Chapitre 2
Jimin avait souvent l'impression de rêver. Et peur de, un jour, se réveiller.
Se réveiller et s'apercevoir que tout n'était qu'imagination, un songe bien trop long, bien trop réel. Un songe né dix ans auparavant et qui atteignait maintenant l'apogée : une émission sur une radio nationale.
Trois mois après le début des "Livres de Jimin", il était clair que ces 45 minutes étaient un succès. Les auditeurs se faisaient toujours plus nombreux, le nombre de ses followers sur les réseaux sociaux explosait, et on commençait à parler de Jimin et de ses livres un peu partout : en ligne bien sûr, mais aussi quelques phrases dans une émission télévisée récemment.
Jimin rêvait, Jimin savourait. Le succès fondait en bouche, un goût intense et profond qui restait sur la langue longtemps après chaque émission.
Et qu'il s'amusait à réveiller, certains soirs avant de dormir, en scrollant les commentaires sur Instagram.
Sur le compte de la radio, le public était différent de celui de son propre compte : c'était un public nouveau, bien que déjà conquis, qui félicitait et partageait, apportait références et réponses aux émissions passées. Un public plus exigeant et plus savant, qui poussait sans cesse Jimin à se dépasser. C'était stressant mais exaltant.
Jimin prenait conscience du chemin parcouru. Il se remémorait souvent les centaines de vidéos tournées et postées, les doutes et remises en cause mais aussi les audaces et réussites qui l'avaient mené jusqu'ici.
Ce succès, il l'avait construit seul. Livre après livre. Et, enfin, Jimin s'autorisait à se dire qu'il l'avait mérité. Qu'il continuait à le mériter, en travaillant comme un fou chaque jour et chaque heure.
Ce succès, c'était le bonheur enfin là.
Sourire aux lèvres, Jimin lisait machinalement chacun des 178 commentaires de l'émission de la semaine, lorsque son esprit enregistra une légère perturbation dans la ligne des éloges. Un détail, minuscule, qui créa pourtant un malaise et le fit revenir en arrière, sourcils froncés, à la recherche du mot qui dérangeait.
Quelque chose clochait. Quelque chose gâchait la joie.
"J'apprécie grandement votre émission et votre enthousiasme, Jimin. Certains des ouvrages que vous avez conseillés ont même trouvé place dans ma bibliothèque, malgré mes 70 ans bien tassés. Je vous remercie tout particulièrement pour cette émission sur la représentation de l'amitié et vous écouterai avec plaisir la semaine prochaine. Mais malgré tout, je ne peux m'empêcher de regretter votre prédécesseur, Min Yoongi. Sa voix envoûtante et ses lectures me manquent, tout autant que la profondeur de ses analyses de textes."
Prédécesseur.
Jimin resta un long moment bloqué sur le mot, avant de relire minutieusement le commentaire. La personne le félicitait, oui, semblait aimer les thématiques qu'il mettait tant de soin à choisir.
Mais ce regret...
Et cet homme, surtout. Qui apparaissait de nulle part.
Ce Min Yoongi dont il ignorait tout.
Celui qui avait une belle voix. Qui lisait, à voix haute, supposait-il. Et qui analysait.
Celui dont il aurait donc... pris la place ?
Et soudain, l'évidence fondit sur lui : oui, Jimin avait forcément pris la place de quelqu'un en commençant ses émissions. La plage horaire n'était pas vide, avant.
Cette idée le choqua, effaça le sourire de son visage.
Il avait pris la place de quelqu'un...
Jimin se leva, se rendit dans la cuisine. Se fit couler un verre d'eau.
Il avait pris la place de quelqu'un, en obtenant cette émission.
Pendant qu'il gagnait enfin, qu'il atteignait un rêve, quelqu'un perdait le sien.
Un quelqu'un qui avait dû souffrir, forcément. Par sa faute.
Un quelqu'un qui avait même un nom.
Jimin revint dans la chambre, s'installa à nouveau sur son lit, et s'empara de son téléphone.
Ce quelqu'un avait une belle voix, analysait, lisait bien.
Les mots tournaient en boucle.
"Min Yoongi"
Le moteur de recherche trouva immédiatement le podcast de l'ancienne émission : une page en tout point identique à la sienne, où trônait l'éternelle petite photographie en noir et blanc.
Un homme le regardait, la mine sérieuse, le col de sa chemise blanche à peine ouvert. Jeune encore. Mais si différent de lui. Dans ses vêtements, dans l'expression, dans le regard. Dans la beauté, classique, figée, si différente de ce que Jimin savait être sa propre mignonnerie.
Écrit en gros, "Les mots à lire".
Le titre de l'émission.
Et, en-dessous, une liste interminable d'épisodes, aux titres qui le firent frémir d'effroi :
Rimbaud à Paris
Le Clézio en Nobel
En cherchant le Temps Perdu
Dumas père ou fils ?
Leonor de Recondo, la langue faite caresse
Pablo Neruda dans l'amour
Des noms inconnus ou des noms 100 fois maudits à l'école, lorsque Jimin s'ennuyait aux textes imposés.
L'horreur des livres avant la joie des livres.
Il frissonna aux souvenirs, voulut quitter la page, éteindre le téléphone. Se ravisa.
"Envoutante", avait dit la dame. La voix de son prédécesseur était envoutante.
Jimin céda à la curiosité, lança avec appréhension le premier podcast.
Baudelaire.
L'horreur de son bac de français.
La musique s'éleva, un violoncelle peut-être.
Et puis la voix, en miroir. Immédiate.
Jimin frissonna presque aux graves des mots, lâchés avec nonchalance. À cet étirement des syllabes qui chargeait d'intensité les phrases les plus banales.
"Bonjour chers auditeurs"
Il comprit immédiatement.
L'envoûtement.
Et, alors que les mots formaient des phrases et du sens, Jimin se laissa inviter, suivit la main tendue vers Baudelaire.
"Je vais vous lire un premier poème des Fleurs du Mal. On commence doucement, avec "Correspondances"."
Jimin ferma les yeux.
Il connaissait ce poème, l'avait étudié en classe. Ne l'aimait pas.
Mais le poème qu'il entendait ...
Ce poème était autre, soudain. Autre sous la voix de ce Min Yoongi, si différent des ânonnements des lycéens qu'ils étaient alors.
Les mots se faisaient notes, maintenant, coulaient en un filet ténu qui perçait la raison, l'enveloppaient d'un brouillard un peu sorcier, un peu obscur.
Min Yoongi parlait, lentement, comme s'il goûtait les mots, comme s'il les savourait avant de les donner, avant de les offrir.
Un cadeau de beauté.
Un cadeau de sens, aussi, lorsqu'il reprit ensuite certains vers, qu'il expliqua pourquoi il les aimait. Et Jimin comprit, comme si l'émotion dans la voix de cet homme éclairait tout d'un jour nouveau, laissait accéder au cœur des mots.
Min Yoongi donnait la magie à voir.
Jimin sourit, sentit presque les larmes perler. Il remua dans son lit, s'installa plus confortablement pour écouter les poèmes suivants.
À une passante, émotion fugitive. L'albatros, si vrai. La charogne, et les frissons. Et puis, soudain...
Spleen.
Le poème sur lequel il était tombé au bac. Le poème de la honte.
9, sa note. La moyenne échappée.
Le Jimin d'alors ne comprenait pas, ne connaissait pas ce sentiment, le spleen. Il préférait la joie, la vivait pleinement, là où d'autres, déjà, sentaient le poids des jours. Alors Jimin, lui, avait juste trouvé ce poème obscur, comme tous les autres. Inaccessible et froid.
Revivre ce poème maintenant, c'était effrayant. Comme rappeler l'obscurité au milieu du bonheur.
Pourtant, avec ce Min Yoongi, cela semblait presque possible. Moins difficile.
Il ferma les yeux à nouveau, dans un geste devenu déjà rituel, se prépara à redécouvrir le poème par la voix de cet homme inconnu.
Sentit les larmes couler à la lecture, aux mots qu'il n'avait plus jamais entendus, plus jamais relus.
Au sens qu'il percevait, enfin. C'était frappant, puissant, à remuer les tripes d'une lourdeur qu'il comprenait maintenant, sans pourtant jamais l'avoir vécue.
C'était beau, surtout. Beau dans cette voix.
Lorsque l'émission s'acheva, que la voix de Min Yoongi eut salué, prononçant un "À bientôt" de son rythme maintenant si caractéristique, Jimin comprit.
Il comprit le regret, de cette dame.
Il comprit le manque.
Le sien aussi, désormais.
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