Chapitre 19. Rapprochement





Je ne déjeune pas à midi, me morfonds tout l'après-midi dans mon lit et le soir, je croise Elsa dans la cuisine en allant me préparer un casse-croûte. Je fais comme si elle était invisible, ouvre le placard pour attraper un couteau, et sens une main glacée aux longs ongles effilés enserrer mon avant-bras.

- C'est ma nourriture. Tu n'as qu'à aller te chercher tes propres aliments, espèce de sale voleuse. Ma fille et mon mari ne te suffisent pas, il te faut ma bouffe, aussi?

J'exhale un soupir tremblant. J'ai le ventre terriblement creux. Le crépuscule est tombé sur la petite ville. Angel est endormie et je n'ai aucune idée de comment me comporter, maintenant. Dois-je protester contre cet affront manifeste? Lui répondre? l'ignorer? En tout cas, je n'aurais pas la force de sortir m'acheter à dîner, je suis épuisée, j'ai le cœur à vif et j'éprouve la peur tacite de la nuit et de ses imprévisibilités cachées dans les angles et les recoins. Je tente de m'expliquer calmement:

- Je voulais juste....

- Elle voulait juste manger, Els. C'est bon, lâche-la.

Noam entre dans la pièce, un cahier à la main, la mine concentrée et le regard pensif. Je ne l'ai pas vu depuis que je lui ai confié ce que j'avais vécu. Je sens qu'il me scrute et que ses yeux se fixent résolument sur ma bouche, enflée depuis le coup porté par Collin. Il ravale un grognement de rage et des veines saillent à ses tempes.

Il a dû sortir tout à l'heure, il a retiré son pyjama pour un survêtement et un vieux maillot de foot qui laisse voir les muscles noueux sous sa peau. L'aspect sportif lui correspond tout aussi bien que le reste. Je remarque qu'il est encore plus mince que lors de notre rencontre, il nage dans ses vêtements, à moins qu'ils ne soient trop larges pour sa carrure athlétique. Cela m'inquiète même si je ne veux pas me l'avouer. Je le remercie tacitement de m'avoir défendu de la sorte, à ses risques et périls.

- C'est notre employée, Elsa. Elle est chez elle, ici. Reprend fermement Noam.

Il pose bruyamment son bloc-notes sur la grande table rectangulaire et nous rejoint dans le fond de lapièce éclairée. Je secoue la tête, excédée. Est-ce que tout doit devenir si théâtral, dans cette maison? Et quand cesserons-nous, Noam et moi, de jouer au jeu du chat et de la souris, sans qu'aucun de nous deux ne sache lequel des deux personnages il interprète?

- C'est ton employée, pas la mienne. S'indigne la jeune femme en rabattant sa crinière de boucles dorées en arrière, dans une posture raide et tendue. Elle est bizarre et elle, cette fille... Je voulais la virer.

- Et moi pas! Rétorque le jeune homme, toujours si serein.

J'ai envie de lui sauter au cou. Il m'aide, pour la énième fois. Malgré le masque d'impassibilité qu'il arbore, les rides creusées au coin de ses paupières frémissantes et l'infime contraction de ses épaules sous le tissu de son t-shirt montre qu'il n'en peut plus.

Je recule. Je ne veux pas encore être la cause d'une dispute. Ils ne remarquent même pas que je m'écarte et poursuivent leur querelle. Je m'enfuis, les oreilles bourdonnantes. Je dois partir. je dois trouver une solution. Et par-dessus tout, j'ai si faim. La rue n'aurait pas été si mal, finalement. Au moins, aucune voix aussi stridente que celle d'Elsa ne m'aurait assourdi ainsi.

***

On frappe légèrement à la porte. J'éteins immédiatement la lumière et m'enfouis sous mes couvertures. Je ne veux pas le voir, ni lui parler, cela va dégénérer. J'ai conscience qu'il m'a entendu bouger, alors je ne suis pas surprise de percevoir le grincement du battant de bois qui s'entrebaille dans l'obscurité. Je ferme les yeux et attends qu'il s'en aille. Pourtant, son pas léger retentit, il s'approche de mon lit, et dépose un objet sur le sol, au pied du sommier. Je m'interroge, je suis perplexe, cependant je ne fais pas un geste ni ne prononce un mot. Je dois me retenir.

- Amaryllis? Tu dors? chuchote Noam d'un timbre rauque, le ton pressant.

Il n'est pas dupe, je le pressens. Nous gardons le silence. Je respire profondément pour garder mon sang-froid et mon immobilité forcée.

- Je suis désolé, Am. pour elle. J'espère que... tu ne m'en veux pas. Nous sommes amis, Am, et je suis là si jamais. En tout cas, je... Je... Am, tu dors vraiment pour de vrai?

Il me rappelle Angel et sa candeur. C'est alors que mon ventre se met à gargouiller très bruyamment. Il se fige, écoute un moment pendant que je me maudis intérieurement. J'appuie ma main de toutes mes forces sur mon estomac, ce traître, sauf que cela ne change absolument rien. Je suis tellement embarrassée que je suis sûre que le rouge de mes joues brillent dans la pénombre. Par lâcheté, je ne prononce aucune parole. Puis Noam recule et sort de la pièce en étouffant un rire amusé.

Dès qu'il est parti, dès que la première marche de l'escalier craque sous ses pieds, j'allume la lumière depuis l'interrupteur près de mon lit. Il m'a apporté un sandwich.

***

Nous sommes lundi, alors aux aurores, je descends me préparer un café et attendre les dernières recommandations de Noam. Il arrive dans la cuisine dix minutes plus tard, en chemise, couleur lilas, et je fonds sur place. Il est très beau, et la teinte de son vêtement réhausse l'éclat améthyste de ses prunelles. Je le considère sans masquer mon admiration, et malgré moi, je lâche un petit commentaire.

- Tu as des étudiantes à séduire?

Je me sens aussitôt très honteuse. C'est déplacé, et pas nécessaire du tout. Même si je me retiens depuis la veille, tous mes efforts sont gâchés par cette simple phrase si malheureuse.

- Amaryllis, la femme que je dois séduire est dans cette maison. réplique-t-il en attrapant des brioches dans un placard.

Je m'empresse de rebondir, soulagée qu'il soit si conciliant et qu'il ne me rappelle pas l'affreux malaise de la veille au soir.

- Elsa est déjà charmée, pas de souci de ce côté-là.

Il m'adresse un petit sourire énigmatique et je sens mille papillons s'envoler dans ma poitrine tandis que mon souffle se bloque. Je ne veux pas comprendre ce qu'il insinue, je m'interdis de saisir le sens de cette mimique. Je suis stupéfaite de son audace, de sa confiance soudaine. Il se comporte comme si nous nous connaissions depuis des mois, et je dois admettre que ce n'est pas pour me déplaire.

- Des ordres à me donner pour aujourd'hui? je reprends, un peu agitée, un peu haletante, un peu follement heureuse.

Ma voix flanche et je m'empourpre. Je redeviens la jeune femme de dix-huit ans toute timide et victime de ses hormones que j'étais avant que tout ne bascule. C'est gênant, et je vois bien que ma confusion est un divertissement du plus bel effet. Je finis ma tasse et jette un œil par la fenêtre en me félicitant de pouvoir rester à l'intérieur aujourd'hui, le temps étant si maussade.

- Non.

Je pourrais interpréter son laconisme comme un signe de son indifférence à mon encontre, si ses prunelles n'étaient pas aussi intensément tendres. Il m'apprécie, c'est clair et net. Je le dévore de loin, me languissant de pouvoir un jour sentir le soyeux de ses cheveux, les épis de ses sourcips broussailleux, l'arrête de son nez bien droit, la finesse de ses traits et les muscles de ses mâchoires sous mes doigts. Mon cerveau abandonne, c'est mon corps qui prend le relai.

- Non, Am. Je n'ai aucun ordre à te donner.

- Pourquoi ça? D'habitude, tu...

- Je te fais confiance pour t'occuper d'Angel comme si c'était ta fille. chuchote-t-il.

L'incendie qui m'engloutit paraît le submerger lui aussi. Ses paroles ont un sens profond qui ne peut m'échapper. Il ne retient pas ses mots. Il ne me les dit pas, il me les offre, et tout ce que je suis capable de faire pour le remercier c'est de les accepter, en retour, avec toute leur portée symbolique. Il me touche infiniment, et je crois qu'à cet instant précis, une semaine seulement après notre rencontre, je reconnais que le désir charnel qui nous unissait jusqu'alors s'est peu à peu changé en véritable attachement. Ce que j'imaginais être de l'attirance purement physique était seulement la source, la racine, le prélude de la passion qui m'anime désormais. La culpabilité se mêle à cette avalanche de sensations voluptueuses, d'émotions déferlantes, à cause d'Elsa, pourtant, je la néglige, l'isole dans un coin de mon esprit et me laisse simplement envahir par un nouveau sentiment, de l'affection.

Noam fait référence à mes confidences d'hier, bien entendu, avec cet avœu bouleversant et ce témoignage de sensibilité, ce qui me réjouit et m'attriste à la fois. Il m'a écouté, il m'a comprise, néanmoins, la réminiscence de ma perte n'est pas très agréable.

Noam finit de manger, et je me prépare à le voir disparaître à l'extérieur. Je ne m'inquiète même plus de savoir si Elsa pourrait nous surprendre. Je suis victime de mes instincts, et je m'interdis de m'en vouloir. Ça suffit. Le jeune homme s'avance dans ma direction et je me pétrifie, l'impatience faisant pulser mon pouls à une vitesse effraînée. Il a des miettes sur son col, c'est charmant, et je me retiens difficilement de lui les épousseter en le taquinant.

Sa main gauche se lève, droite, bronzée, et le bout de son index effleure ma joue dans une caresse d'une infinie douceur et d'une sensualité indescriptible. Je savoure son contact et sa chaleur. Il est si proche de moi que je parviens à deviner l'essence de miel et de soleil dans le parfum qu'il dégage. Son étreinte lorsque je lui ai raconté mon histoire a déclenché son côté tactile, apparemment. Je ne m'en plains pas.

Si je n'avais pas tous les sens aux aguets, alors, je n'aurais pas pu percevoir son murmure.

- Tu aurais été une mère parfaite, ma belle.
Il me quitte. Je m'écroule sur une chaise, vidée. Je suis en train de m'attacher à Noam, irrémédiablement, et j'ignore complètement si c'est une bonne ou une mauvaise chose...

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