Chapitre 14. Un art manuel





Quand je me réveille le lendemain, Angel n'est plus allongée à mon flanc, et quand je touche la place qu'elle occupait sur le matelas, les draps sont froids sous ma paume. Je frotte mes yeux et baille en gratifiant la fenêtre d'un regard meurtrier, c'est la lumière du soleil, filtrant à travers le carreau de ma vitre, qui m'a fait émergé du sommeil. Je me fais la réflexion que je n'ai pas refait de cauchemar, et j'en suis toute ragaillardie.

J'ai mis du temps à sombrer dans les bras de mrphée la veille, trop obnubilée par l'échange que j'avais épié entre Noam et Elsa, cherchant à tout prix à comprendre la vérité. J'avais cogité de longues heures, réfléchissant à toutes les maladies que je connaissais et qui auraient pu affecter la jeune femme mais également à la nature des sentiments que lui portait son mari. La torpeur m'avait finalement gagné, sans que je ne puisse débusquer la réponse à mes interrogations qui se multipliaient, embrouillant mon esprit.

Il doit être onze heures ou midi, à présent, et je me sens revigorée. Nous sommes samedi, ^je suis donc libre de toutes obligations, mais contrairement à ce que l'on pourrait croire, je ne m'en réjouis pas. Je ne sais pas quoi faire de ma journée. M'occuper d'Angel me permet de m'évader de ma propre tête, en quelque sorte, et d'être oublieuse de mes tracas. Je ne veux pas être confrontée au vide intersidéral de mon existence... Pas d'amis, pas de famille à qui je pourrais rendre visite.

Je n'ai plus qu'à empreinter un livre à Noam et à m'y plonger toute l'après-midi.

Mon ventre gargouille, je décide de me lever. Je m'étire paresseusement, m'habille d'un jean bleu ciel tout neuf assorti d'un haut gris et reste pieds nus, ce qui me fait me sentir comme chez moi. J'attache mes longs cheveux bruns un peu emmêlés avec un élastique, tout en me disant qu'il va être difficile d'aller me doucher aujourd'hui sans qu'Elsa ne me remarque et ne fasse un drame.

Quand je passe dans le couloir, je découvre qu'Angel n'est pas dans sa chambre, je perçois d'ailleurs les éclats d'une conversation dans la cuisine. Je m'empresse de descendre au rez-de-chaussée. J'ai l'impression que c'est un nouveau jour qui se lève, que j'ai enfin le droit d'espérer. Je vais m'en sortir. Noam est mon allié, il ne m'a pas trahi la nuit dernière et il a même avoué que je pouvais compter sur lui.

Je trouve Noam assis sur une chaise, vêtu d'un tablier à carreaux qui lui donne un côté assez sexy, je dois l'admettre, penché sur un livre ouvert aux trois quarts. Angel, ses longues boucles blondes cascadant dans son dos, presque aussi clairs que le blanc de sa robe, est installée sur ses genoux, et fixe son père d'un air adorateur. Elsa n'est pas là, et je m'interroge.

Ils n'ont pas encore remarqué que je suis là, je les observe discrètement, accoudée au comptoir qui me sépare d'eux. Ils semblent si épanouis ensemble qu'il est difficilement imaginable de croire que le troisième membre de cette famille est en telle opposition avec eux. Elsa n'était sûrement pas comme cela auparavant.

Je soupire. J'aurais tellement aimé avoir un papa à l'image de Noam, attentionné, aimant, doux. Ça n'a jamais été le cas. Le mien m'a banni de la maison dès qu'il a appris ce qui était arrivé. Si Collin ne m'avait pas recueilli, j'aurais fini sans abri bien plus tôt, et je n'aurais pas été seule, en prime...

Le cri strident d'Angel interrompt le ruminement de mes pensées moroses, je sursaute quand elle se jette sur moi pour s'accrocher à ma taille de ses petits bras potelés. Elle me fait irrépressiblement penser à une petite fée, tout droit sortie d'un conte pour enfants. Elle est magique.

- Am! Am! Tu es réveillée! Papa me lisait une histoire, et j'ai dit de t'attendre, parce qu'on va préparer des pasghettis avec la sauce tomate maison de papa! Et je voulais que tu nous aides! Tu veux nous aider, dis? Ça va être riglot!

- Riglot? je la reprends, en ravalant un sourire attendri.

- Ne te moques pas, elle parle mieux que la plupart! me répond une voix, trop grave pour appartenir à la fillette pendue à mes basques.

Je lève le menton, Noam plante son regard hypnotique dans le mien et m'adresse un clin d'œil amical. J'ai envie de sauter au plafond en hurlant ma joie. Je me retiens péniblement. Je ne veux pas qu'il revienne sur sa décision de me traiter comme une connaissance proche plus tôt que comme une simple employée. Je lui rends son coup d'œil, amusée, et rétorque en me penchant vers lui instinctivement:

- Qu'est-ce que tu entends par la plupart?

- Toi, par exemple! me taquine-t-il.

Je rougis, à la fois de gêne et d'exaspération.

- Je suis allée à l'école comme tout le monde, je connais mon français! je m'indigne, et Angel glousse en suivant notre confrontation, la mine enchantée.

- Conjugue le verbe absoudre au subjonctif imparfait à la première personne du singulier! m'ordonne-t-il.

Son visage n'est plus qu'à quelques centimètres du mien. Je m'appuie de tout mon poids sur l'établi qui nous sépare. Angel a cessé de rire. Elle sent la tension charnelle qui s'établit peu à peu entre son père et moi, comme toujours lorsque nous sommes si près. Je jugule encore mon plaisir de lui parler de la sorte, et réfléchis plus tôt à la réponse que je peux offrir à sa question. Complexe. Malgré ce que je prétends, j'ai arrêté le lycée à dix-sept ans, quand je suis partie vivre chez Collin, et même avant mon départ, je n'étais pas très assidue. Une autre source de déception pour mes parents, d'ailleurs. La fille du maire de la ville n'aimant pas l'école, c'était invraissemblable pour eux... Je me creuse le cerveau en quête d'une idée miracle.

- Alors?

- On s'en fiche! Arrête de faire le prof à tout bout de champ!

- Tu ne sais pas?

- Rabat-joie! je lance en désespoir de cause, accusatrice. Tu n'as qu'à le faire, toi!

- Hum...

- Alors?

- C'est à toi de trouver.

- Tu te défiles, Noam?

- Oui, je crois bien.

Il éclate d'un grand rire, sonore, communicatif, et je ne tarde pas à le rejoindre. Nous nous esclaffons de concert. Angel nous fixe, pleine d'incompréhension, ce qui redouble notre hilarité. Sa dentition est parfaite, blanche, j'en suis éblouie. L'éclat améthyste de ses pupilles n'en est qu'accru, et me subjugue. Je plonge, et me noie dans ses yeux. Le silence se fait soudain entre nous. Un lien impalpable nous unit, nous rapproche en cet instant, et j'ai la sensation que le temps s'est arrêté. Mon attention se détache de ses prunelles pour ses fossettes, qui lui donnent un aspect adorable. On dirait qu'il a cinq ans de moins quand il rit, c'est absolument charmant. Et le rose léger qui colorie ses pommettes alors que je le contemple ne fait que le rendre plus désirable encore. Il lâche une inspiration tremblante, je fais de même, et...

- On les fait, ces pasghettis, dites! s'impatiente, Angel.

Nous émergeons de la bulle qui nous enveloppait et la jaugeons comme si nous la voyons pour la première fois. Mon cœur bat très vite, j'ai la tête qui tourne, et les muscles de mon bas-ventre sont crispés, dans l'attente. Noam reprend ses esprits le premier, et affiche aussitôt une figure coupable. Il s'en veut visiblement de cette aparté entre nous. J'aimerais lui dire qu'il n'y a rien à regretter, mais j'imagine que ce n'est pas aussi simple pour lui.

Je frappe dans mes mains, déterminée à enterrer ce moment gênant et à y repenser plus tard:

- Go!

***

Noam nous enjoint de nous laver les mains. Je suis toute excitée à l'idée de cuisiner avec eux, comme si je faisais véritablement partie de leur famille. Angel aussi jubile, trop pleine d'énergie, d'un enthousiasme impossible à contrôler. Elle sautille dans tous les sens, et son père a l'air excédé que prennent les parents lorsqu'ils ne savent plus comment agir.

- Little bird, les vrais cuisiniers sont très sérieux! Je lui confie pour tenter de l'apaiser quelque peu. Si tu veux pratiquer cet art, il va falloir être responsable. Tu comprends?

Elle se pétrifie, devenant l'image même d'une statue. Noam pouffe, et je grimace.

- Tu as le droit de bouger, ma belle, mais reste concentrée. Sinon, on ne va pas manger des pasghettis mais une bouillie trop cuite!

- Amaryllis a raison, Angel!

Il passe à côté de moi pour rincer ses mains à l'évier, et quand nous nous frôlons, une décharge électrique parcoure ma peau. Il a lui aussi un mouvement de recul et semble un peu ahuri.

Mon ventre gargouille douloureusement, c'est le signal du départ des opérations.

Noam met de l'eau à bouillir, puis y plonge une bonne ration de spaghettis, et intime à sa fille la mission de surveiller la cuisson. Elle rayonne. Ensuite, il se détourne pour me scruter, très solennel tout à coup.

- On va préparer la sauce tomate du chef, Amaryllis! M'informe-t-il en sortant plusieurs ingrédients du frigo et d'autres ustensiles des placards alentours.

Il pose tout sur la table au fur et à mesure. Il est très conscienscieux, tout a une place définie. Je ricanne dans ma barbe. Je suis une autre personne depuis la nuit dernière, je me sens libérée maintenant qu'il est mon ami.

- Et qui est le chef?

Je suis prise d'audace, et j'ai peur d'être allée trop loin, mais il réplique, faussement vexé:

- Moi, biensûr! Tu en doutais?

- Eh bien...

- Tu en doutais, Am! Angel, pas vrai que ma sauce est la meilleure?

Il prend sa fille à parti, ce n'est pas très équitable. Je le lui fais savoir en m'insurgeant:

- Ne réponds pas, sweety! C'est injuste, tu sais qu'elle trouve tout ce que tu fais formidable!

- À juste titre. Se vante-t-il.

- Frimeur!

- Jalouse!

- Et de quoi donc?

- De mon talent culinaire!

Je soupire, agacée. De nouveau, nous nous retrouvons trop complices, trop proches, et il s'éloigne après quelques secondes. Les poils de ma nuque sont hérissés, et la sueur perle à mon front. J'ai presque envie de m'enfuir pour l'éviter, mais j'en ai terminé d'être lâche.

- D'abord, on va couper les tomates! reprend-il, le souffle un peu heurté.

- Pourquoi?

- On ne conteste pas les décisions du chef, Am!

- On ne déteste pas les déjections du chef, Am! répète Angel, avec application.

Nous ravalons notre rire. Je me mords la lèvre. Elle n'est pas très à l'aise quand il s'agit de faire le perroquet, apparemment.

Noam passe une main dans ses cheveux pour retrouver contenance, me tend une planche à découper, un couteau et quelques tomates bien mûres. Je les considère, perplexe. Que suis-je censée en faire, au juste? Si je m'écoutais, nous serions déjà au Mcgdo, alors...

Je n'ai jamais été très douée en cuisine, je ne cesse de le rabacher. Angel est d'ailleurs parfaitement au courant, je me demande si elle ne le ferait pas exprès, par hasard. Elle est assez malicieuse pour cela. Et Noam aurait suivi l'exemple sans broncher. C'est peut-être même l'instigateur de la plaisanterie, qu'en sais-je?

- Pourquoi on utilise pas une sauce toute faite? je me plains, et je réduis en bouillie la première tomate d'un geste brusque.

Noam pousse un petit juron et lâche son propre couvert pour se précipiter vers moi.

- Parce que, Amaryllis, ma sauce est bien meilleure! Argue-t-il.

Il prend un mouchoir sur le comptoir et essuie les dégâts avant de placer une nouvelle tomate dans ma main gauche et d'attraper la droite qui tient l'instrument dentelé.

Son contact est chaud, brûlant même. Je laisse échapper un petit hoquet surpris lorsqu'il guide mes mouvements pour découper précautionneusement le fruit. Je sens sa présence derrière moi, et son regard sur mon corps alors qu'il continue notre travail. Des frissons d'expectative parcourent mon échine, je me raidis, et j'ai conscience que lui aussi. Il est si près, si près... Et le moindre effleurement de ses doigts sur mon épiderme sensible me procurent une myriade de sensations. Il dégage un parfum apétissant, de cookies tout juste sortis du four. J'ai besoin de le toucher. J'ai besoin qu'il m'enlace, j'ai besoin de me blottir contre sa poitrine. J'arrive à peine à son torse, il est immense, et pourtant je perçois le battement frénétique de son cœur qui pulse dans mon dos.

- Maman! s'écrie Angel, et c'est comme si j'avais reçu un coup de poignard dans le ventre.

J'entends les pas d'Elsa, rapides, bruyants, dans la cuisine. Elle nous a vu, forcément. Je donne un coup de coude significatif à Noam, et il se détache lentement de moi.

- Je crois que tu sais le faire, maintenant! murmure-t-il à mon oreille.

J'acquiesse. Je suis sur des charbons ardents. Je n'ose pas faire volte-face, je ne veux pas voir le mépris de la femme qui me haie. Je l'avais presque oublié, je dois l'avouer.

Je fais le constat que toutes les tomates sont à présent coupées en petits, très petits cubes. J'écoute le silence qui s'est installé. Les secondes semblent s'égrener au ralenti. Mon courage m'a abandonné, je ne veux plus voir personne, même pas Amgel. Seul le crépitement des spaghettis qui cuisent troublent le calme apparent dans la grande pièce.

Et soudain, la voix d'Angel, toujours aussi guillerette, retentit, me faisant tressaillir:

- Maman, c'est quoi le subonjctif imparfait du verbe absoudre? à la personne qui est la première du singulier?

- Ça n'existe pas. Le verbe absoudre ne se conjugue pas à l'imparfait du subjonctif, arrête de raconter des sottises! répond-elle sèchement.

Je jette une œillade timide par-dessus mon épaule, et discerne les comissures de la bouche de Noam se relever. Je l'immite, même si la situation est loin d'être comique. Elsa est apparemment la plus instruite de nous tous. Nous aurions pu tenter d'improviser, tout à l'heure, nous aurions eu tout faux. C'est inutile de le savoir désormais, mais tout cela prend des allures assez ironiques, dans le fond.

- Et tu sais ce qui n'existe pas, aussi, Angel?

Elsa murmure méchamment, maintenant, et nous tendons l'oreille pour percevoir la suite de sa tirade assassine, malgré nous.

- Les femmes qui croient pouvoir me piquer mon mec, ça n'existe pas non plus.



(Coucouuuuuuuu! Ça va? Alors, qu'en pensez-vous, de ce chapitre? Un rapprochement certain, et pas de larmes aujourd'hui. Je ne cuisine pas tellement, mais bon, ma mère m'a documenté. Je ne sais faire que les œufs et les frites, et puis les commandes à MCGdo! Traitez moi de grosse si vous voulez! :) En tout cas, j'attends vos avis, comme d'habitude! Dans le prochain chapitre, un peu d'adrénaline! On a passé la moitié du roman, si vous êtes toujours là, vous êtes juste parfaits, parfaits et... parfaits!!!!! Merci!!!!!!)

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