Chapitre 6. Juste... spécial







Je dévisage l'homme qui me fait face avec une sorte de béatitude incrédule. Je suis abasourdie. D'abord, la pénombre devant le cinéma, la veille, ne lui a pas rendu justice. Absoolument pas, au contraire. Ses yeux, qu'on remarque en premier sont deux lacs améthyste au milieu de son visage taillé à la serpe. D'un violet intense, ils reflètent mon propre désaroi. Je n'avais jamais vu des prunelles pareilles, et je peine à m'en détacher. Ses cheveux châtains sont savamment décoiffés, et ses traits réguliers laissent deviner son trouble intérieur. Il a un long nez droit. Il  est maigre et très grand, dans les 25 ans environ, le front large et les oreilles légèrement décollées. Un beau spécimène masculin, mais que m'importe pour l'instant. J'essuie mes joues ruisselantes et lui adresse un sourire tremblottant en comprenant qu'il m'a reconnu. Ainsi, la blonde sculpturale s'appelait Elsa. Un prénom qui lui convient à ravir... Et Noam est bien cet inconnu rencontré hier soir en train de pleurer sur ces marches d'escalier. J'en étais persuadée, mais être témoin de la réalité est un choc. C'est tout simplement incroyable. La ville est petite, certes, mais pas au point de concevoir ce miracle.
Les deux fois où nous nous sommes croiser, l'un de nous était en proie à l'émotion. C'est embarrassant, mais je ne peux m'empêcher de me demander si ce ne serait pas un signe du destin. Comment se fait-il que je le retrouve de nouveau. Il y avait une chance sur mille que nous nous voyons une fois de plus, et pourtant.

Il a lâché mon épaule, me considère de la même manière que moi, minutieux, curieux et interloqué.

- Bon, vous prenez quelque chose? s'impatiente Pink, derrière son comptoir.

Son intonnation ne fait aucun doute, elle en a plus qu'assez du tumulte que je cause. Plusieurs clients chuchotent dans notre dos, comme s'ils assistaient à un spectacle hautement improbable, d'autres nous scrutent sans mot dire, l'expression inquiète.

Je secoue la tête. Je m'interroge: comment vais-je me sortir de ce traquenard? Comment vais-je convaincre Noam de ma bonne foi après la scène à laquelle il a assisté?

- Deux cappuccinos caramel, s'il vous plaît. exige Noam, sans pour autant se détourner de moi.

Il ne me quitte pas un instant du regard, comme envoûté. Je n'aime pas le caramel, mais je n'ose pas lui en faire part. Je comprends à sa façon de prendre la situation en main qu'il a compris ma détresse financière et qu'il se chargera de régler nos consommations. Une gratitude infinie m'envahit, que je tente de lui transmettre par un message tacite. Je ne comprends pas trop comment tout cela a pu survenir si rapidement, tout s'enchaîne si vite, pourtant je ne proteste en rien et le laisse payer avant de me désigner une table libre, dans le fond de la salle, du menton, nos boissons à la main, l'air toujours perplexe.

L'attention des clients se détourne peu à peu de nous, j'entends distinctement Pink pousser un soupir soulagé en nous voyant nous éloigner tous deux, et je devance Noam à nos places pour lui tirer une chaise. J'essaie, malgré ce qu'il a perçu de mon échange avec Pink, de lui faire bonne impression à lui aussi. La confusion se mêle à la stupéfaction dans ses prunelles lorsqu'il constate mon geste, mais il ne fait aucun commentaire et pose ses achats sur le plastique de l'établi avant de s'assoir sur la chaise que je lui ai destiné. Je m'installe à ses côtés. J'espère seulement que mes yeux ne sont pas trop rougis ou gonflés. Il doit lui aussi se questionné sur ma santé mentale. Notre entrevue est tellement irréaliste qu'elle pourrait paraître comique si les enjeux n'étaient pas si importants pour moi.

Il pousse mon cappuccino dans ma direction, et je fais mine d'en boire une gorgée pour le remercier d'avoir payé. Il n'était pas obligé de le faire... Il me fixe encore, puis sa voix posée s'élève, me faisant malgré tout tressaillir:

- Bon, eh bien...

Je comprends tout de suite qu'il est embarrassé et qu'il ne sait pas comment poursuivre ou formuler ses doutes à mon sujet. C'est nettement perceptible à la façon dont ses épaules se tendent sous le coton blanc de son t-shirt, dont ses mâchoires se serrent instinctivement, dont ses sourcils se haussent, dont il tape nerveusement du pied sur le sol. Je saisis parfaitement la complexité de ce qu'il doit penser. Qu'est-il censé faire de moi, à présent? Je suis une inconnue qui larmoie en attendant que quelque chose se passe, je fais peur à voir et je suis peut-être dangereuse... Je ne sais pas comment lui montrer que je ne suis ni une menace ni une perte de temps. Comment pourrait-il me faire confiance en l'espace d'une conversation. C'est sans doute perdu d'avance, mais comme avec Elsa précédemment, je me lance sans réfléchir davantage, la tête baissée, le visage caché derrière les mèches ternes de mes longs cheveux bouclés.

- Je m'appelle Amaryllis Dauclair. Je suis désolée de la façon dont je vous ai parlé hier soir. Je suis ravie de faire votre connaissance. Je voulais vous rencontrer parce que j'ai besoin d'aide. J'ai ai eu la chance de croiser votre épouse dans la rue, et j'ai cru percevoir, au détour d'une conversation, qu'elle cherchait une employée...

J'expire profondément. Je suis fière de moi, ma voix ne tremble pas, mon ton est ferme et décidé et je m'exprime de manière concise. Il est sûrement sceptique, alors je poursuis mon discours en me redressant du mieux que je peux:

- J'ai justement besoin de travail. Votre femme n'avait pas le temps d'en discuter avec moi, alors elle m'a envoyé vers vous. Je vous promets que je ne suis pas une psycopathe. Je sais que c'est dur à croire...

- Dur? me coupe-t-il, et je discerne un sourire ironique se peindre sur sa figure anguleuse. Dur est un terme inadéquat, mademoiselle Dauclair. Si je puis me permettre, je ne vous connais ni d'eve ni d'Adam, et je crains que vous ne soyez un peu instable. La seule chose que je sais, c'est que vous avez tendance à juger trop activement.
Il prend une pause, puis assenne durement:
- je me souviens très bien de ce que vous m'avez dit hier.

Je crispe les poings sur mes genoux. Je décide aussitôt de faire fie de sa bonne mémoire pour aller directement à l'essentiel. Il n'a pas gardé un bon souvenir de moi, apparemment. Évidemment, il fallait s'y attendre. Je l'ai traité de fragile avant de m'enfuir. Un comportement minable, certainement.
Mais... Ne peut-il pas m'écouter jusqu'au bout au lieu de revenir sur sa vexation passée? Je cherche juste à m'en sortir, pourquoi tout le monde s'acharne à me mettre des bâtons dans les roues? Il faut qu'il comprenne que je ne suis pas folle. Même si c'est ardu à croire, je suis parfaitement raisonnable et maîtresse de moi. Je ne lui fais courir aucun risque, ni à lui, ni à personne d'autre, et j'éprouve soudain l'envie irrépressible de m'emporter contre le monde entier. Personne n'est décidé à me faire confiance. C'est compréhensible, et cependant si agaçant. Un seul mot, le nom de famille de mon père à vrai dire, suffirait à le persuader, à supposer qu'il entende ce que je lui affirme, mais je ne me risquerai pas à le divulguer. J'ai promis à mes parents qu'ils n'entendraient plus jamais parler de moi, je ne reviendrai pas sur ce serment. Je dois y parvenir sans le recours à autrui. Je dois y parvenir, c'est indispensable. Je frissonne à la perspective de retourner dans la rue, sous le vent glacé, à mes risques et innombrables périls. Mourir n'est pas une possibilité envisageable, malgré tout ce qui s'est passé...

- écoutez, Noam, je sais que vous ne pouvez pas me faire confiance. Mais... Je suis à la rue. Je n'ai pas de famille, pas d'amis et pas de travail. Je suis à la rue, je n'ai rien et vous êtes ma seule chance de vivre pour de bon. J'ai besoin de vous. Il vous est impossible de me croire, alors... regardez-moi. Écoutez-moi. Ai-je l'air de vous mentir? Ai-je l'air d'avoir un autre but que celui qui me motive à vous parler? Je vous en prie, vous devez entendre ce que je vous dis. Noam... croyez-moi... je sais que vous savez que je suis honnête. Alors s'il vous plaît...

Il plante ses yeux incroyablement étranges dans les miens, qui s'embuent déjà de nouveau, et me sonde pendant un temps qui me paraît durer des heures, s'étirer, s'allonger, jusqu'à perdre sa consistance. Il ne scille pas, ne bouge plus du tout, uniquement concentré sur ce que lui racontent mes prunelles.

- Je ne sais plus...murmure-t-il enfin, sans pour autant s'écarter de sa ligne de mire, moi, en l'occurence. Quel âge avez-vous, Amaryllis?

Il me désigne par mon prénom? Est-ce un bon signe, ou le fruit d'une réflexion intense qui l'amène à instaurer une intimité entre nous pour me ménager et me faire moins de mal lorsqu'il m'annoncera son refus?  Je me prépare à ce qu'il s'indigne quand je lui déclare que je viens d'être majeure. Sauf qu'il ne semble ni surpris ni révolté, juste méditatif.

- Ma petite fille en a cinq. rétorque-t-il. C'est la personne qui compte le plus pour moi. Je donnerai mon existence pour elle. Il nous faut quelqu'un pour s'en occuper la journée. Amaryllis, qu'est-ce qui me prouve que vous n'êtes pas une meurtrière en série?

C'est comme s'il me gifflait. J'avais envisagé de devoir m'occuper d'enfant, toutefois c'est difficile à imaginer après ce qui m'est arrivé deux semaines auparavant. Je ne suis pas guérie. La plaie de mon âme est encore béante. Pourrais-je assumer le rôle d'une nounou dans les jours à venir en considérant les récents évènements? Le drame? Je ne suis pas certaine de mes propres capacités, mais ai-je le choix? Encore une fois, tout est remis en question...

Je réfléchis tout de même intensément. Mon cerveau fonctionne à toute allure pour trouver une réponse à sa question. Ce n'est pourtant pas compliqué. J'ai bien quelque chose pour lui certifier de mon engagement à son égard. Il n'exige rien d'autre. Que faire? Mille pensées tourbillonnent en moi, se mêlent et s'enchevêtrent dans un désordre sans nom. Je dois me rendre à l'évidence.

- Rien, monsieur.

Mon chuchotement est inaudible, mais je suis sûre qu'il l'a perçu. Il se lève. Ça y est. Tout est terminé. Il ne reste plus qu'à retourner à mon abri de bus. Il a raison. Il protège sa famille, j'en ferai de même à sa place. Je n'ai rien à lui proposer, à lui donner pour le rassurer sur mes intentions. Je ne lui en veux en aucun cas. Il a pris la bonne décision, et même si la terreur commence à me submerger face à ce qui m'attend désormais, je ne lui fais aucune reproche.

- vous auriez pu mentir. Inventer une raison valable, me donner une preuve sans valeur que vous n'étiez pas dangereuse. Vous avez eu le mérite d'être sincère. Mais Pour tout vous dire, je ne vois pas ce que vous pourriez raconter.
J'admets qu'il a raison. Je garde le silence.
- Bon... Vous venez? s'enquit-il alors, à ma grande surprise. Finissez donc votre cappuccino, et puis il faudra que vous rencontriez Angel, ensuite. C'est elle qui aura le dernier mot, après tout.

Je m'interdis de penser. De ressentir. De dire le moindre mot. Un seul terme tourne dans ma tête. Une seule pensée me fait respirer.

«Spécial»

Car oui, il est à présent limpide que cet homme est fou. Trop spécial pour être normal. Fou, cet homme est fou. Autant, sans doute plus que moi.

L'espoir, comme un papillon en train de prendre son glorieux envol, comme une fleur sur le point d'éclore, d'ouvrir ses fragiles pétales, l'espoir, vulnérable mais présent, enfle, grandit, s'épanouit en moi, dans les confins de mon être, se propage, se répand dans mon sang, dans mon cœur, dans mon âme, me transforme, m'illumine et me fait rayonner. Le trouble qui m'agite est immense, j'optempère néanmoins à ses injonctions, car je n'ai pas d'autres alternatives, grimaçant lorsque je bois le liquide sucré et devenu froid à force d'attendre.

Je le suis à l'extérieur sans rien dire. Je suis amorphe, en état de choc. Muette et incrédule.

Mais, après tous mes efforts, après tout ce qui m'est arrivé, après toute ma peur, mon angoisse, mes larmes et ma colère, après tout cela, il faut que je sache. Que je comprenne. Comment a-t-il pu décider de me faire confiance en l'espace de dix minutes?

Je pose une main tremblante sur son bras tandis que nous émergeons à l'air libre, sous le ciel turquoise de ce début de matinée, et le fais se retourner pour me regarder.

- Pourquoi? je bredouille, la stupeur inscrite sur tout mon visage, le ton empreint d'un respect sans limites.

Ce n'est pas sans me rappeler la scène, la veille, dans la petite voiture crasseuse de Collin, quand je lui demandai les raisons de sa lâcheté, de son abandon, de sa cruauté subite, sans qu'il ne daigne m'expliquer. Noam, au contraire de mon ex-petit ami, réplique sans faillir, gravant à tout jamais ses paroles en moi.

- parce que je suis stupide et naïf. Parce que tu es spéciale. Et que je n'ai jamais cru, que je ne crois et ne croirai jamais, jamais, jamais au hasard.


Salut. Désolé de ne pas attendre le retour de tout le monde, mais je n'y arrive pas. Vous me pardonnerez ! S'il vous plaît... Désolé de ne pas répondre aux messages privés et aux commentaires, Wattpad bug un peu avec moi depuis hier. Mais vous savez déjà que je vous aime tous et que vous êtes les meilleurs lecteurs du monde ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, bien sûr. J'ai aussi besoin de conseils pour m'améliorer, alors si quelqu'un en a...  gros Bisous ❤️

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