Chapitre 11. Découverte
Trois jours s'écoulent, et je ne croise plus Noam que par intermitences. Je m'accoutume peu à peu à cette nouvelle demeure, à cette nouvelle vie, à cette chance absurde, irréaliste et totalement formidabble de repartir sur d'autres bases, de prendre un nouveau départ, de tout recommencer à zéro.
C'est inespéré, et encore, je suis la reine de l'euphémisme. Remercions le ciel que je sois la reine de quelque chose, d'ailleurs, car mon quotidien n'est, somme toute, pas très royal, bien que j'y prenne grand plaisir et y associe peu à peu le synonyme de routine. Noam et Elsa se réveillent très tôt le matin, un peu après l'aube, je suis donc appelée à les immiter. mous déjeunons toujours dans un silence glacé, sans échanger une parole ou le moindre regard, et il règne toujours une atmosphère des plus glauques dans cette cuisine que je me surprends parfois à haïr de toutes mes forces. C'est Noam qui confectionne notre premier repas de la journée, et je ne manque jamais de lui adresser mes remerciments tacitement. Ensuite, ils partent travailler, chacun de leurs côtés, et j'ai cru saisir qu'ils se partageaient leur voiture un jour sur deux, bien que leurs destinations ne soient pas très loin, nous sommes en centre-ville. Noam me laisse ses dernières recommandations, et c'est à moi de jouer dès lors que la porte claque. La première fois que je me suis retrouvée seule, abandonnée, j'ai cru défaillir de peur, et cependant, rien n'est plus facile que de s'occuper de la petite Angel. D'humeur constamment gaie et joviale, elle me cesse de m'interpeller par son intelligence et son débit de paroles presque surhumain. parfois, j'ai même le réflexe de retenir mon souffle quand elle babille ainsi sans s'interrompre, à propos de choses futiles et d'autres. J'ai découvert qu'elle possédait un nombre hallucinant de vêtements dans son armoire, j'ai donc l'embarras du choix pour choisir sa toilette à son réveil. Puis je la nourris avec ce que nous a laissé son père, et entreprends de la distraire. Je n'ai jamais eu à me charger d'enfants, alors ce n'est pas facile, toutefois je tente de faire preuve d'enthousiasme, d'imagination et de bonne volonté.
Nous partageons notre temps entre sa chambre, la salle de bains, ;e salon et la cuisine. Je lui lis des livres, regarde la télévision avec elle, papotte et prend plusieurs fois la peine de jouer à la poupée, ce qu'elle affectionne tout particulièrement, à mon grand dam. Ses parents rentrent dans les environs de dix-huit heures, le professeur avant l'avocate, et Noam prend alors la relève tandis qu'Elsa me fusille des yeux avant de s'enfermer dans sa chambre sans accorder la moindre preuve d'amour à sa fille. Nous dînons tous ensemble sans que personne ne fasse vraiment attention à moi. Elsa garde la bouche fermée, la mine sombre. Je suis très peinée pour Angel, de ce fait, je le fais rire dès que j'en ai l'occasion. Elle a aussi un père très attentionné, et son comportement à mon égard oscille entre chaud et froid. Un jour il me propose de laver mon linge avec le leur, le lendemain il se contente de détourner le visage en m'apercevant descendre l'escalier. Je ne le comprends pas mais cela m'exaspère.
Le soir de mon arrivée n'a pas quitté mon esprit, et je chéris ce souvenir de notre véritable premier contact précieusement, sans réellement comprendre mes intentions.
Quant à sa femme, je ne la croise que rarement, elle rentre tard et alors, j'apprends à l'éviter au maximum, elle et ses critiques acerbes, elle et ses coups d'œil assassins. Je conçois parfaitement la démission des nounous précédentes. C'est infernal, et la tension s'accroît dès que j'ai le malheur de la croiser. La maison n'est pas si grande que cela, c'est inéluctable. noam ne fait rien pour remédier à cette situation, comme aveugle et j'en viens même parfois à reconsidérer mon engagement auprès de cette famille.
Cela vaut-il vraiment la peine?
***
Le quatrième jour, après un énième cauchemar dans mon lit, je découvre en descendant au ré-de-chaussez que mes colocataires ont déjà disparu. une tasse de café encore chaude est posée sur le comptoir de la cuisine à mon intention, près d'un petit mot à l'écriture très droite:
«Bonjour. Vous avez eu du mal à émerger aujourd'hui, Am, et je n'ai pas pu vous donner les recommandations habituelles. Vendredi, nous sommes là plus tôt, alors si vous le désirez, vous pourrez prévoir de sortir, nous en ferons autant avec Angel. Nous vous remettrons, bien sûr, un double des clefs. Bonne journée. Noam»
Il n'y a pas plus laconique, et je froisse la feuille entre mes doigts tremblants. Ainsi, ils organisent une petite sortie ce soir, et je n'y suis pas conviée? Intéressant... Normal, cependant. Je ne fais pas partie de leur famille. Peut-être n'est-ce pas de mon ressort de m'en mêler, mais j'ai le ventre noué rien qu'à la perspective d'imaginer le couple hors de la maison. Je n'ai remarqué aucune trace d'affection entre eux, mais j'ai dû me tromper. Ils sont sûrement pudiques, voilà tout. Mais que signifie, dans ce cas, l'attitude de Noam, le soir où il m'a apporté les vêtements d'Elsa, que j'utilise d'ailleurs depuis sans que la propriétaire n'ait fait le rapprochement? À quoi joue cette espèce de girouette?
Je suis à fleur de peau, et sous l'effet d'une exaspération incompréhensible, je renverse le liquide préparé par mon employeur dans l'évier et reste sans rien avaler, le cœur lourd d'une jalousie que j'ai du mal à réprimer. Je m'énerve, moi-même. Qu'est-ce qui me prend? Mon expérience avec Collin ne m'a pas suffit? Il faut maintenant que je recommence mes erreurs? Je ne tire donc aucun enseignement de mon passé? Ma mère en aurait fait des gorges chaudes:
- Ma pauvre Amaryllis, Aurait-elle dit avec ce ton narquois et faussement affecté qu'elle adopte sans cesse pour me rabrouer. Plus gourde qu'elle, ça n'existe pas. Si tu continues tes bêtises avec les hommes, tu pourras bientôt ouvrir un harem.
Je chasse cette idée de mon cerveau embrumé. La fatigue me rend irritable et émotive, encore davantage que d'habitude, l'explication réside là. Je ferai mieux de reprendre comme si de rien n'était et de me réjouir de la soirée de libre qui m'attend. Je n'ai pas mis le nez dehors mis à part dans le petit jardin avec Angel, et l'air, même glacé du mois d'octobre, commence à me manquer. Ce sera l'occasion de faire provision de solitude. Comme si je n'en avais pas déjà suffisamment à mon actif...
Cessant de trop ruminer, je remonte à l'étage prendre une douche. J'en profite tous les matins, quand je suis certaine qu'Angel dort bien profondément et que personne ne sera là pour me le reprocher. Ça ne m'est pas interdit, sauf que je préfère éviter les moments embarrassants que je risquerai de provoquer en présence d'autrui. À chaque fois que j'entre dans la cabine vitrée, je ne peux m'epêcher de m'extasier sur la quantité de produits de marque que cette famille possède. Leur aisance financière est indaignable.
Je prends bien soin d'utiliser le gel douche d'Angel, je ne voudrais pas qu'Elsa s'aperçoive que je me sers dans ses affaires plus que je ne le fais déjà, à ma grande honte, et en sortant de la cabine, j'hume le parfum du shampooing de Noam, un mélange de fruit et d'homme, qui fait monter le rouge à mes joues. Je me sèche le plus rapidement possible avec l'une des serviettes mises à disposition, et fixe mon reflet dans le miroir au-dessus du lavabo.
Mes yeux gris pétillent plus que d'ordinaire, mes cheveux, bien que dégoûlinants, sont d'un caramel brillant de propreté, et ma peau luit d'une santé nouvelle. J'esquisse un sourire pincé. Tout cela, je le dois à Noam...
J'enfile les habits avec lequels je suis arrivée, désormais lavés, et m'empresse auprès d'Angel sans plus repenser à l'apollon qui tourmente mon cœur et réveille mes ardeurs.
***
- C'est pas très bon... Tu sais, même que mon papa qui s'appelle Noam il les fait mieux et que même que maman a dit que si tu faisais pas bien à manger je devais le dire mais que même que je le dirai pas parce que je t'aime bien et que maman je suis fâchée contre elle. être en train d'être fâché c'est quand...
- Angel, little bird, je sais ce que c'est que d'être fâché. Si tu ne veux pas de ces baignets, chérie, tu n'es pas obligée de les prendre. Je peux te donner autre chose pour ton goûter?
la fillette me fait les yeux doux. J'ai passé une bonne partie de la journée à me retenir d'envoyer ma protégée au diable. Elle me rappelle trop vivement Elsa, avec ses iris noisette et sa blondeur presque irréelle.
Je commence à manquer de professionnalisme, et je ne peux que m'en vouloir. Pour me rattraper de mon comportement exécrable de toute la matinée, j'ai fait l'effort de confectionner des baignets au sucre, apparemment pas très réussis. C'est offensant, mais assez peu surprenant. Je n'ai jamais été très douée pour l'art culinaire, c'était une vieille gouvernante ou ma mère qui le faisaient chez moi, et je n'avais que peu appris... La fille d'un maire n'a pas besoin de se mettre aux fourneaux.
Les monologues d'Angel me rebutent sérieusement. J'ai hâte que ses parents reviennent... Non, en fait, je souhaite qu'Elsa ne rentre jamais.
- Et si on dessinait? propose la petite fille en engouffrant une dernière bouchée de ma pâtisserie, sans masquer sa grimace dégoûtée. Même que papa adore dessiner et qu'il me montre à chaque fois comment faire et qu'il dit que je suis trop forte et qu'il est content qu'on partage sa pastion.
Le flot de ses mots est intarissable, pourtant je l'écoute attentivement, tout à coup. Dès que cela le concerne, lui, je suis irrémédiablement avide d'en savoir plus.
- Passion, tu veux dire passion, je lui demande en la débarrassant, attentive.
Elle hoche la tête et réhitère sa requête. Je l'interroge, de plus en plus emballée par l'idée.
- Où sont les feuilles? Je n'en ai pas aperçu dans le salon.
- Dans le bureau de mon papa et même qu'il en a tout plein et qu'il a dit que...
- Stop, stop! Angel, sweety, tu es sûre que les feuilles sont là-bas? Absolument certaine?
- Asolubment! acquiesse-t-elle, les traits tirés par la concentration, son petit nez froncé.
Je souris malgré moi. Sa façon de reprendre ce que je dis est adorable, même si son langage est approximatif. Je songe à ce qu'elle m'a révélé. Noam, adorant le dessin?
Ce n'est pas étonnant, à y penser de plus près, je me souviens que devant le cinéma il m'avait confié qu'il était très sensible à l'art sous toutes ses formes. J'en suis toute retournée. Je veux voir son travail. C'est sans doute trop désirer, et je prends mes rêves pour des réalités, mais j'ai l'excuse presque parfaite. C'est idéal pour pénétrer dans l'intimité de mon employeur et peut-être même pourrais-je en apprendre plus sur le secret d'Elsa.
Mon effervescence soudaine n'échappe pas à l'enfant qui bondit sur ses pieds et agrippe mes jambes.
- T'es d'accord, dis?
Une minute plus tard, je suis devant la porte du bureau personnel de Noam, adjaçant à la chambre parentale que je refuse àregarder malgré moi. Ma conscience me souffle que je suis une mauvaise fille, que je vais le regretter, que je suis en train de commettre une grave idiotie, une idiotie qu'il ne me pardonnera jamais, sans doute. C'est un manque total de politesse, de s'immicer ainsi dans un lieu qui vous est tacitement proscrit, un lieu qui appartient à Noam, où il ne m'a nullement invité. Cependant, la curiosité me dévore. J'ai envie, besoin de voir ses œuvres, de découvrir ce qu'il fait en dehors de ses responsabilités, ce qui l'anime, ce qui le construit. Je sais que je n'ai pas le droit, sauf que je pousse le battant de bois et entre dans la petite pièce.
Le sol est recouvert d'un tapis à motifs printanniers et une fenêtre, creusée à même l'un des murs, laisse filtrer la lumière du jour, qui me permet de ne pas enclencher l'interrupteur. Je remarque vaguement qu'un ordinateur est posé sur l'établi, mais ce qui attire mon attention, ce sont les portraits. D'innombrables portraits, accrochés au mur blanc, presque entièrement disparu sous cette masse de feuilles.
Représentés au stylo, au crayon, au fusin, en couleurs ou sans, petits ou grands, ils sont d'un réalisme saisissant et me figent sur place. Mon cœur s'emballe, mes yeux s'embuent, mon admiration est irrépressible.
Mon regard passe d'une image à une autre, en s'arrêtant fréquemment pour les détailler. Je constate que la plupart sont des reproductions d'Angel, à tout âge, dans différentes positions, avec différentes expressions sur sa figure juvénile. D'autres, plus flous mais tout aussi sublimes, montrent Elsa. Les premiers, au bas des cloisons, à proximité du sol, la montrent souriante. Plus on remonte, plus les yeux de la jeune femme sont froids, plus ses sourcils sont froncés. Sur l'un des dessins, deux Elsa sont debouts côte à côte, séparées par un sorte de petit démon gris sans véritable forme. C'est symbolique, probablement, mais bien fûté serait l'homme capable de décrypter la nature de ceci.
Je fais un pas en avant, et croise des yeux d'un bleu gris saisissant, qui semblent suivre mes mouvements.
Je sursaute, et les reconnais brusquement. Ils dévorent une grande partie de la figure d'une jeune femme assez jolie, de face, assise sur un petit lit. La feuille est fixée sur le mur du fond, au-dessus du bureau. Je présume, non sans une sensation de chatouillis dans l'estomac, que la personne assise sur ce fauteuil devant moi l'aurait dans son champ de vision. Cette femme, qui n'est nul autre que moi...
- Vous cherchez quelque chose, Amaryllis?
Cette voix basse, aux accents sereins, un peu froide, lui appartient bel et bien. Je fais volte-face, et le trouve paralysé dans l'encadrement de la porte. Il suit le moindre de mes gestes, et affiche une mine blessée qui me fend le cœur. Le sang bat à mes tempes.
- Personne n'a jamais vu ça, Vous savez? Ni Elsa, ni Angel, parce que mon bureeau n'est accessible qu'à moi. Je n'ai pas cru bon de mettre une serrure en croyant qu'on saurait respecter mes affaires. Apparemment, je me suis bien leurré...
Son ton est si sec, si déçu, que je chancelle un instant. Il esquisse un rictus chagriné, me jauge sans sciller, de ses prunelles améthyste que je n'ose pas rencontrer, de crainte de ce que je pourrais y lire.
- Vous étiez intriguée, c'est compréhensible, bien sûr. Mais vous ne vous êtes pas dit que c'était mon intimité et qu'en tant qu'employée, vous n'y avez pas libre entrée?
C'est exactement ce que je me suis dit, en effet. Mais c'était avant de prendre la décision d'entrer...
- Je... Je...
Je m'apprête à débiter le prétexte d'Angel souhaitant dessiner comme son père, sauf que je me ravise, et heureusement. Il aurait été pathétique de la mentionner dans cette histoire. J'aurais pu refuser d'accéder à sa demande. Tout cela est de ma faute, j'en assume les conséquences.
Il passe une main dans ses cheveux châtains. Il a l'air vexé, attristé. Je m'en veux, la culpabilité me brûle la peau. Une boule grandit au fond de ma gorge, m'empêchant d'inspirer. J'imagine ce que j'aurais ressenti à sa place.
- C'est le travail de toute ma vie. Explique-t-il sans bouger. Je suis professeur d'art à l'université depuis ma sortie de l'école. J'adore ça, mais j'aime que ce qui est ici reste connu de moi seulement. Je pourrais vous renvoyer tout de suite, mais je sais que le but n'était pas de me faire du mal. Je vous appré.... Angel vous apprécie, alors... Tenez, votre salaire. Nous sommes vendredi. Elsa et moi emmenons Angel au restaurant ce soir, vous n'aurez qu'à aller acheter ce qu'il vous faut. La charité a assez durer.
Je sens que son léger dédain est provoqué par sa déception et sa colère, néanmoins, les larmes affluent à mes cils sous l'effet du choc. Il n'a jamais été comme cela avec moi.
Il me tend une liasse de billets, que j'hésite à saisir pour la forme. Devant son insistance, j'accepte l'argent et baisse la tête, honteusement. Je ne le mérite pas.
- Je suis désolée, Noam.
Il ne répond rien et s'écarte pour me laisser sortir. Cette fois, j'ai dépassé les bornes. Le lien naissant qui nous unissait est en train de se tordre, de s'effilocher.
Je suis dans le couloir, quand je me retourne pour le regarder droit dans les yeux, prise d'un brusque courage.
- C'est vraiment très beau. Vous devriez montrer ça à quelqu'un.
Noam secoue la tête, et un sourire sans joie se peint sur ses lèvres charnues.
- Vous devriez retourner auprès d'Angel, elle vous attend. Et, Am?
- Oui?
- Merci. Je suis... content que ça vous plaise.
- Je...
- Maintenant, disparaissez.
J'obtempère. Sans bruit. Ou peut-être les battements affolés de mon cœur lui sont-ils perceptibles?
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