Chapitre 25. Les forts





- Encore un verre! Je bredouille en direction de la tenancière du bar.

Le visage rude de Pink se referme, des rides d'inquiétude se creusent au coin de ses yeux bruns en amande. Elle hausse ses larges épaules, frotte machinalement la cicatrice qui serpente le long de sa pommette et obtempère à ma requête, du moins, c'est ce qu'il me semble, car mon regard se trouble légèrement depuis quelques minutes. La grande salle est déserte hormis nous deux, il est tard, à présent.

Étonnemment, comme si le destin me jouait un tour de mauvais goût, j'ai atterri dans le même établissement où Noam m'a engagé en tant que gouvernante. Pink m'a reconnu immédiatement, mais cette fois, j'avais de quoi payé mes consommations, et je me suis mise à enchaîner les verres de votca les uns après les autres. Le liquide brûle ma gorge, sa saveur âcre me fait grimacer, mais il pétille dans mon estomac et réchauffe ma poitrine, ravivant mon cœur douloureux. Les clients ont quitté les lieux les uns après les autres, sans me porter la moindre attention et Pink m'a informé qu'elle devra bientôt faire la fermeture. Cela m'est complètement égal. J'ai toutes les peines du monde à ne pas tomber de mon tabouret. Réfléchir est donc hors de propos. La sueur dégoûline dans mon dos et mes paupières papillonnent pour demeurer relevées. Le désaroi me gagne, pour quelles raisons je me trouve ici?

Soudain, une gifle retentissante s'abat sur ma joue moîte, me ramenant brutalement à la réalité. Pink baisse la main, et m'adresse un sourire tendu qui se change rapidement en une grimace désapprobatrice. Elle me prend mon verre vide des mains. Un frisson dévale mon échine alors que je commence à revenir au monde réel. Un vertige me saisit. Je remarque que Pink est en train d'essuyer le comptoir avec un vieux chiffon, par conséquent, je me retiens de poser ma tête contre la surface dure et froide de l'établi métallique pour somnoler un instant.

- C'est quoi ton problème, ma jolie? J'en ai vu d'autres, tu sais, tu peux me le dire. J'ai pas été très cool avec toi la première fois, mais je vais pas te laisser crever dans mon bar, pigé?

Un soupir s'échappe d'entre mes lèvres serrées. J'ai un haut-le-cœur et ferme brièvement les yeux pour apaiser mes tremblements incohersibles. Je vais être malade. Je ne boirai plus jamais...

- Hé, ça va bien, gamine? Me relance mon interlocutrice dans le silence pesant qui s'éternise.

J'éponge la pelicule de transpiration qui recouvre ma nuque, repousse mes cheveux bruns en arrière pour reprendre quelque peu contenance, et me concentre sur la tenue vestimentaire de Pink pour garder mon calme et ne pas me laisser aller à l'épuisement. Elle porte un jean type baggy à la coupe décontractée, et un t-shirt à l'effigie d'un groupe de rock dont j'ai vaguement entendu parler. Elle n'est ni belle ni séduisante, mais a des courbes voluptueuses et un charisme certain se dégage toujours d'elle, même tardivement. Elle semble sympathique aux premiers abords, bien que secrète et farouche. Je choisis de lui accorder une confiance relative et je m'éclaircis la gorge, qui m'a l'air bien trop parcheminée. Je ne vais pas lui tenir rigueur de son attitude supérieure de l'autre jour, je ne suis ni rancunière ni vraiment apte à lui faire la tête dans mon état.

- Tu n'as qu'à deviner! Je ricanne, la voix pâteuse.

Elle secoue la tête, excédée, et vient prendre place à mon flanc.

- Je dirais chagrin d'amour, au hasard.

- Toi, t'es un cliché! Je marmone sans trop être certaine de la véracité de mes paroles.

Pink éclate d'un rire sonore, bruyant et communicatif. Je tente de l'imiter mais manque m'étaler de tout mon long sur le sol lorsque un premier gloussement me secoue. Elle tend le bras pour me rattraper.

- Ah bon? s'étonne-t-elle, l'amusement recouvrant ses traits d'un masque jovial.

- Ouais. Les barmaids, c'est bien connu qu'elles adorent jouer les psy de passage.

- Et donc? Ne fais pas comme si ça ne t'arrangeait pas, mon chou! Le cliché voudrait savoir un petit truc! Depuis quand tu n'as pas parlé à une femme qui t'écoute sincèrement?

Je fouille ma mémoire, examine chaque souvenir brumeux, en quête d'une répartie bienvenue, et m'empourpre d'embarras en fin de compte. Je n'ai jamais eu de véritables amies, et les confidences ne sont pas mon fort. J'aime garder mes problèmes secrets et mes sentiments voilés afin de me préserver. Pourtant, elle a percé ma carapace avec une remarquable accuité.

- Je suis amoureuse!

- Sans blagues? Ironise-t-elle. C'est dingue, tu es bien la première!

- L'homme que j'aime est marié et père de famille. Je renchéris, agressive.

Sa nonchalance désinvolte et feinte m'exaspère. De plus, je ne peux contenir le flot des mots que je veux déverser. Elle inspire les avœux malgré mon acharnement à taire mes tracas.

- Et c'est moi le cliché?

Sa raillerie m'agace encore au plus haut point. Est-elle forcée de se montrer si sarcastique, si insupportablement franche. J'admets qu'elle n'a pas tort. Mon histoire n'est pas très originale, mais elle m'appartient, et les émotions qui découlent de ma vie actuelle sont uniques car à moi et en moi.

En constatant mon rictus dépité, Pink arrête de sourire, et me pousse à poursuivre d'un geste péremptoire.

- Lui, il fait comme si de rien n'était, parce que sa femme est très malade et que sa fille est encore super jeune.

- Pas cool. M'accorde Pink, plus sérieusement.

En outre, je sens qu'elle est attentive pour de bon, cette fois, et à travers l'hébétude qui perturbe mes idées, j'en suis touchée. Elle a consenti à me prouver sa bonne foi, j'ignore si je le mérite, pourtant, avoir conscience des efforts de cette inconnue pour me comprendre ne me laisse pas de marbre, loin de là. Je m'interroge sur ce qu'elle se figure de moi après cet aperçu nébuleux de mon existence.

- Est-ce que c'est le type qui t'a rejoint ici, ce matin-là? m'interpelle-t-elle, inquisitrice, une lueur malicieuse faisant pétiller ses iris.

Une grimace tord ma bouche, j'enfouis ma tête entre mes bras, sans manquer d'opiner avant cela. Elle n'a rien oublié de notre entrevue passée, visiblement, et cela me déplaît souverainement. Je n'étais pas très reluisante, à cette époque, et Noam était apparu comme un gentleman, un prince charmant, pour me tirer de la rue. Je lui en étais si reconnaissante, autrefois... Aurais-je pu me douter que notre relation se compliquerait tant? Et le cas échéant, me serais-je rétractée? Aurais-je passé une autre nuit dehors pour m'éviter toute la souffrance causée par cet amour refoulé? Aurais-je sacrifié les petits instants de bonheur partagés avec lui et sa fille en ayant connaissance de tous les soucis que nous causerait Elsa? Je ne le crois pas. En fait, je suis incapable d'imaginer ces dernières semaines sans leur présence à mes côtés. Je n'aurais pas survécu à la perte d'Eden sans leur soutien instinctif.

Pink s'écrie, me ramenant une fois encore à la réalité:

- Je t'ai posé une question.

- Mmmmh, oui, c'est lui.

- Plutôt beau. Commente-t-elle aussitôt.

Une bouffée de jalousie me saisit, mon malaise alcoolisé s'estompe rapidement pour laisser place à la flamme de colère rougeoyante dans ma poitrine. Je la fusille d'un regard meurtrier, elle hausse les épaules, faisant peu de cas de mon exaspération croissante.

- Quoi, si on n'a même plus  le droit de dire ce que l'on pense. Grommelle la jeune femme. À quoi ça sert de vivre? Je ne suis pas une hypocrîte, mon chou. Et tu es beaucoup plus à mon goût, si tu vois ce que je veux dire.

- Oh... Je m'esclaffe, mi-soulagée mi-gênée. Eh bien... Tu es de ce bord-ci! J'imagine que...

- Un merci de te trouver séduisante, ça suffira. Même si j'ai une copine.

- Merci.

Nous rions de concert, le mien est clairement éméché. Cela fait très longtemps que je ne me suis pas retrouvée pompette, pendant ma grossesse, c'était impossible, et je n'ai pas eu tellement d'occasions de le faire après ça... Je fronce les sourcils, de nouveau soucieuse. Je me demande si Noam s'inquiète de me savoir à l'extérieur si tard, puis je me ravise. Il n'a peut-être même pas constaté que je m'étais absentée. Un pincement au cœur me signale que je ne suis pas indifférente à ce qu'il peut supposer me concernant. Je donnerai n'importe quoi pour avoir libre accès à son cerveau. J'y prélèverai la moindre information susceptible de m'intéresser de quelque manière que ce soit.

- Tu n'es pas du genre à te lâcher, toi, je me trompe?

- Ce qui m'arrive n'est pas très réjouissant. Je me justifie, à cours d'autres prétextes, d'autant plus que ce n'est pas faux.

- Arrête un peu de te plaindre. J'ai horreur des victimes, ma belle! Si tu retardes la fermeture de ce maudit bar, tu dois te comporter mieux que ça.

- Je vais rentrer, de toute façon.

Je balbutie un peu sur la fin de ma tirade, Pink ne dissimule pas son dédain. L'expression sceptique qu'elle affiche me ramène à ma jeunesse, lorsque ma mère doutait constamment de ce que je lui racontais. Je pousse un juron. Je le promets, je ne boirai plus, plus, plus jamais... À moins que...

- Ah oui? Et comment? Tu te souviens de l'adresse?

***

Je n'ai pas réfléchi. Pink m'a entraîné jusqu'à sa voiture, à l'arrière de son bar, j'y ai grimpé. À présent, je manque m'endormir dès qu'elle ralentit l'allure du véhicule, et quand une étincelle de lucidité me revient, je m'invective de tous les noms pour m'être retrouvée dans une situation aussi dangereuse, aussi pathétique. Je ne connais pas Pink, et la suspicion combat la fatigue dans mon esprit harassé. La barmaid se contente de rouler sans parler, dans les rues quasi désertes et plongées dans la pénombre. Peut-être qu'elle est en train de m'enlever, ou peut-être qu'elle fait preuve de charité, je suis trop amorphe pour le savoir. Ma bouche est si aride que je ne peux me permettre de prononcer le moindre mot. Une petite voix me souffle que je vais infiniment m'en vouloir plus tard, seulement, la torpeur me gagne. Me gagnait, tout du moins, car Pink brise brusquement le silence en claxonant de toutes ses forces à mon intention. J'émerge de ma léthargie involontaire, regarde autour de moi, abasourdie.

- Il faudrait que tu m'indiques où tu vis, ma belle, parce que je ne suis pas prête de le prédire!

Son ton, empreint d'une irritation sous-jaçante, achève de me réveiller complètement. Je comprends vaguement qu'elle tente de me ramener à la maison, et j'observe les alentours par la fenêtre. Au bout de la rue, je reconnais la boulangerie devant laquelle j'ai croisé Collin une semaine plutôt, et bégaie l'itinéraire entre deux quintes de toux.

Je culpabilise d'avoir provoqué encore davantage de problèmes, et me pince fort la peau de l'avant-bras pour demeurer informée des évènements. Toutefois, si jamais Pink prétendait s'en prendre à moi, je n'aurais pas la capacité de me défendre. Je suis une fille stupide. Immature. Et irresponsable, surtout, follement irresponsable. Et m'en faire la réflexion ne change pas le contexte actuel...

- Il t'aime bien, lui aussi? me questionne doucementPink.

J'appuie le visage contre ma portière, regrettant mentalement de ne pas être dans mon lit, au chaud et à l'abri. D'autant plus que la nausée me reprend. Ce scénario est suréaliste.

- Oui, je considère que oui.

- Alors qu'est-ce qui t'empêche de tenter ta chance. Rien n'est perdu. Quand une femme veut quelque chose, elle l'obtient, point barre!

- Pink, ce n'est...

- Ah, tais-toi, et arrête donc de jouer la pauvre victime en plein désespoir! S'exclame-t-elle en se raidissant sur son siège.

La lune opalescente apparaît brièvement derrière les nuages, illuminant son profil, et je détaille à loisir son visage tendu, ses mains crispées sur le volant, une paume plaquée sur la bouche pour éviter de vomir dans la bittacle apparemment propre. Je tends l'oreille pour capter ses paroles, bien que son intransigeance accentue ma fièvre.

- Tu as été inconsciente, ce soir. Une jeune de ton âge qui boit autant, ça m'écœure. Tu aurais pu mourir cent fois si je n'étais pas quelqu'un sur qui on peut compter. C'est ton coup d'essai, et ce sera le dernier. Risquer sa sécurité pour un garçon, c'est minable, ok? Tu es faible, mon chou?

Je me referme dans le mutisme. Elle paraît se radoucir en constatant mon manque de réactions, tourne à droite, dans le quartier résidentiel des Jefferson. Le salon de leur demeure est éclairé, ce qui me fait frémir de part en part.

- Tu l'aimes, c'est bien ça?

- C'est ici. Je me contente de murmurer en lui faisant signe de se garer, m'en voulant intérieurement de me montrer si odieuse.

Pink grogne, toutefois, elle optempère à ma requête. Je tâche de ne pas la regarder, cependant, elle attrape mon menton d'une poigne ferme et me relève la figure pour ensuite planter ses yeux bruns dans le gris embué des miens.

- Je vais prendre ça comme un fichu oui. L'amour, c'est comme la vie, petite fille. C'est contraignant, complexe et affreusement désagréable de temps en temps. Les faibles s'y noient, les idiots s'y perdent, les pénibles s'en lassent, les fous s'accrochent. Les forts se battent. Bats-toi, ou passe le reste de tes jours à pleurnicher et picoler. Quand c'est banal, c'est pas réussi, mon chou. Tu trouveras forcément chaussure à ton pied. Tu veux les baskets déchirés ou les louboutins? Décide, et c'est tout. Tu en fais ce que tu en veux, de ça. Il ne lui appartient pas, à sa femme. Réveille-toi. Passe à l'acte. Remue-toi, mon chou.

Elle relâche sa prise sur ma mâchoire, se détourne. J'absorbe son discours malgré ma perrplexité grandissante. Je me rappellerai toujours de cette soirée, j'en suis persuadée. Grâce à elle.

Je descends de la voiture en vacillant, elle ne fait rien pour m'être d'un quelconque secours. Elle a déjà redémarré. Comme si de rien n'était. Les étoiles me sourient au loin, dans leur lit scintillant.

- Oublie pas, les forts se battent. Et si tu cherches un job, il y a de la place dans mon bar, mon chou.

Elle claque ma portière, s'éloigne dans la nuit, sa voix éraillée résonnant en écho autour de moi et à l'intérieur de mon crâne douloureux. Seulement après son départ, je me rends compte qu'elle ne connaît même pas mon prénom. Et quelle importance, au fond? Cela ne l'a pas empêché de m'écouter...

La porte d'entrée de la maison de Noam s'entrebaille, une silhouette se dresse de toute sa hauteur sur le perron.

- D'abord Elsa, puis toi! Enfin, où étais-tu, bon sang, Lys?

***

Je n'explique rien À noam. Je fais quelques pas dans sa direction, et m'effondre contre lui en gloussant telle une hystérique. Il me rattrape dans ses bras in extremis, hésite un instant et me soulève sans peine aucune pour me conduire à l'intérieur, au sein du vestibule. Tout en enroulant mes jambes autour de sa taille pour ne pas tomber, j'hume convulsivement le parfum de miel qu'il dégage en me jurant une énième fois de ne jamais reproduire mon erreur de ce soir. Il ne m'adresse pas un mot, se contente de soupirer. J'ai le maigre espoir de ne pas être trop lourde à porter, mais je ne retire aucun plaisir de notre étreinte, j'éprouve trop d'émotions contradictoires, je suis balottée, honteuse, attirée comme par un aimant récalcitrant.

- Franchement, Lys. Gémit Noam en parvenant au salon, toujours éclairé.

Il s'adresse à moi de manière douce mais pleine de reproches tacitement formulées.

Je me recroqueville contre lui, baisse les paupières pour éviter de contempler son ahurissement perceptible. De nouveau, nous nous efforçons de garder notre calme pour ne pas réveiller Angel. Je ne sais pas l'heure qu'il est, et je refuse de le savoir. Je me doute qu'Elsa n'est pas rentrée, à la façon dont Noam s'est empressé pour m'aider. Je lui dois une fière chandelle, et à Pink, également, à qui je n'ai pas manifesté la moindre once de gratitude alors qu'elle m'a tellement apporté en l'espace de quelques minutes dans une petite voiture d'occasion.

Noam détache ses bras de moi. Son contact est chaud, agréable, en dépit de mes remords, je m'en délecte finalement. Il dépose mon corps flasque sur un canapé, me recouvre d'un plaide soyeux échoué là par on ne sait quel hasard, et s'accroupit à mon flanc pour me border conscienscieusement. Je m'interdis de songer à ce que je pourrais bien ressentir le lendemain. Uniquement concentrée sur le moment présent, je me laisse envahir par la joie qu'il puisse être si attentionné à mon égard, un moment tout du moins. Le sermon instructif de Pink me revient en tête.

- Dors, ma douce. Susurre Noam, et j'escompte l'avoir rêvé.

Il caresse mon front, effleure ma tempe du pouce, se redresse en expirant profondément.

- Je suis désolé. J'aurais voulu... Ajoute-t-il pour lui-même.

Il se retire, ses pas lourds me parviennent confusément dans le couloir. Leur bruit s'estompe bientôt. Il est désolé, n'est-ce pas?

Moi, je ne le suis pas. Au contraire. Il est temps de passer à l'offensive.

Sauf s'il me renvoie, après cette infraction au règlement, bien entendu...

En tout cas, je l'aime. De tout mon corps, de tout mon cœur, de toute mon âme. Et je mérite qu'il puisse m'aimer en retour.

«Les forts se battent!», m'intime ma conscience avant que je ne sombre dans le sommeil, souriant légèrement.

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Coucou, je m'excuse par avance de vous avoir surchargé de lecture, mais j'ai des chapitres en avance, alors autant les publier, je vous laisse tout le temps de les lire, puisse que je publierai la suite dans le courant de la semaine prochaine ! J'espère que ça vous plaît ! Ça va bouger, et il ne reste plus que cinq chapitres ! Je vous embrasse

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