Chapitre 16

Snow et moi regardons Marley et Uhane s'éloigner. Nous essayons de parler mais ce qui se passe a l'extérieur de la maison nous obnubile tant que nous n'y parvenons pas. D'un commun accord, nous décidons d'aller préparer nos affaires. Refaire les sacs. Préparer de la nourriture pour les prochains jours. Nettoyer les armes. Ranger pour effacer les traces de notre présence.

Je n'avance pas dans ma tâche. Je traîne, l'esprit accaparé par ce qui se passe au dehors. De quoi parlent-elles ? Les yeux fixés sur elles à travers la fenêtre, je sens à peine la main de Snow qui se pose sur mon épaule.

— Tu as trouvé une solution ?
— Oui. Mais tu le savais déjà.
— J'espère que ça va marcher.
— Pourquoi ?
— J'ai des tonnes de raisons. Tu veux lesquelles en premier ?

Je hausse les épaules. Signe qu'il peut me répondre ce qu'il veut. Je m'attends à un grand monologue digne de sa personne mais il est coupé dans son élan par Uhane et Marley qui reviennent vers nous. Il sait ce que cela veut dire. C'est à son tour.

— Tu me raconteras.
— Je suis sûr que même si je le voulais, je ne pourrais pas.
— Je me doute aussi d'un truc dans le genre oui. On verra bien. Allez, va te jeter dans la fosse aux lions.

Il rit à ma remarque. Uhane ressemble à tout sauf à un prédateur. Je regarde mon ami sortir de la maison et prendre le chemin qui mène aux pièges que nous avons posés.
Marley ne dit rien. On dirait qu'elle a pleuré.

— Ça va ?
— Oui. Ne t'inquiète pas.
— Marley, tu as une mine affreuse.
— Tu sais que tu es adorable.
— Oui. Tu n'arrêtes pas de me le répéter.

Enfin elle sourit. Je l'attrape par le bras et l'attire contre moi. Sentir sa chaleur apaise le stress qui m'habite.

— Tu veux en parler ?
— Je ne peux pas.
— Je m'en doutais. J'aurais essayé.

Mon amie se dégage de mon étreinte, le sourire aux lèvres. Je me plais à penser que la chaleur de mes bras l'a rassérénée comme son corps l'a fait avec moi. Ses épaules se redressent et devant le capharnaüm qui règne encore, l'expression de son visage se fait moqueuse. Elle ne manque pas de me dire que nous sommes bien des hommes, incapables d'être organisés quand il s'agit de ranger, que nous serions déjà morts au fond d'un fossé sans elle et j'en passe. Je l'écoute me donner des ordres, les exécute sans broncher. Ça a le mérite de m'éviter de penser et il faut avouer qu'elle a raison. Tout est presque prêt quand Uhane et Snow reviennent. Même le repas.
J'essaie de deviner ce qu'il a pu apprendre mais rien ne transparaît dans son attitude. Il sait si bien se cacher que l'inverse aurait été étonnant. Alors je cherche des signes dans les yeux d'Uhane. J'aimerais les croiser mais elle s'obstine à m'éviter.
Nous prenons notre dernier repas ensemble. Un festin comparé à ce que nous allons manger les prochains jours. Chacun de nous se concentre sur son assiette, déguste ce qui s'y trouve. Une fois nos plats vides, les conversations reprennent naturellement entre Uhane et mes amis. Je reste à l'écart. Préférant les observer, les voir rire. Quand sera la prochaine fois où ils riront franchement ?
Naturellement Snow se lève pour faire la vaisselle et la ranger dans nos bagages. Ça a toujours été sa corvée depuis que nous sommes partis, la seule qu'il fait toujours sans rechigner. Ce qui m'arrange. Je déteste ça.
Il ne lui faut que peu de temps. Il vient à peine de se rasseoir que l'air change dans la pièce. Le moment est venu. Nous le savons tous. Nous le sentons. La magie enfle autour de nous. Les yeux d'Uhane change de couleur. Leur vert si lumineux s'éteint pour laisser place à une teinte plus noire que la nuit elle-même.
Je m'attendais à entendre sa voix résonner dans la cuisine mais c'est d'abord dans ma tête qu'elle surgit. Dans la mienne et celles de mes amis. Comme ses yeux, elle est différente. Comme si elle sortait du fond des âges. Une voix froide et désincarnée. Et pourtant hypnotique. Même si je voulais m'y soustraire, je sais que je n'y pourrais pas.

— Une voie différente des prédictions a été choisie. L'un de vous a bravé le destin. Malgré la décision prise, l'avenir ne change pas. Vos rôles ne changent pas. Vos destins, tracés de tout temps, ne changent pas.

La voix me tance et comme un enfant, j'ai envie de détourner les yeux. Mais cela m'est impossible. Elle a trop de pouvoir. Pourtant, je ne suis pas d'accord avec elle. Ce qui s'est passé ce matin ne peut avoir été vain. Cela ne se peut pas. Et il est hors de question qu'on me dicte ma conduite.
Il faut que je me souvienne de ce que m'a dit Ada. Que la seule capable de confirmer si nos choix sont bons est la Nature. Nous en sommes dépendants tous les trois. La vie, le vent, l'eau.
Il faut que je m'en souvienne.

— Vous devez retrouver l'enfant et l'amener à son Père. Vous devrez la lui laisser. Elle doit vivre avec vous mais aussi avec lui pour pouvoir faire son choix au moment voulu. C'est écrit de tout temps et la nouvelle voie empruntée n'empêche pas cela.

Quelque chose s'agite en moi. Ma magie lutte contre le message du prophète. Elle essaie de me parler, me murmure à l'oreille ses pensées. Je les sens effleurer mon esprit sans pouvoir faire sens, bloquées par le prophète.
Pourquoi la voix s'obstine-t-elle ? En choisissant de tout faire pour ne pas oublier Uhane, n'ai-je pas ouvert une nouvelle voie ? Une voie qui ne serait pas écrite ? Et si plus rien n'est écrit, pourquoi devrions-nous écouter des possibles qui n'ont plus lieu d'être ?
Il faut que je m'en souvienne.
Indépendamment de ma volonté, je regardela sphère prendre formeau creux de ma main. Minuscule goutte d'eau qui grossit jusqu'à avoir la taille d'une balle. Surface iridescente qui m'attire et m'aveugle. Je comprends ce qu'elle fait. Elle brise l'emprise visuelle de l'être en face de nous. Elle me permet de reprendre possession de mes sens. De ma capacité de réflexion. De ma raison. Un éclair de peur traverse les yeux, semblables à des puits sans fond, de l'individu qui nous parle.

— Comment le sais-tu ?
— C'est ainsi. Contrer les écritures ne sert à rien.
— Je ne veux vivre sous le joug de personne. Pas même de mots couchés sur du papier.

Soutenue par ma colère, par ma volonté d'être libre, la sphère enfle. Jusqu'à créer, pour nous protéger, un rempart entre nous et les yeux de la personne qui a pris possession d'Uhane. Il est évident que ça ne peut pas être elle. Je ne le supporterai pas.
Le voile d'eau qui nous sépare du prophète atténue aussi sa voix. Elle n'est plus qu'un murmure. Un bruit de fond inintelligible. Elle perd toute l'emprise qu'elle avait sur mes compagnons. Ils tournent la tête vers moi et me dévisagent comme si j'étais fou. Mon amie prend la parole.

— Qu'est-ce que tu fais, Joran ?
— Rien. Ce n'est pas moi. C'est Ada. Elle nous sauve la vie.
— Mais nous devons écouter la prophétie.
— Pourquoi ?
— Nos destins à tous les trois sont liés. Il faut que l'on sache où l'on va.
— Oui, nos vies sont liées. Mais ce matin, j'ai choisi une voie qui n'a pas été validée. Donc logiquement, l'avenir n'est plus qu'un immense flou artistique pour les prophètes. Ils ne peuvent avoir eu toutes les visions nécessaires en à peine quelques heures.
— Qu'est-ce que tu as fait ?

Je sens l'appréhension dans la voix de Marley. Elle est trop aiguë, trop éloignée de son timbre habituel, posé et déterminé.

— Je... Je ne voulais pas oublier Uhane. J'ai trouvé un moyen. Je ne sais pas s'il va marcher. Mais je pense que oui.
— Mais pourquoi ?
— Pour avoir droit au bonheur ?

Elle s'apprête à répliquer mais referme aussitôt la bouche. De l'autre côté du mur d'eau, les yeux d'Uhane ont repris leur teinte habituelle. Ils me dévisagent comme s'ils me voyaient pour la première fois. Peut-être est-ce le cas. Peut-être que ces derniers jours, elle n'a vu qu'une partie de moi. Qu'elle s'est concentrée uniquement sur l'homme, oubliant volontairement le magicien.

— Ada dolazi.

« Que l'eau rentre ».
Le mur transparent qui nous sépare d'Uhane se voile. Il ondule et se condense petit à petit pour bientôt revenir à sa taille initiale. En lévitation juste au-dessus de mes doigts, elle hésite à se fondre dans ma main. Je la laisse faire ce qu'elle veut et comme bien souvent, elle vient se placer sur mon épaule.
Elle ne veut pas qu'on la perde des yeux.
La lassitude s'empare des traits de la brune en face de nous. Elle n'en peut plus. Elle essaie de se lever mais prise de vertige, elle retombe sur sa chaise. Je fonds sur elle. Prends son pouls, tâte son front. Tous mes réflexes de médecin ressurgissent.
Délicatement je la soulève et vais l'allonger sur un des vieux matelas qui traînaient par terre. Le mien. Celui sur lequel, hier soir, nous faisions l'amour. Je chasse les images de sa peau contre la mienne et surélève ses jambes.
Marley nous rejoint avec un verre d'eau sucrée. Voilà pourquoi j'aime travailler avec elle. Parce qu'elle anticipe mes demandes.
Agenouillée à côté d'Uhane, elle lui fait boire le verre à petites gorgées tout en lui caressant les cheveux. Je l'entends murmurer des excuses, des mots rassurants.
Petit à petit, notre patiente reprend des couleurs. Et Marley s'efface. Elle récupère le verre vide et tourne les talons.
Pendant de longues minutes, nous restons sans dire un mot. Moi, avec mes doigts guettant un nouveau changement du pouls de la jeune femme, ce qui est parfaitement inutile et elle, avec ses yeux qui ne me quittent pas.
Il faudra bien qu'à un moment, l'un d'entre nous brise le silence.

— Je suis désolé.
— Je suis désolée.

Nos mots se percutent en même temps. Et l'atmosphère se détend enfin. Il ne fallait pas grand chose finalement.
Je reprends la parole.

— C'était toi ? C'était toi qui nous parlais ?
— Oui et non. C'est difficile à expliquer. Je suppose que c'est comme toi avec la sphère. La magie prend possession d'une partie de moi.
— Ça ne se passe pas comme cela avec l'eau. Elle ne prend pas le pas sur moi, ni moi, le pas sur elle. Nous sommes en communion. Nous travaillons conjointement. Enfin c'est ce qu'il me semble.

Et vu comme la sphère s'agite, comme elle a l'air contente, je sais que j'ai vu juste.

— Comment tu as su ? Que ce n'était pas moi ?
— Tu ne m'aurais jamais dit une chose pareille.
— Peut-être que si. Tu ne me connais pas.
— Mais toi si. Tu sais tout de moi, ou presque, grâce à tes visions. Et tu sais que je n'aime pas qu'on me dise ce que je dois faire. J'ai dû te poser des tonnes de problèmes avec mon caractère.

Elle sourit. Et se met à me raconter une partie de ce qu'elle a vu sur moi. Inconsciente que je m'en souviendrai. Je comprends pourquoi elle m'a dit que je comptabilisais le plus de prophéties. Et comment petit à petit, elle est tombée amoureuse de moi.
Je l'écoute me décrire avec ses mots. Têtu. C'est la première chose qu'elle a pensé de moi. Loyal. Persévérant. Ne supportant pas l'autorité. Réfléchi. Un peu trop réfléchi. Amoureux. Beau.
Ses doigts courent le long de mon visage. S'arrêtant ici ou là au gré de ses souvenirs de moi.

— Tu sais, j'ai vu la plupart des moments les plus marquants de ta vie bien avant qu'ils t'arrivent. La plupart étaient beaux. D'autres moins. Mais à chaque fois, j'ai admiré la façon dont tu les gérais. Je te trouvais beau. À l'intérieur. Mais le jour où j'ai eu la vision de la mort d'Abby et Ada, quand j'ai vu ta réaction, j'ai su que tu n'étais pas comme les autres. L'amour que tu leur portais, que tu leur portes encore, est si grand que plus rien d'autre ne comptait. J'ai pleuré des jours entiers, vivant presque chacun des instants que tu as vécu aussi. Bien sûr, tout était moins fort. Bien sûr, je ne saurais jamais la peine et la douleur que tu as ressenties. Mais tu étais un homme bien. Et tu l'es encore plus maintenant. Ce que tu as fait tout à l'heure, c'était bien. Tu avais raison de me tenir tête, de lui tenir tête. J'ai toujours eu des visions. Elles font partie de moi, j'ai toujours aimé et accepté de les recevoir. Mais transmettre les messages, me retrouver à la merci de la magie, ce n'est pas simple.
— Tu as essayé de lutter ?
— Oui. Mais je ne sais pas comment faire.
— Pense à mon sale caractère la prochaine fois.

Ma réplique la fait sourire. C'est mieux ainsi. Je n'aimais pas la tristesse qui reprenait possession de ses yeux.

— Tu dois me dire encore quelque chose. Je veux dire, l'autre doit me parler ?
— Je crois que tu l'as vexé.
— C'est bon à savoir. Ce qui veut dire que j'ai le droit de choisir ma voie.
— Oui. Mais n'oublie pas que celles de Snow et de Marley sont liées à la tienne. Que parfois, elles sont si imbriquées, qu'elles ne forment qu'un chemin unique. Tu ne dois pas leur faire de tort.
— Jamais. Ils sont tout ce qu'il me reste. En dehors de toi.
— Mais moi...
— Je sais. Tu le fais chacun à notre tour ou tous ensemble ?
— Ensemble.
— On doit aller les rejoindre ?
— Oui. C'est l'heure.

Je la serre contre moi. Je lui murmure toutes ces choses qui m'ont touché chez elle ces derniers jours. Je lui dis que j'espère que nous nous reverrons, qu'elle n'est pas qu'un fantôme parce qu'elle a existé pour nous. Pour moi. Je retiens les autres mots qui me brûlent les lèvres. Ceux qui disent que je vais tout faire pour me souvenir d'elle. Ceux qui disent à quel point elle a compté. À quel point j'espère qu'elle comptera encore.
Et finalement, je lui dis que tout ira bien, qu'elle est forte et qu'elle arrivera à surmonter sa peine.
Elle me fait taire en m'embrassant. Je savoure ce baiser comme si c'était le dernier. Peut-être l'est-il vraiment.

Quand nous regagnons la pièce principale, toutes nos affaires sont prêtes. Elles n'attendent que moi. Mes amis n'attendent que moi. Nous ramassons nos sacs. Disons au revoir à Uhane. Comme si nous allions la revoir dans un avenir proche. Elle se prête au jeu. Serre Snow et Marley dans ses bras. Dépose un baiser sur ma joue.
Il est temps. Nous lui tournons le dos. Commençons à passer la porte. Sa voix douce nous suit. Litanie entêtante. Refrain empreint de tristesse.

— Uñohda mnie.Uñohda mnie. Uñohda mnie... Uñohda... Uñohda...

La voix s'évanouit enfin.
Quelque chose change dans le regard de mes amis. En moi aussi. Reprendre la route a l'air de nous faire du bien. Comme si nous avions besoin de bouger, d'être actifs. Comme si quitter cet endroit ne nous pesait pas. Il ne me pèse pas. C'était un endroit comme un autre. Une étape. Nous avons pu nous reposer. Trouver de la nourriture que nous avons fumée pour la conserver plus longtemps, et ces fleurs médicinales nous seront utiles, j'en suis sûr.
Ne pas être sur nos gardes en permanence a joué sur notre moral. Il fait beau. J'aurais pourtant juré qu'il bruinait peu de temps avant qu'on parte. Ma mémoire me joue certainement des tours.
Le ciel commence à s'obscurcir, la nuit va bientôt prendre le pas sur le jour. Certaines étoiles commencent à poindre, la lune éclaire nos pas.
Sur ma droite, j'aperçois Marley qui défait les boutons de sa veste. Il ne fait pas froid et l'exercice nous réchauffe d'autant plus. Bientôt, Snow et moi l'imitons.
Nous parlons peu et à voix basse. Pour connaître le chemin à suivre essentiellement. La route que nous longeons est en très bon état et donc certainement encore fréquentée. Nos réflexes n'ont pas été émoussés par notre retraite dans la maison. Tant mieux. Nous ne pouvons nous le permettre.
Une nouvelle fois, je demande à Snow pourquoi il a choisi d'aller par là. Une nouvelle fois, il me répond la même chose. Qu'il le sait, c'est tout.
Ne pas avoir de meilleure explication m'agace profondément. J'aime quand les choses sont claires et rationnelles et là, ça ne l'est pas. J'ai également l'impression qu'il y a quelque chose de plus. Une raison tangible. Des faits. Je le tourne et le retourne. Sans arriver à mettre le doigt dessus.
Être sur un terrain non accidenté nous permet d'avancer rapidement.

— On irait encore plus vite en voiture.
— Effectivement. Mais on ne trouvera jamais de carburant.

Marley nous dévisage comme si nous étions deux imbéciles incapables de comprendre quoique ce soit.

— Vous n'avez pas encore compris ce que mon don implique.

L'évidence a l'air d'abord de l'énerver. Mais cela ne dure pas. Ses sourcils froncés et sa bouche pincée se détendent d'un coup pour laisser place à un éclat de rire. Un rire contenu pour éviter que nous soyons repérés. Un rire un peu nerveux au début puis franc. Elle en pleure.

— OK. Trouvons un véhicule et je vous montrerai pourquoi vous ne pourrez plus jamais vous passer de moi.

Il ne nous faut que quelques minutes pour dénicher la perle rare. La seule à peu près en bon état. Ses vitres ne sont pas cassées, les pneus sont gonflés. Marley ouvre la trappe à essence, appose une de ses mains dessus et ferme les yeux. Elle est concentrée. Au bout de quelques secondes, elle se recule, les traits figés, et nous annonce qu'il faut que nous en trouvions une autre.

— Mais pourquoi ?

Elle hausse les épaules et inspecte un à un tous les véhicules strictement identiques abandonnés le long de la route. Parfois, prise d'un doute, elle refait le même cirque et comme après avoir inspecté la première voiture, s'en détourne brusquement.
Combien avons-nous parcouru de kilomètres avant qu'enfin elle sourie, je n'en sais rien.

— Maintenant, prenez une leçon de la seule fille du groupe !

Marley. Ma Marley...
Je souris intérieurement, la laissant jubiler. Attendant la suite.
Les paupières closes, elle récite une incantation dans cette langue étrange que j'apprends petit à petit.
Un bruit bizarre, comme un glouglou de liquide, prend vie dans le réservoir de carburant de la voiture.
C'est là que je comprends. Mon regard dérive vers Snow et je remarque que lui aussi vient d'assimiler ce dont notre amie est capable.
Son pouvoir est lié à la vie. Elle peut créer.

— Comment ?
— Seulement à partir de matière organique. Il fallait qu'il reste un peu de cette essence végétale dans le réservoir pour que je puisse en fabriquer d'autre. Les autres voitures étaient vraiment en panne sèche. Bon, on y va ?

Un souvenir me revient en mémoire. Celui d'un goût. D'une texture. D'un morceau de fromage. Celui qu'elle avait ramené lors de notre pique-nique au bord du lac. Il me semble qu'une éternité a passé alors que non. Alors que non...
Je suis prêt à lui en parler pour avoir une confirmation de ce que je pense mais la couleur de son teint me fait renoncer. Son noir profond est devenu grisâtre en un instant. Avant que ses jambes ne la lâchent, je la cueille dans mes bras. Un pâle sourire vient éclairer ses lèvres.

— Docteur Meyer, je crois que j'ai besoin de vous.

Je l'allonge à même le sol sans me soucier du monde autour de nous. Prends son pouls. Il est faible. Bien trop faible. Je jure entre mes dents. Mais pourquoi a-t-elle fait cela ? Elle s'est épuisée pour rien. S'est mise en danger pour rien. Rien.
Je la reconnais bien là.
Je l'invective tandis que son pouls fuit de plus en plus. Il faudrait que Snow m'aide mais il est figé à mes côtés. Je dois réfléchir. Trouver une solution. Mais rien ne vient. Rien.
Soudain, je me souviens de l'une des propriétés de la fleur.
« Stimule la circulation sanguine ».
Il faut que j'essaie. Ça ne servira probablement pas. Mais je n'abandonnerai pas. Pas Marley. En un bond je suis sur Snow et le secoue comme un prunier.

— Fais chauffer de l'eau. Vite.

Comme un automate, il s'exécute. Comme un automate, il prend les fleurs que je lui tends et les fait infuser. Comme un automate, il m'annonce que c'est prêt.
Je lui arrache la tasse des mains sans ménagement, manquant d'en faire tomber la moitié. Je souffle sur le liquide le trouvant trop chaud pour le donner à mon amie. Bien sûr, il ne refroidit pas assez vite et le pouls de Marley qui file encore.
Enfin, je peux lui donner. Une gorgée après l'autre. C'est trop lent. Beaucoup trop.
Je n'ai plus qu'à attendre.
Les minutes passent. Je ne sais même pas en combien de temps, les effets peuvent se faire ressentir. Tout à coup, j'ai l'impression que son rythme cardiaque s'améliore. Un peu. Trop peu.

— Pourquoi elle ne reprend pas conscience ?
— Je ne sais pas.
— Mais Joran, bordel, tu es médecin. Tu es le Protecteur. Tu peux forcément faire quelque chose. Forcément.

Le Protecteur. Peut-être que la solution est là... Que la médecine traditionnelle ne peut rien faire parce qu'elle a utilisé la magie. Elle m'a dit qu'elle sentait que je pouvais guérir les autres aussi grâce à elle. Que quand on soignait par ce biais-là, on prenait aussi le mal de l'autre. Coup sur coup, j'avale, sous les yeux de Snow, plusieurs tasses de tisane.

— J'ai une idée. Par contre, si ça ne marche pas, tu nous perds tous les deux.
— Je crois en toi.
— L'homme à l'espoir ?
— Qu'est-ce que tu as dit ?
— Je ne sais pas. J'ai l'impression que récemment quelqu'un t'a appelé comme ça mais je ne sais plus qui.

Pourquoi ma mémoire me fait-elle défaut maintenant ? Ce que je viens de dire à Snow est important. J'en ai la certitude. Enfin... Ce n'est pas le moment de m'en préoccuper.
Je m'agenouille à nouveau à côté de Marley. Pose ma main sur son cœur. Ferme les yeux. Comme aucun verbe ne me vient, je supplie en silence l'eau de m'aider. Il ne lui faut qu'une seconde pour se matérialiser au dessus de ma main. De ne faire qu'une avec elle. Mentalement, je visualise le réseau de veines et d'artères du corps humain. Je me représente le cœur.
Et sans savoir comment, leur donne un peu de ma force. Je la sens s'écouler à travers mes doigts pour pénétrer dans le corps de mon amie. Elle me quitte pour la soigner elle. Elle me quitte et je ne sais comment l'arrêter de me filer entre les doigts. Je me dis que tant que Marley n'ouvrira pas les yeux, je continuerai. Que je le dois. Un recoin de mon esprit espère que cela sera avant que je ne m'écroule à mon tour.
Enfin, un spasme la saisit. Ses yeux s'ouvrent et se posent sur ma main. Ils s'écarquillent. En grand. En bien trop grand.
Je comprends que je dois la lâcher. Mais comment ? Comment ?
Au prix d'un effort considérable, je ferme mon poing. J'enferme la magie au creux de ma paume et empêche la vie de me quitter.
Je ne dois pas mourir. Pas maintenant.
La sphère m'aide à m'éloigner de Marley. Incapable de me relever, je recule sur les fesses loin de ma patiente. Je respire avec peine. Mes poumons et chacun de mes muscles me brûlent.
Je n'aurais pas cru que guérir par le biais de la magie était si risqué. Pourtant, pendant que je soignais mon amie, j'avais l'impression que tout était simple. Facile.
Rien ne l'est maintenant. La douleur emprisonne mon esprit et me replonge dans mes tourments. La perte d'Abby et Ada qui n'était que comme un léger voile sur épaules ces derniers temps revient en force. Elle s'invite autour de moi. Brouillant ma vision. Serrant ma gorge. Je sens qu'à l'absence de mes amours, une autre se rajoute. Mais quelle est-elle ? Pourquoi un autre fantôme vient-il me hanter ?
Je sens mes amis se pencher sur moi. Snow me soulever et me dire de prendre appui sur lui. Je ne peux que m'exécuter. Il me traîne tant bien que mal vers notre véhicule et m'aide à m'y installer. Je m'effondre sur la banquette arrière.
Mon monde tourne autour de moi tandis que je n'arrive toujours pas à en atteindre le centre.
La voiture se met en branle. Son ronronnement me berce et je me sens partir...
Elles sont là. Abby. Ada. Et une autre femme. Une ombre aux cheveux noirs. Un fantôme aux yeux vert émeraude. Elles dansent en me regardant. Elles sourient. Pas à pas, elles s'approchent. Et leur proximité me tourmente autant qu'elle me fait du bien. J'ai envie de les toucher. Des les serrer contre moi. De sentir la chaleur de leurs corps, la caresse de leur peau contre la mienne. Mais quand nos doigts peuvent enfin s'effleurer, elles s'évaporent.
Je me redresse en sursaut, en nage et haletant. J'ai mal. Comme j'ai mal.

— Tu ne peux rien faire ?
— Non. Je suis trop faible.

Snow est prêt à ajouter quelque chose mais il se ravise.

— Il est le seul à pouvoir lutter. Contre ses démons et le reste...
— Si tu le dis.

Le reste de leur conversation disparaît derrière un brouillard épais. La douleur m'envahit à nouveau, me laissant au bord de l'inconscience.

Combien d'heures ont passé ?
À en juger par le gris légèrement bleuté du ciel, je dirais que l'aube est en train de naître.
Je me redresse péniblement sur la banquette.

— Bonjour la belle au bois dormant.

Je grogne en réponse au sobriquet que vient de me donner Snow. Il rit.

— Ta bonne humeur m'avait manqué.

Je le fusille du regard et son rire s'accentue. Je préfère détourner la conversation.

— On est où ?
— On est arrivés.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top