Chapitre 8. Antipathie
Salut à tous, à toutes du moins, les garçons semblent bannis de cette plateforme. Je suis enfin rentrée de vacances dans le sud, qui étaient très réussies. Je suis contente de vous retrouver. Je sais que cela fait un bout de temps que vous ne vous êtes pas replongée dans mon histoire, un petit éclaircissement, un récapitulatif tout du moins, s'impose.
La jeune Amaryllis, après avoir dormi sous un abri-bus, semble enfin avoir trouvé une solution pour s'en tirer. Elle est embauchée par Noam, un jeune homme aux yeux violets qu'elle a, par le plus grand des hasards, hum hum, déjà croisé la veille. Elle est engagée comme gouvernante de sa fille, Angel.
Je vous laisse découvrir la suite. C'est un chapitre assez long, alors je vous remercie préalablement de votre lecture et de vos avis, toujours très constructifs. J'aimerais que vous émettiez des hypothèses, ou, si vous avez des conseils à me donner, je suis bien évidemment preneuse... Bonne lecture, et à dans quelques jours pour la suite. Gros bisous!
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Après que Noam ait informé sa fille de mon recrutement providentiel, un immense poids s'envole de mes épaules crispées. Jusque là, je n'étais pas certaine qu'il ait vraiment pris une décision, alors je suis instantanément rassurée par sa confirmation. Le soulagement doit sûrement se lire sur mon visage empourpré, car Noam m'adresse un petit sourire moqueur avant de raccompagner la voisine qui n'a pas dit un mot à la porte. Je reste seule avec Angel dans la cuisine que je détaille tandis qu'elle frappe gaiement des mains en babillant sur tout ce qu'elle doit me montrer. La pièce est spacieuse, lumineuse, avec tous les appareils dernier cri, d'un blanc de nacre. Une grande table a été disposée au centre, trois chaises réparties autour. Je me demande soudain si je suis censée rester ici pour les repas. Jusque là, je ne m'étais pas posée la question des arrangements, des dispositions à prendre, mais à présent que je suis engagée officiellement, il faudrait s'en occuper avec mon nouvel employeur. Je peine à contenir ma joie. J'ai envie de sautiller partout en braillant comme une folle.
Le bonheur est comme un souffle de vie, comme si j'émergeai finalement à l'air libre après avoir passé un temps infini sous l'eau, sans moyens de remonter à la surface. Je suis à l'abri, sauvée, en sécurité. Et même si je n'ai aucune idée de comment je dois agir maintenant, la peur panique que j'éprouvai depuis ma sortie de l'hôpital s'est aténuée, a presque entièrement disparu. Tout va bien, et tout ira bien, j'en suis convaincue quand je regarde Angel et son sourire radieux.
- ... Mon papa s'appelle Noam et ma maman Elsa. Et je n'ai pas de frère ou de sœur parce que maman elle dit qu'uneça suffit et puis quand une ça suffit y'a pas besoin de demander au père-noël un autre enfant même si je veux, je décide pas et je dois écouter mais quand j'écoute pas et bah je vais être punie. Et je vais pas aller à l'école jusqu'à mes six ans, sauf que c'est bientôt, mes six ans. Peut-être qu'on peut acheter son anniversaire en avance. Et puis il y aussi toutes mes poupées! Et mes peluches! Tu vas adorer ma chambre! On va trop trop jouer! Et j'adore moi m'amuser! continue de pépier l'enfant, debout devant moi, semblant faire peu de cas de mon silence interdit et de ma mimique ébahie.
Je suis essoufflée rien qu'à l'écouter monologuer ainsi.
- On n'achète pas son anniversaire, on l'attend patiemment. Et on dit j'adore m'amuser, moi. la corrige Noam de son ton serein, en revenant auprès de nous.
- Et s'il y aurait un magasin spécial? insiste-t-elle, en enroulant ses bras encore potelés autour des cuisses de son père.
- S'il y avait un magasin spécial, je suis sûr que tu te débrouillerai pour être déjà centenaire, pas vrai?
- Centenaire? C'est qui?
- Oublie ça!
Il passe une main dans les cheveux d'Angel, les ébourriffe gentiment et se redresse pour m'observer. J'évite de croiser ses yeux. Je ne veux pas prendre le risque d'être transcendée de nouveau. C'est embarrassant.
- Ma puce, tu veux bien monter dans ta chambre. Il faut que je parle à Am, d'accord? reprend Noam, et je sais que sa requête a la saveur d'un ordre.
Le diminutif qu'il associe à mon prénom me fait pulser le cœur à peu plus rapidement et rougir légèrement. J'avais l'habitude de ce genre de sobriquets affectifs, autrefois, dans une autre vie, et la réminiscence de ces souvenirs douloureux me fait frémir malgré moi. Il ne s'en rend pas compte et pousse sa fille récalcitrante vers le salon, qui donne sûrement sur l'étage. L'appréhension me noue la gorge de nouveau. Je me doute de ce dont il veut me parler, d'ailleurs c'est indispensable, mais la simple idée de me retrouver seule avec lui me donne des sueurs froides. Il me déstabilise, il me trouble au plus haut point, c'est le moins que l'on puisse dire. Je suis sans doute trop émotive et sensible, mais je ne peux pas m'empêcher d'être submergée de craintes lorsque nous nous retrouvons seuls.
- Tu peux t'assoir, si tu veux. me propose Noam en me désignant les sièges à quelques mètres.
Je secoue la tête. Sa familiarité me fait grincer des dents, et je refuse qu'il me surplombe davantage encore, je préfère rester debout. Cela me permettra de garder le contrôle et d'avoir une chance de m'enfuir si jamais cela ne se passe pas comme prévu. Il esquisse une grimace, sans que je sache ce qui la provoque, et se détourne de moi pour s'approcher de la fenêtre et regarder au dehors.
- Bon, je vais vous expliquer ce que vous avez besoin de savoir. annonce-t-il, le dos tourné, les muscles tendus sous ses vêtements, ses cheveux châtains brillants à la lumière chatoyante du soleil. Vous vous occuperez de ma fille du matin au soir. Cela comprend la nourrir, l'habiller, la laver si nécessaire, ainsi que la surveiller, et surtout, la distraire. Angel est très intelligente, elle vous dira elle-même ce qu'elle désire. Vous vous plierez à ses exigences dans la mesure du possible et du raisonnable, vous êtes là Pour la rendre heureuse et pour vous en occuper. Son ancienne baby-sitter a démissionné ce matin, ma femme est avocate et je suis professeur à temps plein. Nous n'avons donc que peu la possibilité de nous en charger nous-mêmes. Vous logerez, si vous le voulez bien, dans la chambre d'amis, en face de celle d'Angel. Vous pouvez manger avec nous, ou de votre côté, cela vous regarde. Votre linge peut être lavé dans la buanderie, au fond du couloir, je vous la montrerai incessamment. Votre salaire vous sera remis tous les vendredis, et nous estimons la durée de votre contrat à plusieurs mois, si tout se passe bien et si vous en éprouvez le désir. Vous avez le droit de démissionner si cela ne vous convient pas ou plus, évidemment. La salle de bains vous est accessible, mais seulement lorsque nous sommes présents pour veiller sur Angel. Vous pourrez organiser des promenades dès que je me serai assuré de votre fiabilité. Toutes vos dépenses, autrement dit celles qui vous sont directement liées, seront de votre ressort. Le salaire est non discutable, sept de l'heure, considérant que vous serez payée le temps où vous êtes en lien direct avec Angel, soit de huit heures à dix-huit heures, voir dix-neuf heures en fonction de ce qui nous arrange. Après dix-huit heures, généralement, Elsa et moi sommes rentrés et pouvons prendre la relève. Vous serez informée en cas de modifications intempestives, ce qui est rare. La prise en charge n'est pas comprise le week-end, toutefois vous pouvez demeurer ici si vous le désirez, en consentant, bien entendu, à ne pas être payée ces deux jours. Vous ferez partie du quotidien de la petite, il est donc naturellement acceptable que vous logiez parmi nous quand cela vous chante. Ce n'est pas une contrainte, sachez-le tout de même. Notre dernière employée rentrait chez elle dès qu'elle le pouvait, vous avez le droit d'en faire autant, mais je recommande vivement de demeurer présente au cas où nous aurions un imprévu. Si jamais vous nécessitez d'un congé provisoire, nous pourrons vous l'accorder exceptionnellement si votre prétexte est satisfaisant. Vous êtes libre d'utiliser le téléphone, et en cas d'urgence, des numéros de secours sont affichés au-dessus du frigo. Je crois que je vous ai tout dit.
Il a repris son ton purement professionnel, comme dans le café. Il débite ses informations à toute allure, comme s'il essayait de s'en débarrasser, d'une voix monocorde et sèche qui m'irrite légèrement. Je suis rassurée de savoir que j'ai un lieu où dormir, bien que je m'en doutais depuis le début, ayant compris que leur train de vie infernal exigeait une gouvernante en permanence. L'attitude de Noam me déplaît souverainement. Il me rappelle Elsa, et je me demande si le jeune homme croisé devant le cinéma en train de sangloter est le même que maintenant. La différence est trop frappante. Je saisis parfaitement tous les enjeux, tous les acteurs concernés, mais je me sens personnellement visée par son indifférence. L'homme de la veille aurait pu être mon ami. Il est clair que celui-ci ne le sera jamais, pour le bien de la petite.
- Vous serez comme sa grande sœur. Son amie. Sa confidente. J'estime essentiel de vous informer que si jamais le moindre problème survient dans l'enceinte de cette maison ou avec Angel, je me verrai dans l'obligation de vous congédier. Il arrive que nous soyons indisponibles la journée, en cas de problème, vous pouvez aussi faire appel à la voisine d'en face, la dame que vous avez vu tout à l'heure, qui est une connaissance d'Elsa, ma femme. Vous avez des questions, Amaryllis.
Je reste stupéfaite. Il est étrangement robotique, son discours paraît automatique dans sa bouche. Je l'interroge timidement:
- Angel a-t-elle des alergies? Des soucis de santé à connaître? Des choses que je devrais savoir sur elle?
- Elle n'aime pas les fruits de mer. Et a la peau très sensible, donc se blesse facilement. Mais en outre, Comme je vous l'ai dit, réplique-t-il froidement, ma fille est très intelligente, elle saura vous dire ce que vous devez être en mesure de savoir. Autre chose?
Je remarque qu'il emploie le pronom possessif «Ma», non pas «notre», comme je m'attendrais à ce qu'il le fasse. Il se dissocie de sa femme, c'est nettement palpable. Angel est son bébé, c'est d'ailleurs à lui de se charger de l'embauche des gens qui en seront responsables, je devine qu'il est donc bien plus impliqué qu'Elsa dans l'éducation de la fillette.
Sa façon de s'adresser à moi est clairement dédaigneuse. Cet homme est trop lunatique. Et furieusement exaspérant.
En effet, Noam ne me regarde même pas et il se permet de me traiter comme une employée sans aucune importance. Il se conduit comme s'il avait bien mieux à faire que m'expliquer en quoi va consister ma vie désormais.
- Je suis la combien? je m'enquis alors, comprenant enfin ses réserves.
- La douzième. Ma femme... Comment vous dire... n'apprécie pas tellement qu'une autre... personne du sexe opposé se promène dans la maison... soupire Noam, et il fait enfin volte-face pour me sourire de manière lasse. Et c'est toujours moi qui m'occupe d'accueillir les baby-sitters, parce qu'elle a trop de travail.
Je saisis enfin. Cela ne me surprend qu'à moitié, à la vérité. Ma rencontre avec Elsa dans la rue n'a pas été des plus agréables, et à la façon dont elle aboyait au téléphone ses ordres réfrigérants, je me doute qu'elle n'est pas facile à vivre tous les jours. Je suis inquiète une seconde à la perspective de la rencontrer de nouveau ce soir, mais refoule mes doutes au fond de moi. Je me suis promis que j'allai y parvenir, ce n'est pas le moment de flancher. Je m'autorise une petite pause pour absorber tout ce qu'il m'a dit. L'argent que je vais gagner est à prendre en compte. Une somme astronomique va m'être déboursée, sans doute pour compenser le fait qu'Elsa est insupportablement méprisante au naturel. Comment peuvent-ils se permettre de dépenser de telles sommes au profit d'une seule employée? tant de questions tournent dans mon esprit que j'ai du mal à me concentrer. Quoiqu'il en soit, j'aurais bientôt assez d'argent pour me trouver un studio et chercher un autre job, serveuse ou femme de ménage. Tout plus tôt que de croiser les yeux violets de Noam en permanence. Tout pour éviter Elsa au plus vite... Mais les réticences de mon employeur sont compréhensibles à présent. Il semble éreinté, affreusement las. Un instant, j'ai cru le reconnaître, du moins voir celui qu'il est au naturel, toutefois j'en doute, tant c'est fugace.
- Tout est clair? se renseigne Noam, à mi-voix, respectant visiblement mon laps de temps de réflexion.
Je croise les bras pour me protéger de l'attention aiguisée qu'il me porte. Je ne suis pas rassurée par notre proximité, mais je ne vais pas faire demi-tour. Je ne peux plus revenir en arrière... Il en va de ma vie, de mon avenir.
J'acquiesse alors, sans mot dire, et il entreprend de me faire visiter, passant devant moi pour me guider, tout en demeurant très distant et laconique. La maison est immense. Au fond du salon, un couloir donne accès aux toilettes, au bureau de Noam, à une buanderie et à la chambre parentale, gigantesque et moquettée, et sur un escalier. Nous montons à l'étage pour découvrir Angel en train de nous épier, en haut des marches. Il y a une salle de bains luxueuse, et deux autres chambres. Je prends d'abord connaissance de la mienne, un lieu impersonnel avec un lit en bois blanc et un tapis à motifs floraux au sol, et une armoire de taille réduite. Devant celle-ci, je m'arrête une minute. J'ai un pincement au cœur en la voyant. Je n'ai rien de plus que ce que je porte sur le dos, et c'est assez triste à constater. Je suis démunie face à l'ampleur de ma perte.
noam se gratte la gorge, me scrutant avec un mélange de compassion et de curiosité.
- Vous aurez bientôt de quoi vous offrir une garde robe, Amaryllis. Souffle-t-il, ravalant d'autres paroles, s'efforçant visiblement de me consoler tout en restant poli et discret.
Je lui suis reconnaissante de ne pas insister, de ne pas chercher en savoir plus. Certains n'auraient pas fait preuve du même tact. Je ne me trompe pas sur son compte, c'est certain. J'hoche péniblement la tête et rejoins Angel dans sa propre chambre. Du sol au plafond, tout est recouvert d'un rose bonbon bien trop vif. J'ai immédiatement les yeux qui s'embuent et papillonnent. Des étagères en verre translucide sont disposées contre les murs, dans lesquelles sont rangés divers jouets tout plus ou moins fonctionnels. La moquette est intacte, et je ne m'aventure pas à y marcher avec mes chaussures couvertes de crasse. Ce serait désobligeant. Le petit lit est contre la cloison de gauche, en face de la vitre qui donne sur le jardinet, à l'arrière. Un placard à double porte fait l'angle, à côté d'un bureau et d'un fautueil à roulettes matelassé.
- C'est très joli, ici, little bird. je confie à Angel de ma voix grave teintée de l'accent de ma mère.
Je suis un peu envieuse. Je n'ai jamais eu tout ça quand j'étais plus petite. Mes parents favorisaient le nécessaire au confort, même s'ils étaient très riches. J'ai les prunelles remplies d'eau et de brume, apparue en réaction à la nostalgie et à la tristesse qui m'assaillent. Cette matinée est décidément trop forte en émotions pour moi. Je caresse mon ventre d'un geste machinal. Si seulement... je me cache derrière mes longs cheveux pour éviter de possibles questions de la part de Noam, même si je sais qu'il s'abstiendra de tout commentaire...
Angel paraît enchantée de ma remarque. On voit tout de suite qu'elle est dans son petit monde, presque pourrie gâtée et pourtant adorable, contre toute attente.
- Je vous laisse entre vous. Déclare soudain Noam, après un petit silence, et il fait un effort manifeste pour s'éloigner. Je serai en bas, je ne travaille pas exceptionnellement. Considérez ça comme votre période d'essai, Amaryllis. Je n'ai pas la coutume d'engager des filles si jeunes, mais nous conviendrons que tout cela n'est pas habituel.
Et il disparaît dans l'escalier, me laissant figée au seuil de la pièce rose. Je ne sais pas comment agir ou réagir. J'ai conscience que rien n'est normal, mais...
- Tu viens, Am? s'écrie l'enfant en tripottant ses tresses d'un geste instinctif, coupant net ma méditation, ma remise en question intérieure, plus tôt.
Je jauge le sol propre, puis mes pieds, et suis dubitative. Elle accompagne mon regard d'un air alerte, et m'adresse un clin d'œil complice.
- Je dirai rien à maman si tu lui dis rien non plus. glousse-t-elle.
J'entre alors, et une bouffée de tendresse jaillit dans ma poitrine pour m'innonder.
- À quoi on joue, aujourd'hui, mon trésor?
***
Le temps passe à toute vitesse. Je m'efforce de ne penser à rien d'autre qu'à la tâche qu'on me paie pour accomplir, soit divertir Angel, ce qui n'est pas très ardu. Même si je n'ai jamais eu d'expériences en tant qu'employée, et que m'occuper d'une petite fille m'est complètement étranger, je m'accoutume petit à petit à mon nouveau rôle. Ce n'est pas très complexe, et Angel est d'une patience et d'une gaieté à toute épreuve. Elle me révèle sa passion pour le coloriage, babille sur tout et n'importe quoi sans discontinuer, ne tarit pas d'éloges sur ma prétendue beauté et me donne finalement comme sa meilleure amie pour toujours. Elle est très dégourdie pour son âge, presque trop, et malgré l'absence récurente de ses parents, elle rayonne d'une joie naïve qui me bouleverse et remet ma vision du monde en perspective. Avec ses yeux, la vie apparaît moins crue, plus douce et séduisante qu'elle ne l'est réellement. Je passe une matinée fort agréable, entre bavardages futiles et découverte de l'environnement de ma petite protégée. Sa chambre regorge de babioles en tout genre, et mon émerveillement est entâché par l'amertume que j'éprouve à comparer son enfance et ses possessions aux miennes. Je n'ai pas l'impression d'avoir dix-huit ans seulement...
Parfois, je songe à l'hôpital, à Collin, à mon passé, et les ténèbres me rattrapent, mais il suffit qu'Angel me sourit ou glisse sa main dans la mienne pour m'entraîner vers une nouvelle barbie pour que je ressurgisse de mes sombres souvenirs. Noam monte vérifier que tout va bien toutes les dix minutes, ce qui m'agace et m'attendrit à la fois. Je comprends très bien qu'il puisse s'inquiéter pour la sécurité de sa fille, mais cela me montre aussi que mon engagement est tout relatif à son sens.
Le soleil poursuit inexorablement sa course dans le ciel, et aux environs de treize heures, comme l'indique une horloge dans le couloir de l'étage, alors que nous peignons la crinière d'un cheval en plastique, Noam nous rejoint, et cette fois, il n'arbore aucun sourire amusé ou mystérieux, non, il plisse au contraire les paupières, la mine grave. Il n'a pas fait de commentaire sur les traces d'origine douteuses sur la moquette, laissées par mes chaussures, pourtant, il les juge maintenant avec une anxiété grandissante.
- Il est l'heure de passer à table, Amaryllis, Angel. J'ai prévenu ma femme de votre recrutement, elle nous rejoint donc pour le déjeuner. Ce n'était pas prévu, mais voilà. marmonne-t-il finalement, et mon sang ne fait qu'un tour.
Ce n'est pas possible. Pas si tôt. Je pensai avoir plus de temps pour me préparer à cette rencontr. De surcroît, je suis loin d'être prête à l'affronter, et mon bonheur vient tout juste d'éclore. Cette entrevue risque fort de tourner au vinaigre, considérant la qualité peu recommandable de la première. Mon surcis aura été de courte durée, c'est le cas de le dire.
Je grimace d'effroi, Noam m'adresse un coup d'œil en demi-teinte, et nous le précédons dans l'escalier, Angel avec enthousiasme, moi avec résignation et raideur. L'appréhension me ferait presque suffoquer, mais je tente de faire bonne figure pour ne pas troubler la petite. Je me questionne aussi sur le comportement si docile de Noam. Pourquoi lui voue-t-il autant de déférence, de souission? Je suis convaincue qu'il ne l'aime pas autant qu'il le devrait, et que son respect contraint est provoqué par quelque chose. Je n'ai aucune idée de quoi, cependant, et il n'est plus l'heure d'y songer. Je me redresse du mieux que je peux. noam ne m'a pas demandé si je voulais me joindre à eux pour manger aujourd'hui comme il est censé le faire, j'imagine donc qu'Elsa a émit le souhait immédiat de me voir. Elle qui semblait si empressée ce matin-même a pu, somme toute, se libérer pour me faire comprendre à quel point elle me répugne. C'est si délicat de sa part.
Nous atteignons le salon puis la cuisine, et je remarque que Noam a ajouté un siège au bout de la table, ce qui me fait doucement sourire. C'est attentionné, et surprenant en même temps. Il n'était pas obligé, jaurais pu m'en charger. Il est tellement insondable, je ne parviens pas à le déchiffrer, ni lui, ni ses actes, ni même ses paroles. Souffre-t-il d'un dédoublement de personalité? Un moment doux et prévenant, un autre froid et réservé? Qu'est-ce que je lui inspire véritablement?
Je ne peux plus m'attarder sur ces interrogations, la porte d'entrée vient de claquer, des talons martellent le sol à une cadence effraînée. Elle est là. Elsa, la maîtresse de maison.
- Alors comme ça, tu l'as prise à notre service? s'insurge ma patrone en pénétrant dans la pièce lumineuse à son tour.
L'air est totalement aspiré de la salle. Les murs se referment sur moi, sur nous. Angel est inconsciente du changement d'atmosphère, elle se précipite vers sa mère et se pend à ses jambes en gloussant, ses deux tresses voltigeant dans son dos. Je contemple Elsa avec un mélange de fascination et de crainte. Avec sa jupe grise et ses longs cheveux blonds brillants, avec son rictus écœuré et sa façon hautaine de se tenir debout, elle me ferait pratiquement regretter d'exister. Elle me fait me sentir inutile, absolument répulsive. Même ses défauts la rendent désirable, ou tout du moins, d'une gla^ciale élégance. Son nez est trop grand mais détourne l'attention sur ses pommettes hautes. Ses lèvres sont trop fines mais son cou gracieux. Et j'en passe.
Noam demeure impénétrable face au cri indigné de son épouse. Je gémis intérieurement. Ça commence mal, je ne veux pas connaître la fin.
- Maman! s'écrie Angel, s'accrochant aux genoux d'Elsa.
De près, la ressemblance entre mère et fille est frappante. Même blondeur, même regard noisette, même grâce dans les mouvements.
- Un peu de tenue, Angel. la tance Elsa à mon immense agacement, et elle la repousse vers un siège.
Son attitude me rappelle ma propre génitrice, ce qui ne m'apaise nullement, mais ne fait qu'accroître mon sentiment de malaise. Cette bonne femme est-elle donc dépourvue de la moindre sensibilité? Son enfant est adorable, et pourtant, elle ne lui accorde qu'une attention teintée d'ennui poli. L'amour qu'elle lui porte n'est pas visible, en tout cas. Je cherche à croiser le regard de Noam, qui a baissé le visage pour éviter de me faire face. Il a conscience du néfaste de la conduite de sa femme, je le sais, je le sens, à quoi joue-t-il donc? Est-il aveugle? Sourd? Imbécile? Ce n'est pas ce qu'il m'a paru, nonobstant. Je ne comprends pas. Il cache quelque chose.
- Bon, eh bien... Mettons-nous à table. lance Noam, se contraignant au calme et à la bonne humeur, la crispation de ses épaules le trahissant néanmoins. J'ai fait du riz et...
Elsa grogne. La peine s'est affichée sur les traits d'Angel, face au rejet évident de sa mère. Je la déteste de l'avoir malmené, elle d'habitude si joyeuse a perdu sa lumière et semble sur le point de fondre en larmes. À mon image, car la tension qui s'est installée tout autour de moi ne fait rien pour arranger mon état, déjà instable depuis ma sortie des urgences. Je devrais peut-être en informer Noam, d'ailleurs. Pas tout de suite, parce qu'il se méfie encore, mais...
- Je me fiche bien de ton riz, mon cher. maugrée Elsa, rejettant sa tête en arrière, les pupilles flamboyantes. Je ne suis pas venue ici pour partager un bon repas avec vous, j'ai du travail, moi, contrairement à certains. Je suis juste là pour mettre les points sur les I, vois-tu?
Nous gardons le silence. Je ne peux nier qu'elle en impose. Son charisme, l'aura de menace qui l'entoure, est clairement perceptible, et quand elle s'avance à quelques centimètres de moi, jusqu'à presque me frôler, je perçois même le parfum capiteux qu'elle dégage. Mon cœur se met à battre, je distingue des étoiles dansant devant mes paupières, je suis sur le point de défaillir de peur, de désaroi. Je suis trop émotive depuis l'hôpital, depuis la perte d'Eden, c'est un fait indaignable. Elle ne fait que raviver des sentiments enfouis en moi depuis lors. Pourquoi, pourquoi Noam n'agit-il pas?
Le jeune homme fait justement quelques pas dans notre direction lui aussi, les dents serrées à s'en briser la mâchoire.
- Elsa, mon amour, tu risquerai de le regretter une fois revenue à toi-même. Tu as vu Monsieur Meyer, aujourd'hui? fait-il mine d'intervenir, implorant, suave, cajoleur.
Je ne comprends rien à ce qu'il raconte. De toute façon, je le sais, c'est entre Elsa et moi que tout se joue désormais. Une distance infime nous sépare physiquement, ma petite taille n'aidant pas, je ne me suis jamais sentie si démunie, si désarmée. Oserait-elle s'en prendre à moi? Et le cas échéant, son mari s'interposerait-il?
- Écoutez-moi bien, vous! Déclare-t-elle, la main levée pour couper court à ce que je voudrais dire pour me défendre. Je ne vous aime pas. Je ne vous fait pas confiance. Je ne vous crois pas capable de vous occuper d'une petite fille, ni de respecter le lien conjugal qui m'unit à mon mari.
Elle m'assenne ses quatre vérités comme si ses mots étaient des armes, en accentuant la portée de chaque syllabe. Il se dégage d'elle une brutalité presque hystérique, que j'ai du mal à concevoir. Elle se met tout à coup à hurler, et j'en tressaille d'effarement.
- Je n'ai pas le temps à accorder à ces bêtises, sauf que je dois vous prévenir. Il s'agit de ma maison. De ma vie. De ma famille. Tout cela m'appartient. Je l'ai construit. Je ne vous laisserai pas me le prendre. Vous comprenez? Ne vous avisez pas de répondre, petite idiote. Je ne suis pas votre amie, ni votre chef sous ce toit. Je suis votre ennemie. Faites un pas de travers, et hop, c'est la porte. Vous êtes une folle, j'en suis persuadée, et je sais ce que je dis. Je suis bien placée, à ça, c'est sûr! Pas vrai, Noam, on en connaît un rayon là-dessus, mon chou!
Elsa halette. Je ne parviens pas à appréhender l'ampleur de sa crise. A-t-elle un problème d'ordre mental? Qu'est-ce qui lui prend? Je ne me défends pas, trop décontenancée pour fermer la bouche, qui est béante d'ahurissement. Le dépassement se traduit chez moi par une paralysie et du mal à déglutir. Elle poursuit, furibonde.
- Quand je vous ai envoyé vers Noam, j'ai pensé qu'il serait assez intelligent pour vous répudier sans faire d'histoires. Mais ce crétin n'a pas eu la jugeotte suffisante, apparemment. Je suis entourée d'abrutis, ma parole! Que disait Meyer, déjà? Le monde n'est pas contre vous? Un menteur, ah, comme les autres! Il est trop tard, à présent. Il a pris sa décision, nous n'allons pas perdre une journée avec ces enfantillages. Je peux vous mettre à la rue en claquant des doigts. Je ne vous porte pas dans mon cœur. Faites attention, mademoiselle Dauclair. Je garde un œil sur vous. Et croyez bien que je vais me renseigner sur votre cas. Vous vous demandez sûrement pourquoi vous êtes encore là après ce que je vous ai dit. Eh bien... Cela m'est égal que vous viviez là, tant que je n'ai pas affaire à vous, que vous ne vous approchez pas trop de mon époux et que vous faites votre boulot. La petite a besoin de quelqu'un, et je ne peux pas... Bref... Je crois que j'ai fait mon devoir. Vous gardez profil bas ou je vous dégage! Compris?
Et, sans nous laisser une seconde pour réagir, elle sort de la cuisine en faisant voler ses cheveux derrière elle et en répétant d'un ton suffisant:
- Je garde un œil sur vous, Amaryllis ˆDauclair.
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