Chapitre 7. Little bird

Noam est apparemment un homme absolument, totalement, complètement dérangé, et pourtant, pourtant, bien malgré moi, je lui emboîte le pas par automatisme sans mot dire, sans protester, sans parler pour lui poser des questions ou meubler le silence pesant qui s'est instalé entre nous. Il marche d'un pas pressé, leste et vif, que j'ai peine à suivre. Je suis vite essoufflée. Je ne suis pas entièrement remise depuis mon séjour à l'hôpital, mais je n'ose pas lui faire part de la fatigue qui me gagne. De plus, je peux admettre que je n'ai pas passé la meilleure nuit de mon existence, ce qui complique encore ma tâche. Je soupire. J'éprouve une bouffée de haine flambante contre mes parents. C'est de leur faute. Ils sont indignes d'êtres désignés par le titre de famille, je préfère donc oublier le lien qui les rattache à moi pour me concentrer plus tôt sur ce qui m'attend. Je suis incapable de m'empêcher de ressentir un peu de curiosité et d'angoisse mêlées. Qu'est-ce qui va se produire? Je ne connais même pas le nom de famille de ce personnage, je dois l'avouer, haut en couleur. Je ne sais pas où il m'emmène. Personne n'a connaissance de ma situation actuelle, et à vrai dire, personne ne s'en soucie réellement. Et mon guide le sait pertinemment, puisque je lui ai expliqué pas plus tard qu'il y a cinq minutes le néant abîssal des relations sociales que j'entretiens. Je pourrais disparaître à l'instant, que personne ne se poserait la moindre petite question. J'ai un pincement au cœur à cette idée, et ma gorge se noue de son propre chef.

Quoiqu'il se passe dans votre vie, vous avez globalement quelqu'un qui vous aime, ou tout du moins qui tient à vous. C'est un réconfort dont on ne mesure pas véritablement la valeur avant de le perdre. Je n'avais jamais pris conscience de l'importance d'un contact humain, de la nécessité que l'être humain en question se soucie de votre bien-être. Ni ma mère ni mon père n'ont jamais été présents pour moi lorsque je les cotoyai encore, mais je sentais confusément qu'ils seraient attristés si je venais à souffrir ou pire encore... Ce n'était plus le cas, désormais, bien entendu. Je les avais trop déçu pour que leur maigre affection à mon égard survive à l'affront...

Je mets un pied devant l'autre sans regarder autour de moi. Je songe à faire demi-tour, à abandonner Noam sans laisser de traces, je me ravise cependant en réalisant que je me suis engagée et que je n'ai pas d'autres solutions pour me tirer de la rue pour le moment. Soyons réalistes: les foyers pour sans abris sont pleins ou trop mal fréquentés pour que je m'y risque. Personne n'est prêt à m'accueillir. Je n'ai pas d'argent. S'il est écrit que je dois mourir aujourd'hui, alors soit, mais je dois tenter ma chance. Point final, j'en ai terminé avec cette morosité visqueuse qui me colle à la peau. Je vais m'en sortir. Je me le promets à moi-même, mentalement et également à voix très basse, pour que mon serment prenne consistance.

Nous progressons dans une avenue pavée, moi à sa suite. Il jette de fréquents coups d'œils derrière son épaule pour vérifier qu'il ne m'a pas semé, ce qu'il aurait pu aisément faire depuis le début, considérant sa vélocité. Ce n'est pas étonnant, il est immense, et ses longues jambes parcourent le double des miennes en un temps égal. C'est assez fâcheux, et je ne tarde pas à haletter, sans baisser les bras néanmoins. La colère monte en moi, et après avoir tourné dans une rue perpendiculaire, un peu plus animée, un quartier résidentiel visiblement, je finis par m'emporter, les lèvres pincées:

- Vous avez l'intention de vous inscrire aux jeux olympiques d'athlétisme, prochainement? je lui crie, et il s'arrête, me tournant résolument le dos.

Je le rejoins en trottinant. J'ai toujours été très frêle et petite, un mètre soixante tout au plus, sans beaucoup de force musculaire. Je suis certaine qu'il le sait, qu'il l'a deviné en me scrutant. Il s'acharne pourtant à me distancer. Ce ne devrait pas être un problème si grave, le cas échéant, sauf que je le prends pour mon grade, que je suis sur les nerfs et affammée, aussi, mon ventre gargouille douloureusement depuis notre sortie du café de Pink.

- C'est la voisine qui garde ma fille. déclare-t-il alors, toujours avec ce même ton très calme et posé qui me sidère et m'agace incroyablement.

Il ne pourrait pas être plus laconique. J'imagine que c'est sa façon habituelle de s'exprimer. Il se remet en route, et je pousse un juron grossier entre mes dents serrées, avant de réaliser le sens véritable de ses paroles.

- Vous ne faites pas confiance à la femme qui s'occupe de votre fille alors que c'est votre voisine. Et vous prévoyez de m'engager pour la surveiller à temps plein alors que je suis une inconnue? Je souffle, désarçonnée, courant presque pour ne pas le perdre.

Il me semble que nous sommes arrivés. Noam s'est arrêté devant une petite maison discrète, aux volets verts et aux murs blancs, à laquelle on accède par les marches blondes d'un petit perron. Le premier adjectif qui me vient pour qualifier cette demeure est charmant. À la jauger de près, elle paraît neuve et bien charpentée, avec un toit plat et une porte massive. Toutes les résidences proches sont de la même acabie, ce qui ne me surprend pas outre mesure. Noam et sa femme parfaite, bien que très jeunes, ont l'air suffisamment fortunés, tout du moins aisés, pour s'offrir ce genre de luxe. D'ailleurs, engager une nounou à temps plein plus tôt qu'envoyer leur enfant à la maternelle est un signe suplémentaire de leur argent.

L'appréhension monte d'un cran en moi. Que va-t-il se passer à présent? Et si la petite ne m'aimait pas? Et si Noam me renvoyait? Et si... Et si...

- Vos yeux m'ont déjà tout dit. Ceux de la voisine, non. murmure le jeune homme en me faisant finalement face sur le trottoir désert.

Son ton énigmatique me laisse perplexe. Il est différent de celui dont j'ai fait la rencontre devant ce cinéma bondé. Plus secret, moins bavard, moins exubérant... Comme timide, réservé, se retenant de prononcer les mots qu'il désirerait vraiment. Ses traits sont tirés et son expression préoccupée. Il doit sans doute se demander ce qu'il lui a pris d'engager une folle au seul titre de sa non croyance au hasard, comme il l'a d'ailleurs admis lui-même. La situation est si suréaliste...

Ignorant son discours sibyllin, je m'approche en reprenant ma respiration du seuil de la maison, en rabattant une mèche caramel derrière mon oreille.

- Attends! ordonne Noam, réfrigérant, et il m'attrape fermement le poignet, son tutoiement subit me figeant sur place.

Puis il plante ses prunelles, d'une nuance de violet improbable, dans les miennes, et tout se fige, mon cœur, le temps, et le reste du monde s'arrêtent quelques secondes d'exister à mon sens. Ses yeux m'absorbent dans leurs profondeurs améthyste, je suis submergée d'une émotion si intense qu'il m'est difficile de ne pas cligner des paupières pour me soustraire à l'attraction magnétique qu'il exerce sur mon esprit, sur mon être. Il me transcende. Il dégage tant de force et de vulnérabilité que j'en suis toute bouleversée.

- Quoi? je chuchote, à cours d'autres mots, sans essayer de me libérer de sa poigne robuste.

Il inspire lentement, et me dévisage avec un froncement de sourcils méfiant.

- Je sais que tu as dit la vérité. Je le sais, toujours, dans ces cas-là. D'ailleurs, t'engager, ce n'est pas si différent que de recruter quelqu'un sur internet ou dans une agence. Je te crois, mais... Ça ne m'empêchera pas de t'arracher la tête si je me suis trompé. Tu comprends, n'est-ce pas, Amaryllis?

Son tutoiement persistant, déstabilisant, et surtout la menace qu'il insinue dans sa voix rauque me ramènent à la réalité, si brutalement que j'en titube. J'aurais manqué de m'écrouler si il ne m'avait pas tenu si puissamment. Je saisis parfaitement ce qu'il veut dire. Je ne me donne pas la peine d'opiner, je sais que sa tirade n'exige pas de réplique. Rien que son attitude aurait dissuadé les vélléïtés de la moindre personne désireuse de lui faire du mal, à lui ou à sa famille, toutefois, son monologue fait froid dans le dos. Même alors que je ne crains supposément rien.

Ma conscience me siffle que tout va bien, que je peux avoir confiance en cet étranger. pourquoi? Une intuition, seulement cela, et j'ai envie de ricanner devant ma propre crédulité. J'ai passé l'âge de croire à la magie...

Noam insère une clé dans la serrure de sa porte d'entrée, qu'il tourne à deux reprises avant de franchir le seuil, moi dans son sillon, réticente à trop m'avancer, cependant.

Il me fait signe d'y aller, toutefois, et je médite une dernière fois à la portée de mes actes. Je suis folle. Définitivement.

Le battant claque derrière moi, comme un gla retentissant. Nous sommes dans un petit hall éclairé par une ampoule au plafond, très haut au-dessus de nous. Le sol est recouvert d'un carrelage blanc et très propre, et contre les murs sont alignés des porte-manteaux et des étagères dans lesquelles rangées ses chaussures. Je ne retire pas les miennes, cela me paraîtrait trop discourtois. Il m'immite, et nous émergeons bientôt dans la pièce adjaçante, un grand salon au parquet ciré, meublé dans un style vieillot. Deux canapés bruns recouverts de velours se font face, et une télévision gigantesque, éteinte pour le moment, est accrochée dans le fond. La table basse est en verre et des tableaux représentant des motifs abstraits sont soudés à la peinture beige des cloisons. Une baie vitrée donne accès à l'air libre, sur un petit jardinet en friche, et laisse filtrer la lumière du soleil.

Des voix nous parviennent de la droite. En tournant la tête, je découvre que Noam se dirige vers l'endroit d'où provient le bruit. Un comptoir en marbre nous sépare d'une autre salle, sans doute la cuisine. Je me questionne vaguement: Noam ne semble pas avoir plus de vingt-cinq ans, et son épouse non plus ne paraissait pas très âgée. Comment sont-ils parvenus à obtenir une habitation aussi fastueuse, si jeunes?

J'oublie vite ma propre perplexité, soucieuse d'autre chose, et je suis Noam. Ma nervosité augmente d'un cran. Les timbres sont féminins. Je contourne l'imposant établi, et fais alors face à une fillette toute vêtue de rose.

Deux longues tresses blondes encadrent son visage angélique. Sa peau est très pâle, et ses yeux, d'une jolie teinte noisette semblable à celles de sa mère, d'après mon souvenir, sont posés sur moi. Elle a un petit nez retroussé, des joues rebondies, de minces lèvres pourpres et une jolie petite robe fuchsia à volants. Elle est pieds nus, et arbore un sourire étincelant.

Elle me tend les bras. Je fonds sur place.

- Moi, c'est Angel, et toi?

Sa voix est très claire et pure, comme un carillon tintinabulant dans la brise. Comment ai-je pu douter d'elle ou de sa réaction un seul instant? Elle est parfaite, merveilleuse, extraordinaire. J'en suis instantanément folle. Je me souviens qu'elle n'a que cinq ans, d'après les dires de Noam, mais son regard révèle une intelligence terriblement perspicace.

Je m'agenouille doucement devant elle, sans me soucier du craquement de mes articulations rouillées, et serre ses petites mains chaudes et douces entre mes doigts câlleux.

- Salut, little bird! Moi, c'est Amaryllis.

Le petit surnom m'est venu de lui-même. J'ai des origines anglaises, de ma mère, alors les mots ont surgit instinctivement dans mon cerveau. Elle me fait irrésistiblement penser à un oisillon sur le point de s'envoler, frivole et chatoyant.

La vue de cet enfant me rappelle aussi tout ce que j'ai perdu en l'espace de quelques jours. J'ai les plus grandes peines du monde à garder un semblant de sang-froid. C'est sûrement en partie pour cela que je suis si troublée par cette première rencontre avec Angel. Son prénom lui convient à ravir. Je pense à en faire part à son père, relève le menton. Il nous observe d'un air intrigué. Une femme, la voisine, évidemment, un peu ronde et le teint très foncé, est campée à ses côtés, les poings sur les hanches. Le silence est complet. Je ne sais pas quoi faire. Peut-être ma réaction a-t-elle été excessive? Noam a-t-il déjà tergiversé sur ma candidature au poste?

- C'est pas un nom, ça, Amar machin truc! glousse la petite devant moi, et je ne peux, malgré tous mes efforts, m'empêcher de rire avec elle.

Cela me paraît étrange de me réjouir, après tout ce que j'ai vécu. Mais je ne peux pas résister, elle est bien trop adorable...

- Tu as raison. déclare alors Noam, à mon grand désaroi, et sa voix se fait de soie caressante lorsqu'il s'adresse à sa fille. Angel, ma chérie, je te présente Am, ta nouvelle baby-sitter.


Coucou!  voici un nouveau chapitre pour vraiment pouvoir démarrer l'histoire. Ça y est, on entre enfin dans le vif... je pars en vacances pendant 10 jours, je n'aurais donc pas l'occasion d'écrire un nouveau chapitre avant un petit bout de temps mais je pense fort à vous, et je compte sur vous pour me dire ce que vous en pensez et pour être là quand je reviendrai. Je vous embrasse.

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