Chapitre 3. Comme par hasard


Je cours sans m'arrêter, fuyant le plus loin possible du cinéma. La nausée commence à me submerger. Les médecins m'ont bien recommandé de ne pas faire d'exercices, et j'enfreins déjà leurs règles élémentaires. Je suis véritablement un cas, à ce niveau.

Le souffle hératique, je finis par m'arrêter. Je suis devant un abri de bus désert. Je décide de m'assoir sur le banc gelé, le temps de reprendre mes esprits.

La circulation est dense, et je discerne à l'horizon plusieurs navettes vrombissantes en direction de destinations lointaines. J'ignore quoi faire. la panique est là, tout proche, prête à obscurcir mon esprit. Mon psycologue répète que je suis mentalement instable depuis l'incident et que je dois donc le consulter tous les mardis. Il a sans doute raison, car je me sens sur le point de défaillir, et complètement désespérée. Je me répète que je vais m'en sortir, pose la tête contre le paneau indiquant l'heure de passage des cars et baisse les paupières avec une lassitude suffoquante...

Quand je rouvre les yeux, il fait jour. Je me suis assoupie à même mon siège, en position assise, et maintenant, le soleil se lève, les voitures passent à toute allure sous mes yeux gonflés. Je suis toute endolorie, les muscles raidis par l'épuisement et l'inconfort.

Une femme s'est installée près de moi, sûrement pour attendre son mode de transport, quelqu'il soit. Je tremble de froid et je manque éclater en sanglots en imaginant tout ce qu'il aurait pu m'arriver pendant mon sommeil, dans cette rue inconnue. De toute manière, je n'avais pas d'autre alternative, alors...

Bien, il est temps de réfléchir à une solution, à présent. C'est le matin, il me reste des heures avant le crépuscule, j'ai toutes mes chances pour dormir au chaud cette nuit. Peut-être pourrais-je trouver un foyer pour miséreux, ou discuter de nouveau avec Collin pour tenter de le convaincre de me laisser une chance. Il faut que j'agisse, à moins de vouloir devenir folle alliée. Nonobstant, aux confins de moi-même, j'ai connaissance de mes limites: je ne réussirai pas.

Un instant fugace, je me souviens de Noam, l'homme croisé en train de larmoyer sur ces marches, puis mon anxiété éclipse cette image floue, et je me concentre sur ma tâche. Un petit garçon traverse la chaussée devant moi, un chiot au bout d'une laisse. Je me réconforte en me remémorant toutes les petites annonces de travail que je vais m'efforcer de trouver. J'empêche le découragement de s'emparer de moi. Je dois m'en sortir. Pour lui, l'être que j'ai perdu deux semaines auparavant. Si je me laisse gagner par autre chose que la détermination, je ne serai plus capable de cogiter convenablement.

- Comment ça elle démissionne! C'est... Enfin, bon, tu la paies bien, pourtant! Ce n'est pas croyable, ça! Et comment on va faire nous, maintenant? Je ne peux pas m'en occuper, tu sais bien que je suis super absorbée par l'affaire de l'escroc fiscal. Ah, bien sûr, c'est ma fille quand ça t'arrange, pas vrai? Non non non! Non, bien sûr que non. Et qu'est-ce que j'y peux moi? Pourquoi tu n'as pas tenté de la persuader de rester? Angel l'adore! Hein, quoi, le salaire? Et alors! Pas du tout, j'étais très cool avec elle! Jamais de la vie! La menacer, moi? Quelle affreuse petite... Je suis très calme, chéri. Écoute, appelle l'agence et fais-la remplacer. Non, tu t'en chargeras très bien sans moi. Ça m'est égal, qui tu choisis! Oh, je dois y aller. Eh bien non, tu vas devoir te débrouiller tout seul. Ça ne te fera pas de mal, pour une fois. Arrête de m'engueuler. Je viens juste d'être embauchée, grand dieu, si jamais je fais le moindre faux pas... Je les emmerde, tes élèves!

La blonde près de moi sur le banc en métal se redresse, saute sur ses pieds et continue de tempêter, son portable à l'oreille. Elle semble avoir vingt-cinq ans, pas plus. Sa voix stridente achève de me réveiller, et je la détaille plus attentivement. Les cheveux dorés, cascadant en boucles soyeuses jusqu'à sa taille, elle a des formes plantureuses et un physique avantageux, on ne peut le nier. Une beauté classique, toutefois entachée par son nez trop grand et ses lèvres trop minces, ainsi que par la froideur calculatrice dans son regard azuré et avec laquelle elle s'exprime. Ses sourcils parfaitement épilés dessinent un accent circonflexe au-dessus de ses prunelles, et son maintien, droit et hautain, lui donne un air coincé, bien qu'altier, et presque royal. Elle porte des anneaux argentés aux oreilles, un chemisier blanc à moitié ouvert et une jupe crayon grise, assortie à ses escarpins. Elle semble se rendre au bureau, et je constate, non sans un certain dédain impossible à refouler qu'elle est excessivement maquillée. Elle me fait penser aux manequins observées dans les magazines, certaines d'entre elles, tout du moins, jolies mais fades, belles à l'extérieur et dures au fond d'elles-mêmes. Pour résumer, c'est un cliché ambulant, qui m'écœure au premier coup d'œil furtif.

Mon instinct de protection déclenche mon mouvement de recul. C'est le genre de personne capable d'aiguiser ses ongles avant de sortir. Cependant, les mots qu'elle prononce me plongent dans une sorte de vaine espérance. Son interlocuteur vient vraissemblablement de lui apprendre une mauvaise nouvelle, et si je me fie à ce qu'elle a laissé supposer, il s'agit du départ d'une de ses employées. Puis-je me permettre d'y croire? Ce serait inespéré? Irréaliste? Et toutefois...

- Ça ne devrait pas être difficile, on en trouve à tous les coins de rues, de ces potiches là. Quoi, encore? Je vais être en retard! Eh bien, qu'elle pleure, elle l'oubliera vite. Je ne vais pas être affligée par les déboires d'une gamine de cinq ans, que ce soit la mienne ou non! Repense-y, ouais! Et puis je te signale encore une fois que c'est toi qui a refusé de l'inscrire à la maternelle. ça ne sert à rien, tu disais! Eh bien voilà où on en est, maintenant, avec tes sottises! Répare ça, tu veux! On se voit ce soir. Stop, Noam! Non, je...

Je ne l'entends plus vociférer. Une torpeur muette s'abat sur moi.

J'ai toujours cru au destin, à la chance, au hasard. Toutes ces forces immatérielles qui dirigent la vie d'un homme. Pas à Dieu, non, au reste... Malgré tout ce qui m'est arrivé, je n'ai jamais perdu ma foi. Cela pourra vous surprendre, et néanmoins, cela m'a toujours soutenu lorsque je traversais des épreuves sans pareille. La force que ma confiance m'apportait était inestimable.

Ma mère disait que quand quelque chose de terrible survient sur notre route, on a tendance à ne plus être convaincu de rien, ou à devenir fanatique. Il me semble que la deuxième hypothèse s'applique à mon cas, me convient mieux, tout du moins. Cela me rendra sûrement méprisable à vos yeux. Mais je n'en ai que faire. Vous n'avez pas vécu ce que j'ai pu subir et traversé malgré tout. Vous pouvez faire les fiers, en me jugeant, en vous disant que je suis stupide, naïve et crédule, mais qu'importe après tout. Les signes ne trompent pas. Je n'ai fait la rencontre que d'un seul Noam. L'homme, devant le cinéma, se prénommait ainsi. Quelque chose me pousse vers la jeune femme agacée qui fait les cents pas à quelques mètres seulement et qui le connaît, par un improbable coup du sort. Vous semblez sceptique. Qu'importe, encore une fois...

Parce qu'à l'instant où la belle inconnue raccroche son téléphone d'un geste brusque et s'apprête à s'éloigner et que je m'écrie, avec le ton que confère une implacable certitude...

- Je cherche du travail. Ça vous intéresse?

... J'ai l'intime conscience que je ne dormirai pas dehors, cette nuit.

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