Chapitre 5. Pink et Punk



La chaleur m'étreint à l'instant où je pénètre dans le café indiqué par la blonde rigide. La devanture, à l'extérieur, annonçait «Pink et Punk», un nom qui m'intrigue et redresse instinctivement les commissures de mes lèvres d'amusement. Une émotion que je n'ai pas ressenti depuis très, très, trop longtemps, je le crains...

La salle est bondée, il n'est pourtant pas plus de huit heures. Certains sirotent des boissons, d'autres lisent le journal, la plupart bavardent dans un agréable tumulte. Le sol est parfaitement propre, lustré. Les murs sont lambrissés d'un bois clair, ce qui donne un aspect charmant et un peu désuet, obsolète, à l'ensemble. Des fenêtres sont creusées à proximité des tables, et nimbent les clients d'un halo doré. Cet endroit me fait instantanément penser à un salon de thés plus tôt qu'à un café, et je m'y sens comme chez moi. Je me dirige vers le comptoir, m'appuie de tout mon poids contre le métal froid, et fais face à la probable dirigeante de cette sorte de brasserie, considérant l'absence de tout autre personnel.

Elle est rousse, le teint hâlé et les yeux en amande, noisette. Ses traits ne sont ni fins ni irréguliers, sa bouche est large, ses sourcils extrêmement fournis et son menton fuyant. Une cicatrice trace un sillon rosé le long de sa pommette gauche, et je m'interroge sur sa provenance. Elle porte des bottes noires fourrées, un jean type baggy à la coupe décontractée, un t-shirt à l'effigie d'un groupe que je ne connais pas, ainsi qu'un blouson d'aviateur et une ceinture cloutée. À côté d'elle sur létabli, est posé une cartouchière, et lorsquelle me fait signe de me pencher, des bracelets avec des clous en forme de pyramides carillonnent les uns contre les autres à ses poignets. Elle est totalement décoiffée, et me toise avec un rictus moqueur. Elle semble punk jusqu'au bout des ongles, du moins à partir de son apparence physique, mais mon idée est confortée par le titre que présente l'enseigne devant le bâtiment, «Pink et Punk.

- Salut, ma belle, moi c'est Pink. Je peux t'aider? me demande-t-elle, et sa voix est rauque et éraillée.

Elle s'exprime d'un ton fort, décidé, et je l'apprécie immédiatement. Je lui donnerai bien trente-cinq ans, des petites rides sont perceptibles au coin de ses paupières et de ses lèvres. Elle n'est pas belle, mais certainement très charismatique. Quel prénom étrange. Elle n'en a pas honte, il est évident qu'elle a toute confiance en elle, pourtant, je me questionne une fois encore. S'est-elle baptisée elle-même, ou est-ce ses parents qui l'ont désigné de la sorte?

Quoi qu'il en soit, je ne suis pas ici pour la juger. Je sais, avec certitudes, qui est le mari de la blonde rencontrée sous l'abri-bus. Je jette un coup d'œil vers la porte, espérant le voir apparaître, l'homme du cinéma, mais personne n'entre à ma suite. Peut-être ne viendra-t-il pas... Peut-être était-ce simplement un stratagème, une ruse odieuse pour m'écarter? L'inconnue a sûrement mimer un appel téléphonique pour se débarrasser du boulet que je représentai à ses yeux. Au fond de moi cependant, quelque chose me souffle que la femme a eu pitié de moi. Et qu'elle n'a pas joué la commédie. Je n'ai rien de mieux à faire qu'à attendre, après tout. Il fait agréablement chaud, je suis en sécurité pour l'instant et l'espoir me redonne de la vigueur. La situation est certes inhabituelle, et j'aurais pu être davantage déstabilisée par tout ce qui survient depuis la veille, sauf que je suis coutumière de ce genre d'incidents depuis que...

- Alors, poulette? Qu'est-ce que Pink peut faire pour toi? reprend la tenancière, l'air de s'impatienter.

Je soupire. Elle ne va pas demeurer inerte en attendant que je gamberge. Elle m'a adressé la parole, elle exige une réponse. J'ai l'impression que ce n'est pas le genre de personnes que l'on dédaigne ou ignore. Elle ne se laisse pas faire, et je n'en ai que plus d'estime à son égard. De plus, sa manière bien à elle de m'aborder, comme si nous étions de vieilles connaissances, et son accent chaleureux, me font perdre mes dernières réserves. Je lui explique donc de mon mieux, le timbre chevrotant:

- Je... En fait, j'attends... J'attends quelqu'un. On a rendez-vous ici, et je...

Pink, même s'il m'est étrange de la désigner ainsi, grimace et roule les yeux, la mine perplexe, interrompant ma tirade avec la seule force de son regard.. Elle mâche bruyamment, un chewing-gum à mon avis, et rétorque sans cesser sa mastiquation:

- Est-ce que tu t'es vue récemment? Mon chou, si c'est une entrevue importante, tu es foutue.

Au moins, elle a le franc parlé. Ce n'est guère étonnant venant de sa part...Je ravale un gémissement. Suis-je si horrible? Et est-elle obligée de me le signaler avec autant de virulence?

- Tu devrais aller te regarder, petite. Il y a des toilettes au fond, essaie donc de t'arranger avant qu'il arrive. me recommande Pink, sûrement apitoyée par mon expression catastrophée.

Je ne sais pas comment elle sait que je guette un homme. Sans doute l'a-t-elle supposé. Je ne m'attarde pas sur ce détail très longtemps, cependant, et me rue vers la direction indiquée, ignorant les coups d'œil curieux que l'on me lance sur mon passage.

***

Dans le miroir, le reflet d'une clocharde me fait face. Elle a le visage émacié, la peau blême et les lèvres gercées. Ses yeux sont éteints, d'un gris terne, et ses cheveux, autrefois d'un brun caramel brillant, retombent mollement sur ses épaules, emmêlés. Elle est hideuse. Ce visage est le mien. Déjà à l'hôpital, je ressemblai à un zombie, je ne suis pas si surprise que mon état ait empiré une fois à la rue, mais je me fais horreur. La nausée manque de m'étouffer. J'ouvre un robinet, me passe de l'eau glacée sur la figure, tente d'applatir mes boucles désordonnées, de reprendre des couleurs en me pinçant les joues, de défroisser mes vêtements à grands renforts d'époussettements affolés de la main, de me tenir plus droite. Je me fais pitié. Je comprends à présent la réaction disproportionnée de la blonde, un peu plus tôt. Elle avait toutes les raisons de douter de ma santé mentale. Je ressemble à une échappée de l'asile, en moins clinquante et plus paniquée... J'ai les pupilles dilatées d'appréhension, et je ne parviens pas à apaiser l'anxiété qui monte en moi, rampe et se faufile sous ma peau, gagne ma poitrine pour l'enserrer dans un étau implacable. Je vacille, halette, continue à me contempler pendant une durée indéterminée...

La pensée que Noam est peut-être arrivé me fait reprendre pieds, néanmoins, et je sors des toilettes en essayant d'oublier ce que j'ai vu. De retour dans la pièce principale, je suis incrédule face à l'afflux de monde en l'espace de si peu de temps. Beaucoup de gens sont attablés autour de moi, il n'y a pratiquement plus aucune place de libre. Tous, quasiment, arborent des sourires réjouis, ce qui ne fait qu'accroître mon sentiment que le café semble très bien réputé. Je le connaitrais sans doute moi-même si j'avais grandit dans les environs, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Collin doit en avoir entendu parler, pour autant, il ne m'y a jamais conduit. Il ne m'amenait jamais nulle part...

Je devine aisément que je suis l'intruse parmi tous ces inconnus. Je suis une SDF égarée. Une pauvre fille hébétée. On ne m'a jamais vu dans le quartier. On me dévisage, on me scrute, on me jauge sans retenue ni vergogne, et j'ai toutes les peines du monde à ne pas me braquer.

Je rejoins finalement Pink derrière son comptoir et m'installe sur un tabouret pour la regarder officier. Elle tend un gobelet en carton à un homme aux tempes grisonnantes, lui rend sa monnaie, échange quelques mots avec lui et finit par le saluer pour de bon avant de m'accorder de nouveau son attention pleine et entière. Sa méfiance, même si elle la refoule, est palpable. Je suis bizarre, j'en ai conscience, et elle paraît dubitative en me considérant.

- Ça ne s'est pas tellement arrangé, on dirait? remarque-t-elle sans prendre de gants.

Elle a raison, bien entendu. Je suis monstrueuse. Noam va s'enfuir en m'apercevant, il ne me laissera même pas la chance de lui parler, de lui expliquer, de tout arranger, de le persuader, lui, plus que tout autre... Je manque céder au découragement. Elle ajoute, presque comme si elle voulait m'achever:

- Il faudrait consommer, maintenant, mon chou, tu ne peux pas rester là sans rien prendre. C'est la règle de la maison. Je dois bien gagner ma vie, et c'est pas une salle d'attente. T'es mignone, mais tu dois payer un petit truc. Alors, qu'est-ce qui te ferait envie, en attendant ton prince charmant?

J'éclate en sanglots. Je n'ai pas d'argent. Je vais devoir m'en aller, et je ne peux plus retenir mes larmes. À la fois de tristesse, mais aussi de colère contre ce qui m'arrive, de frustration parce que j'étais certaine d'y parvenir, ou au moins que je touchai au but, et de peur, car je ne sais pas ce que je vais devenir à présent. Je perds toute dignité. Je prie le ciel pour que Noam surgisse à cet instant, et je crois brièvement que mon vœu s'est réalisé en entendant le carillon de l'entrée, mais il s'agit simplement d'une cliente qui quitte les lieux. J'implore alors Pink, en m'efforçant de gagner du temps pour le laisser me rejoindre, tâchant également de juguler mes hoquets désespérés:

- S'il... Je... S'il vous plaît... Je ne peux... Je ne peux pas payer. Encore quelques minutes, et je... Je vous promets de partir. Un peu de temps, c'est tout ce que je sollicite, et ensuite je...

- Non, je suis désolée, si vous ne comptez rien acheter, ma petite, il faudrait que vous partiez...

Elle me vouvoie, désormais. Elle pense que je suis une fauteuse de trouble, j'imagine. Je pleure de plus belle. Le silence se fait autour de nous. Le sang quitte mon visage, je me sens pâlir. La honte, en outre, face à cette situation improbable, est tellement forte qu'il m'est pénible de ne pas m'enfuir en courant. Cela fait trois fois que je m'essaie à l'art de convaincre quelqu'un, et cela n'a malheureusement pas fonctionné jusque là, ni avec Collin, ni avec la blonde. Pink, elle aussi, ne paraît pas prête d'accéder à ma requête. Les êtres humains sont-ils donc complètement dépourvus d'ampathie? De gentillesse? De compassion? C'est invraissemblable, mais je sais, pourtant, que le monde est ainsi fait aujourd'hui... Que j'aurais peut-être pareillement réagit dans un contexte similaire et dans la position de Pink. La confiance est un dû que l'on offre pas facilement, et inutile de signaler que je n'en inspire aucune...

Je tends la main à Pink, dans un geste de supplique, la manche de mon pull se relevant légèrement dans ma précipitation, laissant entrevoir le dessin marqué à l'ancre sur mon épiderme livide, et la conjure une dernière fois:

- Soyez gentille. Comprenez moi, Pink. Rien qu'un instant. Ce n'est pas grand chose, je vous jure... J'ai vraiment besoin de voir cet homme. C'est une question de vie ou de mort. De travail. Je... S'il vous... s'il vous plaît, Pink...

Pink ouvre la bouche pour refuser.

Une main se pose alors sur mon épaule, une silhouette emplit mon champ de vision et je sursaute avant de lever lentement, très lentement, les yeux.

- La folle au tatouage dont parlait Elsa, c'est vous! s'exclame Noam, et son regard interloqué, purement violet, transperce mon cœur de mille éclats d'espoir.



Salut à toutes ! Contente de vous retrouver pour ce chapitre ! Cette histoire est super importante pour moi ! Ça, ça vous paraît peut-être un peu trop improbable est romantique, mais c'est ma façon de voir le monde. Pour publier la suite, j'attendrai le retour de mes autres lectrice de vacances. Je ne voudrais pas que les autres prennent trop de retard sur mon histoire.  Je vous embrasse fort. À bientôt.

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