson de contrariété. Je ne réfléchis plus. Je veux comprendre sa soudaine animosité à mon encontre. Je ne lui rien fait. Cette femme ressent une rancune inexplicable envers moi, et je ne le tollérerai pas. C'est plus que de la simple jalousie comme le prétendait Noam un peu plus tôt, non. Mais je suis plus forte et tenace que cela. J'ai subi, vécu et traversé bien pire qu'un sermont, je vais me défendre. Elle ne perd rien pour attendre, je ne suis plus une enfant que l'on gronde impunément et j'exige des excuses ou au moins une explication à son attitude frénétique immédiatement. Je ne resterai pas innofensive une minute de plus. Je me dois de réagir. D'abord pour moi, pour le respect que je me porte à moi-même, ainsi que pour faire comprendre à tous que je ne suis pas une simple petite victime apeurée. Je n'ai jamais, jamais supporté l'injustice.
Je me redresse d'un bond, oublieuse de l'incompréhension palpable d'Angel à mon flanc gauche, trébuche dans ma précipitation et à peine ai-je fait deux pas en avant que je percute le torse robuste de Noam, qui me fait barrage au milieu de la pièce. Je manque m'étaler de tout mon long sur le sol, toutefois sa poigne solide m'en empêche. Il enroule ses larges mains autour de mes biseps et me repousse en arrière avec une douceur ferme. La lumière nimbe le coton de son pull beige de paillettes. Il s'est changé depuis notre retour du café de Pink, ce que j'avais omis de souligner. Son pantalon de toile gris moule ses jambes à la perfection, et il est pieds nus, ce qui me fait frémir d'une émotion inqualifiable et embarrassante. Je rougis malgré moi et relève les yeux vers son visage. Il a enfilé son masque d'indifférence, ses traits sont dénués du moindre sentiment, mais son regard le trahit. Le violet de ses iris est teinté d'inquiétude et d'autre chose, de plus infime, de plus désarmant. Il me semble reconnaître de la peur, ce qui m'ébahit et m'oblige à me stopper.
- Amaryllis, restez. Je... Restez, s'il vous plaît. Il ne sert à rien de la suivre, elle doit être loin, déjà. m'intime-t-il calmement, bien qu'un léger frémissement de paupière m'indique qu'il est sous-tension, à l'instar de moi-même.
Je fulmine. Pourquoi s'interpose-t-il? Il n'a rien fait quand Elsa m'invectivait et me menaçait. Il n'a pas ouvert la bouche, n'a pas bougé, n'a pas empêché sa femme de me malmener. n'a-t-il pas conscience de la sombre folie de toute cette situation? Je suis convaincue que si, pourtant, je ne saisis pas ce qui le motive à demeurer de marbre. Il doit bien avoir une raison pour le pousser à agir de la sorte. Il a l'air saint d'esprit, en tout cas. Et j'ai la conviction que malgré tout, je peux lui accorder une entière confiance. Qu'il est mon allié, dans cette histoire.
Je ne devrais pas me mettre dans un tel état, sauf qu'Elsa m'a paru vraiment étrange. Je me demande comment tout cela a pu se produire. Si seulement Collin avait bien voulu me recueillir, j'aurais pu chercher du travail et un logement, autres que ceux-ci. Je suis contrainte de garder mon sang-froid, à présent, ou, le cas échéant, je perdrai ma seule chance de m'en sortir. Je me force à réguler mon souffle hâché, à reprendre un semblant de maîtrise, à détendre les muscles de mes mâchoires. J'ouvre les poings, me décontracte, et tente d'être plus raisonnable. Réfléchir avant d'agir, c'est important, n'est-ce pas? Angel est encore dans la cuisine, nous avons faim, et ce n'est pas le moment propice pour régler mes différents avec Elsa.
Je me détache de Noam et le fixe sans sciller. Il me répond par un sourire crispé et désigne sa petite fille du menton. L'enfant est au bord des larmes, ses lèvres roses tremblantes, sa figure pâlissant à vue d'œil. Je m'en veux, soudainement. Je suis censée être une adulte. Jeune, certes, et d'ailleurs ce n'est pas moi qui ai déclenché tout ceci, mais il faut que je me reprenne. Noam pourrait se raviser. Peut-être même qu'Elsa l'a fait douter... Et même si elle me déteste cordialement, cela ne signifie pas pour autant que je dois déclarer forfait et devenir enragée à son image.
Je me précipite vers Angel et m'agenouille à ses pieds.
- Hé, little bird! Tu as faim, trésor?
Ma voix est trop fausse, trop aiguëe, trop ridicule. C'est suffisant pour la fillette, qui se détend instantanément et m'adresse une expression réjouie.
- Oui, s'il te plaît, Am. Plus de disputes. Sinon je vais être triste.
Les accents troublés de son timbre fluet ne font que renforcer ma décision: je réglerai ça plus tard.
- Alors à table, birdy!
***
Nous déjeunons tranquillement. Le riz tandoori qu'a préparé Noam est exquis, j'en viendrai presque à saliver. Tout est parfaitement dosé, je suis presque envieuse de son talent aux fourneaux. Je me retiens de le complimenter, toutefois, car sa passivité tout à l'heure est impardonnable. Peut-être est-il simplement lâche? Je me contente de déguster la nourriture en remerciant le ciel d'avoir de quoi remplir mon estomac jusque là vide. Cela procure une sensation de plénitude qui m'était tout à fait étrangère. Le creux, dans mon ventre, est comblé, et je suis nettement plus en cline à la discussion après avoir mangé. Noam fait la conversation à sa fille. Je crains qu'il ne me congédie, du fait de ma morosité amère, mais il ne me jette pas un coup d'œil, concentré sur Angel, qu'il distrait avec une habileté rare.
- Maman elle est toujours en énervement! se plaint soudain Angel alors que nous nous apprêtons à débarrasser les assiettes.
Noam se pétrifie, je tends l'oreille. La question est indirectement formulée, et j'espère réellement que Noam va y apporter un éclaircissement. Il hoche la tête, soucieux, et rétorque seulement:
- On ne dit pas en énervement, ma puce, mais énervée.
Puis il soupire et ramasse ses couverts pour les mettre dans le lave-vaisselles sous l'évier rutilant.
Je me résigne. Je ne comprendrai sans doute jamais. C'est peut-être leur quotidien à tous les trois, Elsa est d'humeur exécrable chaque jour, et il faut s'en accomoder... Mais je refuse d'y croire. Mon père aussi était irritable, il s'emportait pour un rien, et cela s'expliquait par la charge immense des responsabilités qui lui incombaient. J'imagine que ce n'est pas le cas de cette peste...
Angel se frotte les yeux, baille et me prévient qu'elle désire faire une sieste. J'aimerais l'immiter, mais je comprends que c'est l'occasion idéale pour interroger mon nouvel employeur, bien que cela soit à mes risques et périls. Noam a compris mes intentions, car il ne retarde pas l'échéance et se contente de baiser le front de l'enfant et de la pousser en direction de l'étage.
- Tu seras là après? s'enquit-elle en passant devant moi de sa démarche légère et sautillante, pleine d'espoir.
Elle me bouleverse dès qu'elle ouvre la bouche. Je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire attendri.
- Après, little bird? je la taquine gentiment.
- Après, quand je vais finir d'avoir dormi. S'il te plaît, Am. Tu seras ici? m'implore-t-elle, et je me penche pour la soulever en l'air.
Elle n'est pas très lourde et s'agrippe à ma nuque de toutes ses forces. La relation qui nous unit est intense, je le sais, et je suis étonnée de la rapidité à laquelle on peut s'attacher à une petite fille. Elle est adorable, c'est un fait, mais je pense que mon affection excessive est due à ma perte récente... Le psycologue que j'ai consulté à l'hôpital m'avait prévenu de ce cas de figure, récurent selon lui...
- Je te le promets, honey. je chuchote à son oreille.
Mon cœur se serre d'émotion à ces simples paroles. L'anglais ne semble pas la gêner outre mesure, et ne dit-on pas que la nature revient au galop? Chez mes parents, nous parlions cette langue couramment, et l'amour que je porte à Angel se manifeste à travers mon jargon maternel, preuve, s'il le fallait encore, qu'elle m'est inestimable.
Je la dépose à terre et elle file se mettre au lit. Je patiente quelques secondes, et lorsque le silence est complet, je me tourne vers Noam.
- J'ai... J'ai du travail. déclare-t-il sans me faire face.
Son hésitation me rappelle ma rencontre de la veille avec lui, quand il s'efforçait d'essuyer ses larmes tout en demeurant virile et sûr de lui. Je grimace, dubitative. Il ment, c'est évident. Il craint une possible confrontation, ce que je ne comprends pas. Je ne compte pas le torturer pour obtenir des informations, mais je crois que c'est la moindre des choses après ce qui s'est produit...
L'améthyste de ses prunelles étincelle, il passe une main dans ses cheveux, les ébourrifant davantage encore qu'ils ne l'étaient déjà, et je lui trouve brusquement un charme certain. Il resplendit. Il est grand, et s'il n'était pas si maigre, sa perfection aurait été totale, indaignable. Le désir monte en moi, raidit mes membres, et il m'est très pénible de dissimuler les sensations purement charnelles qui montent en moi. Je me maurigène, je ne le connais que depuis hier soir, je dois me remettre en question...
Je m'éclaircis la gorge.
- Pourquoi?
C'est simple, limpide. Il serait discourtois de m'ignorer. Je sais qu'il va répliquer, et je me rapproche imperceptiblement de lui en le fusillant du regard. Je veux l'obliger à me voir, à me parler, à m'écouter. Je rejette mes longs cheveux bruns emmêlés derrière mon épaule et pose un index sur ma bouche, la tapottant impatiemment. Je ne peux en faire plus. Je prends déjà beaucoup trop d'initiatives, à sa place, je me serai renvoyée sans tergiverser.
Il titube en arrière, hésite, plisse le front, paraît réticent et partagé. Je repense à la mine furibonde d'Elsa et à sa cruauté gratuite, à la façon dont Noam a affronté la crise d'hystérie et de véhémence, indifféremment, avec apathie. Cette femme est peut-être sur les nerfs, mais il pourrait au moins s'excuser, ou me rassurer sur la place que je détiens dans cette maison, désormais... Je contiens ma colère dévorante, une colère qui parchemine ma gorge et embrase mes prunelles.
- Pourquoi quoi? s'agace-t-il, essayant de rester impassible.
- Pourquoi votre épouse a-t-elle été tellement virulente à mon encontre? Je n'ai causé aucun tort, ni à vous, ni à elle, ni à Angel. C'est singulier comme comportement, et j'aimerais...
- Cela ne vous concerne pas. me coupe-t-il sèchement. C'est grossier de votre part d'insister, si je puis me permettre.
Sans me démonter, ni marquer d'arrêt face à ses remontrances somme toute motivées par son envie de demeurer le plus abscons possible, je renchéris sereinement:
- Je veux juste travailler dans les meilleures conditions possibles. Je suis une employée, pas une domestique, et je sais que vous êtes un homme bien. Ce serait la moindre des choses de...
- Ça suffit, Am! crie-t-il, empourpré.
Je bondis en arrière sous l'effet du choc.
- Est-ce que je vous ai demandé pourquoi vous n'avez rien excepté les habits que vous portez. Pourquoi vous ressemblez à une échappée de l'enfer, ou pourquoi vous n'avez ni argent ni pièce d'identité à présenter? Pourquoi vous n'avez personne à contacter, pourquoi vous êtes parfois lointaine et pensive, pourquoi vous paraissez être sur le point de pleurer dès que vous regardez ma fille, pourquoi vous avez harcelé ma femme jusqu'à pouvoir me rencontrer, pourquoi vous m'avez suivi sans même vous inquiéter, pourquoi vous étiez là, hier, devant le cinéma et pourquoi vous m'avez traité de faible alors que je cherchai juste à engager la conversation? ou pourquoi ceci, ou pourquoi cela?
Je suis muette. Inerte. Paralysée. Je suis allée trop loin. Il semble hors de lui, et pour cause, il ne sait rien de moi et je me permets de lui demander des comptes... Je balbutie, en pure perte.
- Je... Je...
- Est-ce que je cherche à connaître votre histoire personnelle? Les renseignements que vous détenez privés? Votre passé? Est-ce que je me suis montré injuste avec vous depuis votre arrivée? Est-ce que j'ai été indiscret de quelque manière que ce fut?
- Non, mais... je... Excusez-moi, c'est que...
Je ne sais pas comment continuer ma tirade. Je suis hébétée, j'ai peur de son impulsivité brutale, des accents offensés qui teintent son timbre rauque. Il respire profondément, rassemble ses idées.
- Je suis désolé qu'Elsa ait été si dure envers vous, Amaryllis, je m'en excuse sincèrement pour elle. Seulement, elle a des raisons pour agir ainsi, j'ai des raisons pour la défendre de cette manière, Angel a des raisons pour ignorer tout ceci, et vous, vous, vous avez des raisons de ne rien savoir. Chacun a ses secrets. Vous avez les vôtres, Elsa a les siens. Sachez uniquement qu'elle n'est pas fautive et que vous nous aiderez tous si vous vous mêlez de ce qui vous regarde, soit d'Angel et de ses préoccupations. Je vous fait confiance, Am. Je sais que vous êtes à la hauteur, et que vous avez besoin de ce job. Je suis content de pouvoir vous soulager. Je... Je vous apprécie, sans mentir, je vous aime bien mais je vous interdis de poser plus de questions qu'il est nécessaire.
Je sursaute. Je ne suis plus apte à enregistrer ses mots. Je suis juste consciente de la proximité qui s'est peu à peu immicée entre nous, et de sa voix grave, éraillée, empreinte d'une émotion intense. Il se penche vers moi, et continue plus doucement.
- Vous n'êtes pas obligée de raconter. Je ne suis pas obligé de raconter non plus. J'aime Elsa et elle a besoin que je lui sois loyal. Je suis navré, Am, et c'est comme ça. Vous pouvez aller vaquer à vos occupations. Il y a des livres dans mon bureau, si vous désirez passer le temps, en attendant qu'Angel se réveille... Je vous laisse libre accès à la télévision et au reste de la maison. Faites... Faites comme chez vous, Amaryllis. Ça me fera... plaisir.
Puis il s'écarte, et me laisse seule, en proie à l'incertitude.
Salut vous! J'espère que ce chapitre vous plaira, mais rien n'est anodin dans tout ceci, j'espère que vous l'avez compris. Elsa ne semble pas normal, on se demande pourquoi... Et que cache donc notre Am? Que lui est-il arrivé ? Qu'en pensez-vous, surtout, et qu'imaginer vous pour la suite ? Je n'écrirai pas le chapitre 10 avant un petit bout de temps, je ne vois pas l'intérêt de rédiger mon histoire pour trois personnes, je suis désolé, c'est peut-être injuste, mais je prends beaucoup de temps pour l'écriture de ce roman, avec mon téléphone seulement, alors j'attendrais que tous mes lecteurs soient enfin de retour ! Bref, dans une petite semaine sans doute ! En plus, avec la rentrée en terminale tout ça... je tiens tout de même à remercier ce qui reste présent, ce qui sont toujours là, à me soutenir et à m'encourager. Merci. Infiniment. Ça me fait tellement plaisir À bientôt. Je vous embrasse et je vous aime!
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