Chapitre 2. Chialeur

Je m'éternise dans la rue déserte. Mon cerveau tourne, en quête d'une improbable solution, mais il n'en trouve aucune. Même mon cœur s'est apaisé, comme si mon corps sentait qu'il n'était plus la peine de lutter. Je scrute le ciel noir, tâché d'argent, à la recherche d'un indice sur la marche à suivre à présent que je suis seule, toutefois rien n'en jaillit. Les voitures continuent de rouler, et parfois le trafique est émaillé de coups de claxons rageurs et de crissements de pneus sur l'asphalte. Un lampadaire éclaire ma situation d'un halo mystérieux, et nimbe ma silhouette d'une ombre fantômatique, bienfaitrice. Je n'ai pas besoin qu'un conducteur mal-intentionné m'aperçoive et m'intercepte.

Avec une expiration lasse, je me dirige à pas lents vers le cinéma, à quelques mètres derrière moi et m'assois sur les marches de pierre qui y donnent accès. Je me recroqueville, les genoux ramenés contre la poitrine, et fais mentalement l'inventaire de ce que j'ai à disposition pour le moment. Un jean et un pull, qui peuvent m'être bien utiles contre le froid mordant de ce mois d'octobre. Des baskets encore en état de fonctionnement pour un bon moment, si je ne les abîme pas trop dans mon parcours. Mon portable, inutile car je n'ai personne à contacter, et de toute façon presque déchargé. Un peu de monnaie au fond d'une poche, sans doute, si j'ai un minimum de chance. Ce qui semble, pour l'instant, ne pas être le cas le moins du monde. Je suis fichue. Pour ce que j'en sais, je serai morte avant quelques jours. Je n'ai plus le temps de me trouver un endroit pour sans-abris, il est trop tard, toutes les places doivent être occupées à l'heure qu'il est. Je n'ai même pas de moyen de locomotion, sans Collin. Songer à ma position actuelle me fait mal. Je grince lugubrement des dents, sans pour autant contenir le gémissement qui monte en moi. Je suis apeurée. Il pourrait m'arriver n'importe quoi. Je suis lamentable, vraiment, et le fait de m'apitoyer sur moi-même n'arrange rien. La lune, au-dessus de ma tête, paraît esquisser le contour d'un mince sourire goguenard.

Tout à coup, des bruits de voix me parviennent, et une dizaine de personnes différentes sort du cinéma, sur un fond de bavardage étouffé. Certains sont en groupe, d'autres seuls, mais tous émergent du bâtiment ensemble, rapidement. Ils ne font pas attention à moi, bien sûr, me contournent à pas pressés sans réellement m'accorder d'attention. Sûrement des gens venus pour la séance de dix-sept heures, et dont le film vient de s'achever. Je soupire. J'aimerais tellement faire partie de leur troupe. Même si la plupart n'a pas l'air de se connaître, ils sont tous liés par cette étincelle de vie, qui les rattache à quelque chose. Des amis, des parents, une maison, un travail, un chien, des voisins. Contrairement à moi, qui n'ai plus rien de tout cela. Je ne parviens pas à m'arrêter de trembler ni de m'attrister sur mon sort.

Je suis déjà passée devant des «sans domicile fixe», lorsque tout était encore normal dans mon monde, et je les considérais toujours avec ce mélange abruti de pitié et de soulagement. Pitié, car ils me faisaient de la peine, dans la logique de ce qu'ils enduraient, et soulagement parce que je ne pouvais m'empêcher de me dire que j'avais échappé à leurs tristes destins, et qu'un bon repas m'attendait chez moi. Soulagement, également, parce que j'étais persuadée que cela ne m'arriverait jamais, à moi. La miséricorde m'assaillant parfois, je consentissais à donner quelques pièces en échange de leur gratitude, mais, comme tout le monde, j'oubliai très vite ces malheureux pour me consacrer à mes propres petits tracas... Je ne serai, pensai-je à l'époque, jamais dans leurs cas... Et pourtant...

À quoi en suis-je réduite, à présent? Dois-je faire la manche? Consulter un foyer pour les gens de ma condition? Suplier Collin de revenir me chercher, de me reprendre?

Un froissement d'étoffe tout près de moi me fait me redresser brusquement et émerger de ma morosité absorbante. Je lève vivement la tête, tourne les yeux vers la source du bruissement infime que j'ai perçu. L'aurais-je imaginé?

Non, un homme est assis sur la marche, à ma gauche. Très grand et dégingandé, le visage entre de grandes mains fermes, les épaules agitées de soubresauts. Je ne le vois pas bien, mais je crois qu'il a les cheveux clairs, assez courts, et des bottes aux pieds, ainsi qu'un pantalon et une chemise, dont je ne peux pas discerner la teinte exacte, cependant. J'opterai pour du gris ou du marron. Des renifflements me parviennent, émanant de son profil longiligne. Il a étendu ses longues jambes devant lui sur le trottoir crasseux. J'hésite à l'interpeller, mais ses sanglots silencieux ne se tarissent pas, arors je me résigne à tapotter maladroitement son épaule pour lui faire remarquer qu'il n'est pas seul. Il pourrait être dangereux, ce pourrait être une tactique pour me kidnapper, m'émouvoir puis m'enlever, mais au point où j'en suis, je méprise le risque encouru et l'appelle doucement:

- Monsieur? Monsieur, tout va bien?

Ma question est stupide, évidemment. Il est clair qu'il n'est pas en forme, mais il s'agit seulement de le faire réagir, alors la façon dont je m'y prends n'est pas très importante.

Il découvre son visage, laissant retomber mollement ses paumes sur ses genoux. Des traits marqués dans la pénombre, une figure anguleuse, qui conforte mon idée de minceur. Un teint pâle sous l'éclairage désavantageux de l'enseigne du cinéma, un petit nez, des sourcils broussailleux mais bien dessinés, et un regard larmoyant, qui me semble bleu ou vert, en fonction de la lumière. Il est beau, sans l'être vraiment, un aspect banal mais une profondeur dans l'expression qu'il affiche.

- Je... C'est... Je... le fi... film... murmure-t-il en essuyant ses joues rebondies d'un revers timide.

Il se détourne, est agité d'un dernier hoquet, et me sourit enfin avec un embarras manifeste. Pour quelques secondes, il m'a même fait oublié la raison de ma présence ici.

- Que dites-vous? je demande, car je n'ai pas vraiment compris ses balbutiements.

Il a une dent de travers, ce qui rend son sourire charmant. Je me rends compte que je me suis rapprochée de lui pour pouvoir distinguer ce détail dans l'obscurité. Je me convains donc que c'est la blancheur de sa dentition qui m'a permis de jauger son apparence. D'ailleurs, que suis-je en train de faire? Je n'ai donc pas d'autres préoccupations qu'un jeune homme en train de pleurer sur un escalier.

- Le film que j'ai vu... Il était très... émouvant. reprend-il, et le ton d'excuse qu'il adopte pour m'expliquer sa tristesse ne m'échappe pas.

Il est gêné. Comme tout être masculin surpris en crise de larmes, j'imagine, mais cela le rend plus accessible, plus attirant et plus jeune que sa vingtaine d'années passée ne le laisse paraître. Je réfléchis. Que suis-je censée faire, maintenant? Discuter avec lui ne va rien apporter à ma situation. Mon existence a pris un tournant très périlleux, et je n'ai aucune idée de la voie à empreinter pour revenir sur le chemin qu'il me faudrait suivre pour de bon. Je suis perdue. Inepte. Complètement désemparée. Que feriez-vous donc à ma place?

- C'était quoi, comme film? je l'interroge, à ma propre stupéfaction.

Il secoue la tête, l'air tout aussi ahuri, et réplique toutefois:

- Nos étoiles contraires.

- Ça parlait de quoi?

- D'amour et de cancer.

- Gai, en effet.

Je ne peux réprimer mon ironie naturelle. S'il a conscience d'être émotif, pourquoi alors s'infliger un pareil spectacle?

- Oui, on peut le dire.

Sa voix est calme et posée, un peu grave sous l'effet de l'émotion qu'il refoule. Elle est à mon aise, et réchauffe ma peau de par ses vibrations amicales.

- Je vous aime bien. je marmone dans ma barbe.

- Pourquoi?

Je n'aurais pas cru qu'il puisse m'entendre. Je rougis, et remercis la nuit de m'offrir un rideau derrière lequel m'abriter partiellement. S'il m'observe aussi pertinemment que je le fais, il doit constater mon empourprement, cependant.

- Je n'ai jamais rencontré un homme qui pleure après avoir assisté à un film romantique. C'est... Vous êtes... mignon.

- Disons que je suis assez réceptif à l'art. Sous toutes ces formes. Confesse-t-il avec des réticences sous-jaçantes dans le timbre. Mais, moi, je ne vous aime pas beaucoup, mademoiselle.

Je sursaute. Au moins, il a le mérite d'être franc. Je ne comprends pas, néanmoins, la raison de cet affront et de son antipathie. Je ne lui ai causé aucun tort. C'est cruel, et pas forcément nécessaire. De plus, je n'ai pas envie d'écouter ce genre de choses dans mon état. Je m'apprête à partir me réfugier plus loin, lorsqu'il renchérit:

- Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui me dise que je suis mignon. C'est gênant. Et ma virilité, alors?

Cela justifie sa reproche. Il glousse, avec réserve, semblant se moquer de lui-même. J'ai la sensation qu'il voudrait approfondir notre conversation, nous rendre plus complices.

Je bondis sur mes pieds. Cela ne sert à rien, même si je sens qu'il aurait pu se passer quelque chose. Il est sensible à l'art? J'étais une artiste, avant l'incident... Il est adorable, sincère et gentil, et j'aurais bien besoin d'une dose de tout cela pour me réconforter... Pourtant, je ne peux pas le laisser faire. J'ai bien trop honte de moi-même pour cela. Je suis bien trop vide à l'intérieur. Je ressens une bouffée de colère à la pensée que je m'interdis le plaisir, et aussi à la perspective que tout sera différent, désormais. Mais je ne vais pas survivre bien longtemps avec mon nouveau statut.

- Ravie de t'avoir croisé, le fragile. je lance, virulente, avant de m'enfuir loin de lui.

- Je m'appelle Noam. crie-t-il à mon intention, sauf que je disparais déjà à l'angle d'une superette.

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