Chapitre 10. Désir
Après la conversation houleuse que j'ai eu avec Noam, je décide de garder profil bas et d'effacer la matinée de ma mémoire. Rien ne s'est passé comme je le prévoyais, il est inutile de me remémorer mon humiliation passée, je préfère enterrer la hâche de guerre et repartir du bon pied. Ce n'est pas de gaieté de cœur que j'agis ainsi, mais ai-je d'autres alternatives que celles-ci. Il semblerait que non, et je suis censée demeurer près de ce couple un petit bout de temps. Autant travailler dans les meilleures conditions possibles. Je vais tout faire pour assurer le bon fonctionnement de notre cohabitation, bien que croiser Elsa plus que nécessaire ne m'enchante guère. Je dois faire des efforts. Je me suis mise dans cette situation seule, à moi de me débrouiller à présent.
Je m'interdis de trop réfléchir. Elsa avait sûrement passé une mauvaise journée, et Noam est peut-être tellement amoureux qu'il en oublie d'être partial. Les secrets dont il parlait ne me concernent en rien. Angel est ma seule préoccupation désormais, même si le violet des iris de mon employeur ne cesse de me hanter, colorant mes pensées d'une lumière un peu trop vive.
Je m'installe dans le salon pour regarder la télévision. Je cherche une chaîne jusqu'à trouver une émission de cuisine soporifique, et c'est Angel qui me réveille deux heures plus tard alors que je me suis assoupie sur le canapé moelleux. Elle me secoue le bras et ne cesse de babiller à mon oreille jusqu'à ce que je me lève et la rejoigne dans sa chambre, consentant finalement à retirer mes chaussures pour ne garder que mes chaussettes noires un peu sales. Je distrais Angel à merveille, lui lis un conte avant de lui apprendre à danser la valse, un exercice qui l'amuse particulièrement et me procure une sensation douce amère, mon père affectionnant tout particulièrement ce type d'accrobaties rythmiques. Nous en oublions même de goûter, mais Noam ne m'en tient pas rigueur. À vrai dire, il ne sort pas de son bureau avant dix-huit heures, la mine sombre et les traits tirés, pour nous confectionner une salade de maïs.
Angel rechigne à dîner sans sa mère, mais finit par obtempérer face à l'insistance de son père, dont je ne saisis que très bien la motivation cachée: il ne veut pas d'une autre querelle entre la nouvelle baby-sitter et sa femme sur les nerfs.
- Si tu dînes maintenant, little bird, je lui chuchote alors qu'elle boude devant son assiette, on aura plus de temps pour s'amuser. Qu'est-ce que tu en penses?
Elle opine en clignant des paupières pour refouler ses larmes et enfourne une première bouchée sans plus faire d'histoires. Je vois bien qu'elle est déçue et qu'elle aimerait passer plus de temps avec sa maman, mais qu'y puis-je? Je me contente de la réconforter, je ne veux pas prendre le risque de perdre mon poste en contestant les décisions de Noam. Je comprends la fillette d'autant plus que j'ai subi exactement la même indifférence enfant, et que je sais ce qu'on éprouve face au rejet de ses parents... Et encore, Angel a de la chance d'avoir Noam.
Je rêve d'une douche, sauf que la journée n'est toujours pas achevée. Je donne un bain moussant à la petite, qui m'implore de ne jamais cesser de lui peigner les cheveux, ce qu'elle apprécie démesurément. Elle me fait réellement penser à moi. Je me concentre uniquement sur elle, la met en pyjama et la couche dans son lit à vingt heures. Ses tiroirs regorgent de vêtements en tout genre, mais elle est vraiment à croquer dans sa chemise de nuit lilas.
- Papa veut pas que je m'endors plus tard! m'explique-t-elle lorsque je l'interroge sur les horraires du coucher. Mais ça me fait être triste, parce que maman elle rentre toujours tard.
Je suis désarmée. Elle me fait tellement de peine. Je voudrais sermoner Elsa jusqu'à ce qu'elle prenne conscience de ce qu'elle fait vivre à sa fille, mais je n'en ai pas les moyens. J'hoche simplement le menton pour lui montrer que je compatis, et éteins la lumière sans entendre de protestations, ce qui me stupéfie.
- Tu n'as pas peur du noir? je la questionne, en m'asseyant au bord du matelas, la bordant soigneusement.
- Non. Je suis une grande fille! J'ai cinq ans et demi, je te rappelle! s'exclame-t-elle fièrement.
J'éclate de rire et lui caresse le front.
- Je sais, trésor. Moi, j'étais une peureuse à ton âge!
Mon avœu paraît l'amuser, car elle glousse durant de longues secondes. Puis elle se blottit sous ses couvertures et me demande doucement:
- Tu peux me chanter une berceuse, Am?
Je sursaute. Je ne m'y attendais pas, sa requête me prend totalement au dépourvu. Mais pourquoi pas, après tout. Je sais que je ne peux rien lui refuser, elle en a également conscience. Je n'ai jamais eu ce genre d'attentions plus jeune, et je suis certaine qu'elle a eu du mal à m'en prier, de crainte que je refuse. J'aurais tellement aimé le faire pour mon propre bébé...
Je fouille mon esprit, en quête d'une mélodie à lui fredonner, et n'en trouve aucune. Je décide de faire preuve d'imagination, pour une fois. L'inspiration me vient d'elle-même, à mon grand étonnement.
- Petit oiseau, tout doux tout beau, ferme tes jolis yeux, tu rêveras bientôt, dans un monde nouveau. Petit oiseau, tout doux tout beau, dors tranquille, sans soucis, car je suis là près de ton lit. Petit oiseau, tout doux tout beau, ton oreiller te fait comme un diadème, repose-toi mon hirondelle, car tu sais que je t'aime t'aime t'aime.
Je reprends mon souffle. Je ne pensais pas avoir autant de mots, autant d'idées, autant d'esprit d'initiative. Je m'impressionne, je dois me l'avouer. Angel respire profondément. Alors que je me lève, je l'entends murmurer.
- Ne pars pas comme les autres dames.
J'ai la gorge nouée. Elle a dû voir beaucoup de ses nourrices la quitter, considérant le comportement nossif d'Elsa. Je murmure, sans savoir si elle va m'entendre, si elle est encore éveillée, mais avec la conviction que ce que j'affirme est vrai:
- Dors tranquille, little bird, je serai là à ton réveil.
Je quitte la pièce. Je crois distinguer une ombre dans le couloir, sauf que c'est sans doute mon imagination qui me joue des tours, car en plissant les paupières je ne parviens pas à percer l'obscurité. La nuit est tombée sur le monde, nous environnant de ses ténèbres taquines. Ce n'est pas surprenant, en octobre, toutefois je ne cesse d'être prise au dépourvu par le temps qui passe.
Elsa n'est toujours pas de retour, je me demande où elle peut bien être. Encore au bureau? Cela semble improbable, mais cette femme est tellement étrange que l'on peut s'attendre au plus fou venant de sa part.
Je rejoins ma chambre en me répétant que cette femme cache quelque chose. Mon nouveau logis est froid et impersonnel. Je m'y sens pourtant à l'abri, et quand j'allume la lumière, je me sens réconfortée, incroyablement rassurée. Je décide de dormir avec. Je m'allonge sur mon lit sans prendre le temps de me déshabiller et baisse aussitôt les paupières. Le matelas est dur et contraste avec le confortable de l'oreiller soyeux. J'évite de regarder l'armoire, qui me rappelle douloureusement que je n'ai plus rien. Je m'autorise enfin à repenser à tout ce qui m'est arrivé, et un afflux d'émotions me fait frissonner de part en part.
Tout s'est enchaîné de manière si rapide, si vive, si impromptue. Aurais-je imaginé, hier soir, en émergeant de l'hôpital, que je me retrouverai là le lendemain, dans une luxueuse demeure, près d'un ange, d'un apollon et d'une sorcière? Non, jamais. Aurais-je osé croire à la chance inespérée que l'on m'offrirait? Aurais-je conçu que noam accepterait de m'embaucher, que l'on me paierait tant, qu'Elsa se montrerait si antipathique ou que mon chef serait si beau, si doux? Aurais-je seulement pu entrevoir la complexité des sentiments que j'éprouve à cet instant précis, qui me submergent, enflamment mon cœur et noient mon âme sous une déferlante d'intensité?
On frappe fermement à la porte au moment où je fonds en larmes. Je me recroqueville et maudis le destin qui a voulu que l'on me surprenne en pleine crise. Je songe qu'en gardant le silence, l'intrus se retirera, ce qui ne survient pas car le battant s'entrouvre et que l'immense silhouette de Noam se découpe dans l'embrasure, à contre-jour.
Il me fixe, les traits marqués par la stupeur, avant de s'approcher à pas lents, sans un bruit, et d'ouvrir la bouche.
- Je... Je... Am, est-ce que tout va bien?
J'enfouis ma tête au creux de mes bras. Je ne veux pas qu'il remarque mon désappointement. Que veut-il, d'abord? De quoi se mêle-t-il? Pourquoi n'est-il pas capable de m'accorder une nuit de calme et de sérénité. Après tout ce qui est arrivé aujourd'hui, je crois que je le mérite, pas vrai?
Il s'approche encore davantage, je perçois le frottement de ses pieds contre le sol quand il s'avance, même s'il garde une distance de courtoisie.
- Je vous ai apporté un des vieux pyjamas d'Elsa. Je crois qu'elle ne le remarquera pas, elle a d'autres soucis en tête, et je sais que vous n'en avez pas à disposition, alors...
Je grimace de plus belle et je suis agitée d'un sanglot. Je voudrais le repousser, mais comment faire alors qu'il se montre si doux, si charmant, si attentionné, si prévenant? J'ai lu la bonté et la charité dans son regard à plusieurs reprises, mais jamais je n'aurais cru qu'il m'en ferait don, à moi, sa simple employée, de cette manière si frontaale. Je relève le menton, embarrassée. J'essuie mon nez d'un revers de la main peu élégant et vois qu'il a déposé un tas de vêtements blancs au pied du lit, à mon intention. Elsa est plus grande que moi, alors ce sera sans doute un peu large, mais à la pensée qu'il ait voulu m'aider, je me remets à immiter une fontaine bruyante et un peu disfonctionnelle.
- Am, Poursuit-il à voix très basse, ce ne doit pas être évident, et je sais que... que tout doit vous paraître bien hostile ici... Vous devez vous sentir bien seule. Et... Triste... Et euh... Eh bien... perdue... Mais je... Enfin, sachez que vous êtes la bienvenue pour Angel et pour... Moi... Enfin je veux dire... Je sais que vous vous occuperez de ma fille comme il faut. Je vous ai observé avec elle, et... Je crois pouvoir vous faire confiance. Am?
Il se révèle. Il a retiré son masque de politesse feinte, a revêtu sa véritable image, celle d'un homme sensible et généreux, peut-être un peu trop franc mais aussi adorable que sa fille.
Je m'apaise petit à petit, à l'écoute de ses paroles, tandis qu'il demeure debout, immobile à me contempler, patient. Je sens confusément qu'il suffirait de très peu pour que nous nous rapprochions davantage, comme hier, devant le cinéma, mais je me contiens. L'achimie qui nous lit est incontestable, mais répréhensible. Je dois rester professionnelle.
- Vous êtes... euh... très jolie quand vous pleurez, vous... vous savez? me complimente-t-il timidement.
Je m'éclaircis la gorge, gênée. Il n'est pas censé me confier cela, même si je me doute que la spontanéité fait partie de son caractère comme la détermination du mien. Il change du tout au tout à cet instant. Comme si la journée, il n'avait pas le droit d'être lui-même, et qu'il devait se maîtriser pour rester le plus dur et le plus mystérieux possible. À présent, il est complètement différent, j'ai l'impression de retrouver le Noam que j'ai rencontré pour la première fois. Une personne plus jeune que son aspect physique ne le laisserait présager, plus hésitant, plus émotif, plus en clin aux confidences. J'hésite à profiter de la situation pour l'interroger de nouveau sur la conduite irrévérencieuse d'Elsa avant de me raviser. C'est notre moment, je ne veux pas le gâcher.
Je m'assois en tailleur sur l'édredon, partagée entre honte de me trouver si vulnérable et petite devant lui et satisfaction de le savoir si proche. Je ne sais pas pourquoi je ressens cette attraction à son encontre, et cela m'exaspère autant que cela m'émoustille. Les papillons virevoltent dans mon cœur et j'espère qu'Angel dort à l'autre bout du couloir, où elle risquerait de nous entendre.
- C'est rare, les filles de dix-huit ans qui aiment les enfants. me fait-il remarquer, et je suis saisie d'un frisson.
Il se rapproche considérablement de mon secret. Je préfère détourner la conversation vers un horizon moins périlleux:
- Et vous, quel âge avez-vous donc? Si je peux me permettre, bien entendu.
Il est amusé, cela se devine à la façon dont les commissures de ses lèvres se retroussent imperceptiblement et dont ses paupières se plissent. Je suis heureuse qu'il ne s'offense pas et attends qu'il réplique, ce qu'il ne manque pas de faire en m'adressant un rictus faussement peiné.
- Bientôt vingt-six ans.
Quelque chose se brise en moi en silence. Il est bien plus âgé. Je le soupçonnai, il est professeur et est déjà marié, toutefois cela me déstabilise malgré tout. Une contrariété incontrôlable s'empare de moi. Je le regrette, même si je m'en veux de ressentir cela. Je ne devrais pas me forger autant d'illusions à son sujet, et cependant, je ne peux m'en empêcher. Sa proximité, sa délicatesse, me font perdre mes moyens, brisent mes défenses et font valdinguer les maigres repères que je m'efforce de sauvegarder pour me protéger.
- Vous êtes déçue? veut-il savoir, non sans une pointe d'inquiétude dans le ton.
- Un peu. J'admets, en m'empourprant de rechef.
Ce que nous faisons est mal. Je n'ai rien provoqué, mais j'en ai l'intime certitude, il doit partir avant que cela ne dégénère. Nous ne nous connaissons pas vraiment, mais le désir charnel qui naît de notre échange et des centimètres qui nous sépare n'est pas prêt de s'effacer, et je serai incapable de me contrôler si jamais la lueur devient brasier. Pour refroidir mes ardeurs naissantes, je tâche de me répéter qu'il est peut-être dangereux, mais je n'y crois pas moi-même.
- Vous êtes anglaise, pas vrai?
- Comment le savez-vous?
- Vous avez un léger accent. Et vous laissez échapper des mots, parfois, quand vous parlez à Angel. C'est... mignon.
Je souris, sans pouvoir me retenir. J'ai la sensation d'être une imbécile, seulement qu'y puis-je?
- Mignon... J'ai déjà entendu cela quelque part, d'ailleurs, pas vous? reprend-il en abaissant la voix, comme pour amplifier l'intimité qui se dégage de notre cocon.
Il fait référence, bien sûr, à notre rencontre devant le cinéma, quand je lui avais signalé que je trouvai attendrissant le fait qu'il pleure à la vue d'un simple film. Il n'a pas oublié notre rencontre de la veille, et je suis immédiatement conquise par son timbre enjôleur et réceptive à la complicité qu'il essaie de tisser et nouer entre nous deux, bien que cela m'interpelle. Que cherche-t-il, exactement?
- Les larmes font donc partie intégrante de notre relation. Je constate en m'esclaffant, et il se joint à moi dans un petit rire ironique.
- Ça promet... susurre-t-il.
Je jugule de plus en plus péniblement l'impression de chaleur diffuse qui est née aux confins de mon être. L'erreur que nous commetterions si nous nous aventurions à aller plus loin me serait fatale. Je ne saisis pas ses véritables motivations. Je sais que ce n'est pas un jeu, et qu'il partage mes sensations, mais bien fûté celui qui pourrait deviner ce à quoi il pense. Je ne crois pas qu'il se rende compte de sa bêtise.
Il m'a dit pas plus tard que ce midi qu'il était amoureux d'Elsa et qu'il tenait à lui rester loyal. J'imagine que tout cela le dépasse, à l'instar de moi-même. Son corps a pris le contrôle, il ne songe pas aux conséquences de ses actes. Il est davantage fautif que moi, seulement, ses intentions étaient louables, au début. Je ne parviens pas à le congédier. Il m'apporte le contact humain dont j'avais irrépressiblement besoin après ma rupture avec Collin, et la perte brutale d'Eden. Il aura des remords, après ce soir. Ce que nous faisons ne serait pas grave en soi s'il n'était pas marié...
- Je suis content de vous avoir engager, Amaryllis. me confie-t-il en faisant un nouveau pas dans ma direction.
Il se penche vers moi...
La porte d'entrée claque!
Nous nous figeons.
- Saleté de vent! gromelle une voix féminine, à l'étage du dessous, une voix que nous reconnaissons aussitôt.
Noam recule à toute allure, évitant soigneusement le pyjama qu'il est venu m'apporter. La lumière accentue encore la pâleur soudain crayeuse de son teint et les rides d'angoisse creusées entre ses sourcils.
- Je suis désolé. Je suis vraiment, vraiment navré. Cela ne se reproduira plus jamais. déclare-t-il, avec des accents définitifs, parvenu au seuil de la pièce.
J'ouvre la bouche, prête à le rappeler, à relativiser, sauf qu'il s'enfuit déjà dans le couloir plongé dans la pénombre.
Le silence est complet. Je m'apprête à ramasser les habits laissés par terre à mon intention, le cœur lourd, quand il réapparaît, me tournant néanmoins le dos.
- Vous chantez magnifiquement bien, Amaryllis.
Je perçois ses pas dans l'escalier, et l'écho de leur conversation, au-dessous de moi. Je me laisse aller en arrière. Il m'a entendu chanter la berceuse du petit oiseau à sa fille. Ma vue ne m'a pas fait défaut, tout à l'heure, c'était lui, dans l'angle du mur, en train de nous épier...
Je jette un regard meurtrier au pyjama échoué et m'allonge sous les draps frais sans y toucher.
Je viens de comprendre que l'histoire vient tout juste de commencer.
Et que je suis, bien familièrement, dans la merde.
J'en suis d'autant plus convaincue, le lendemain, à l'aube, lorsque, réveillée par un mauvais rêve, je découvre devant ma porte un sac plastique rempli blanc de vêtements de toute sorte, soigneusement pliés appartenant à Elsa, que Noam a pour ainsi dire subptilisé sous le nez de sa femme et m'a apporté pendant que je dormais.
Sans explications. Sans avertissements.
Et sans obligations non plus...
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