Chapitre 13

— Il aurait peut-être mieux valu.

Quel est ce monde ? Quel est ce monde fou dans lequel je dois vivre ? Comment le comprendre ? Comment l'accepter ? Comment admettre que des écrits prévalent sur la vie, qu'ils peuvent la déterminer ? Pourquoi certains devraient vivre et d'autres mourir ? Pourquoi devaient-elles mourir ?
Enfermé dans ma bulle, de rage, d'incompréhension, de désespoir, je ne sens pas immédiatement la main qui se pose sur mon épaule. Qui la presse.

— Joran...
— Je ne veux pas vous écouter.
— Joran, s'il te plaît.
— Non.

Je me dégage de l'étreinte de Snow. Presse le pas pour gagner la porte quand une voix me coupe dans mon élan.

— Je peux te forcer à nous écouter.

Je réponds sans me retourner. En ouvrant la porte.

— Et me conforter dans mon idée ?

Aucun d'eux ne m'arrêtent quand je la franchis.
La nuit m'accueille à l'extérieur cernée de toutes parts par le froid glacial. Il me transperce les os, ralentissant mes mouvements, rendant ma respiration laborieuse. Je fais les cent pas à travers le village, changeant de direction à chaque fois que je croise quelqu'un. Pour finir par m'accroupir au pied de la fontaine gelée.
Je réfléchis. Sans trouver la moindre issue raisonnable à tout ceci.
Je voudrais demander son avis à Abby. Qu'elle éclaire mon chemin. Qu'Ada... Oui, Ada...
Lentement, je sors ma main droite de ma poche, tends les doigts... Et les referment aussitôt. Je suis ridicule. Pourtant... Pourtant, quelque chose me pousse à les rouvrir et à l'appeler.

— Ada. Eleja Ada.

Viens Ada. S'il te plaît. S'il plaît.
L'air se condense au-dessus de ma paume ouverte. Des gouttelettes d'eau microscopiques s'assemblent, se lient. Pour bientôt former une sphère parfaite. Parfaite.

— Tu as dit que tu serais toujours là.

La sphère s'agite. Elle glisse sur mes doigts, les effleure, semblant essayer de deviner ce que j'attends d'elle.
Tout à coup, elle se met à onduler. Ses contours se voilent, s'estompent et finissent par disparaître pour laisser place à... Ada. À son visage, ses fossettes quand elle sourit, ses grands yeux aux cils incroyablement longs.
Des larmes me montent aux yeux. Je sais bien que c'est impossible mais l'illusion me paraît si réelle.
Si réelle.

— Je suis là.

Bien sûr, ce n'est pas la voix de ma fille qui parvient à mes oreilles. Mais elle a le même effet. Elle m'apaise. Me détend. Pénètre une à une chaque cellule de mon corps et dénoue les tensions qui m'habitent.
Même mes larmes silencieuses se tarissent.
Le visage d'Ada disparaît et la sphère reprend sa place au creux de ma paume.

— Merci.

On dirait qu'elle hésite à me parler.
Les minutes s'égrènent une à une sans qu'il ne se passe rien.
Finalement, je finis par rompre le silence.

— Que dois-je faire ?
— Ce que tu penses juste.
— Je ne sais plus ce qui l'est ou ne l'est pas. J'ai l'impression de me battre contre une montagne.
— Tu essaies de monter par la face la plus dure. Tente par un autre côté. Mais n'oublie pas qu'il est toujours plus difficile de l'affronter seul qu'à plusieurs.
— Tu parles comme Eolas.

Si elle pouvait sourire, elle le ferait, j'en suis certain.

— Je ne suis pas lui.
— Encore heureux. Je dois écouter ce qu'ils ont à me dire ?
— Tu n'es pas obligé. Mais qui te reste-t-il en dehors de Marley et Snow ?

Bien sûr, elle fait mouche. Elle a raison. Eolas n'est pas important pour moi. Alors que mes deux amis sont tout. Tout.
Même s'il m'en coûte énormément de le reconnaître, sans eux, je ne suis rien. Sans eux, je suis perdu. Sans eux... Ma décision est prise.

— Reste avec moi, d'accord.

Elle ne répond pas. Se contentant de se placer au dessus de mon épaule.
Je me redresse difficilement. Le froid a engourdi encore plus mes articulations. D'un pas mal assuré au début, je retourne vers la bibliothèque. Y entre sans bruit. Ils sont toujours là. Perdus dans leurs pensées.

— Je vous dérange peut-être ?

Eolas est le premier à réagir. Ses yeux s'écarquillent en se posant sur mon épaule.

— Tu as changé d'avis ?

Sa voix est agressive. Coupante comme la glace qui recouvre la fontaine. Je ne rentrerai pas dans son jeu. Pas cette fois.

— J'ai revu mes priorités.
— Et quelles sont-elles ?
— Snow et Marley.

Mes amis me dévisagent d'un drôle d'air. Marley reste circonspecte tandis qu'un sourire pointe sur les lèvres de Snow.

— J'écouterai ce que vous avez à me dire. Pour eux. Et ensuite, je déciderai de la voie que je veux emprunter. Marley, tu disais que ton « don » te permettait de soigner...

Elle hésite à recommencer son récit. Je me rassois et l'encourage d'un sourire et d'un signe de tête.

— Je peux soigner oui. Toi aussi d'ailleurs, je le sens. Mais l'énergie que l'on met pour sauver les autres, nous la puisons quelque part. Ce quelque part, c'est nous. Plus la blessure, plus le mal est important, plus il risque de nous tuer, nous et la personne que l'on souhaite sauver également. J'aurais pu tenter de le faire malgré tout, malgré les écritures. Mais à l'heure qu'il est, nous serions mortes toutes les deux. Son hémorragie était trop importante.
— Je comprends.
— Merci...

Elle marque une pause, reprend sa respiration. Ouvre la bouche puis la referme. Elle a peur de me dire la suite, c'est évident. Elle ne devrait pas, je l'ai déjà deviné. Je prends les devants afin de la soulager.

— On ne peut pas rendre la vie, c'est ça que tu veux me dire ?
— Oui. Il faut une étincelle de vie des deux côtés. Chez le sorcier et chez son « patient ».
— Ça me semble évident.
— On n'aurait pas dit vu ta réaction de tout à l'heure.

Je souris. Un vrai sourire. En réponse à sa remarque teintée d'humour. C'est tout elle, ces quelques mots. Je lui réponds sur le même ton.

— Tu me connais, tu devrais savoir comment je réagis depuis le temps...

Toutes les tensions accumulées entre nous deux s'envolent. Eolas assiste à quelque chose qu'il ne connait pas de nous. Aussi proche soit-il de Marley. Je n'arrive pas à déchiffrer les traits de son visage afin de savoir s'il l'accepte ou non.

— Bon, la suite, c'est quoi ?

Les yeux du vieil homme me fusillent. Marley et Snow rient sous cape.

— Ce n'est pas un jeu, Joran.
— Ne vous inquiétez pas, je l'ai bien compris. Je pensais que ça vous ferait plaisir que je sois un peu plus motivé.
— Ne te moques pas de moi.
— Loin de moi cette idée. Alors ?

Il me déteste. Je le sais. Je ne suis pas la personne malléable qu'il devait attendre. Qu'il aurait voulu avoir. Pourtant, il le savait. C'était écrit, il paraît. Comme quoi, tout le monde veut s'arranger avec le futur. Agacé, il se lève, prend le livre contenant notre soit disant avenir, cherche une page et se met à lire.

« Viendra le jour où la mère de l'élue ressentira les premières douleurs de l'enfantement.
Dans le chaos de la guerre qui fera rage autour d'elle, elle donnera la vie.
Elle ne le fera pas seule.
Seule, nous serions perdus. Notre monde serait anéanti.
Au milieu des blessés, un médecin la remarquera.
Au milieu des blessés, l'obstétricien en lui se réveillera.
Il la mènera à l'écart, soucieux de séparer la mort de la vie.
Il guidera la parturiente, retrouvera les gestes ancestraux qui ont guidés les accoucheurs depuis que le monde est monde.
Il sera le témoin de l'histoire de l'élue et de l'horreur du monde.
Puis elle viendra.
Les mains puissantes du médecin l'accueilleront sur notre terre et leurs destins seront liés à jamais.
Il deviendra le Protecteur à cet instant mais ne pourra pas encore assumer son rôle.
La douleur devra d'abord révéler son pouvoir.
Il devra vivre le manque, l'absence.
Il devra ressentir la folie.
Il désirera mourir. Plus d'une fois.
Quand enfin, il comprendra, il devra faire un choix. Assumer son rôle ou le renier. Le premier assurera la survie de l'espèce humaine, le second nous laissera dans une situation délicate. La naissance d'un nouveau protecteur n'étant pas prévue avant une quinzaine d'années après son refus. »

— Je peux donc refuser...
— Tu admets être le Protecteur ?
— Les ressemblances sont troublantes avec ma propre histoire.
— Répond à ma question.
— Oui, je l'admets.

L'air frémit autour de nous. La sphère sur mon épaule semble s'agiter. Ce ne peut être bien sûr qu'une impression.

— Seras-tu prêt à assumer ton rôle ?
— Je n'ai pas la suite de l'histoire, je ne peux pas encore me prononcer. Comment Elma pourrait être l'élue ? Et l'élue de quoi d'abord ?

Il tourne quelques pages du livre. S'arrête à nouveau sur l'une d'elles et le pousse vers moi.

« Il écrit de tout temps que l'enfant qui fera revenir la paix entre les peuples sera une petite fille.
Le jour de sa naissance seront révélées de grandes choses. De grands destins. Celui de son Père, dont le nom apparaîtra enfin de façon claire dans les textes. Celui de son Protecteur en attendant qu'elle fasse son choix. Celui des compagnons de ce dernier.
Les étoiles l'ont dit.
Il écrit de tout temps que la mort de sa mère sera le point de départ du nouveau monde d'incertitudes dans lequel nous devrons vivre en attendant son choix.
Le Protecteur et le Père devront répondre de leur décision devant trois témoins. Si l'un des deux refusent, si l'un d'eux empêche l'autre de se prononcer, un nouveau cycle se mettra en marche... »

Des cris interrompent ma lecture.
Des flammes illuminent soudain la nuit.
Nous nous levons tous en même temps, sortons en trombe de la bibliothèque et nous fige ont devant le carnage qui se trouve sous nos yeux.
Un vent violent assèche l'air permettant aux flammes de se répandre à une vitesse effrayante. Nos compagnons hurlent, certains pris dans le brasier.

— Il veut empêcher Joran de faire son choix...

Les mots d'Eolas flottent quelques instants dans l'air saturé de cendres. Promesse d'horreur et de drames. Encore.
Du coin de l'œil, je vois Snow lever lentement les mains, paumes vers le ciel avant de fermer les poings d'un geste brusque. Le vent arrête aussitôt de souffler.

— Eolas, Joran, faites quelque chose, je ne tiendrai pas longtemps...

Le vieil homme commence à invoquer la pluie mais je suis persuadé que cela ne marchera pas. La sphère s'agite à nouveau. Elle me conforte dans mon idée. Je pose la main sur l'épaule d'Eolas pour attirer son attention.

— Lâche-moi.
— Non. Ça ne marchera pas.
— Bien sûr que si.
— Non.

Il se tourne vers moi et nos yeux se croisent. C'est peut-être la dernière fois. Je sais que ce qui va suivre va nous séparer. Pour la première fois, je le regarde sans animosité.

— Faites-moi confiance.

Il saisit tout ce que je ne dis pas. Il saisit la portée de mes mots. Il en sait tellement plus que nous.

— Marley, va chercher les livres posés sur la table dans la bibliothèque, s'il te plaît.

Elle lui obéit. Au doigt et à l'œil, comme je le prévoyais.

— Snow, quand Marley sera de retour, tu laisseras le vent reprendre le contrôle.
— Mais pourquoi ?
— Ne discute pas.

Il guette le retour de mon amie, les traits dévorés par l'inquiétude.
Je le comprends. L'angoisse me serre le ventre.
Il ne faut qu'une ou deux minutes à Marley pour revenir mais j'ai l'impression qu'une éternité a passé. Que va devenir ma vie après les mots qu'il va prononcer ?

— Snow, maintenant.

Les bourrasques reprennent autour de nous. Plus fortes que jamais. Faisant d'encore plus gros dégâts.

— Venez ici, tous les trois. Marley, es-tu prête à assumer ton rôle ?
— Tu me l'as déjà demandé.
— Répond.
— Oui, je suis prête.

Le vent faiblit tout à coup.

— Marley, tu es la Mère. C'est écrit depuis que le monde est monde. Tu es la vie.

Les flammes s'amenuisent.

— Snow, es-tu prêt à assumer ton rôle ?
— Oui, je le suis.

Le vent s'arrête aux mots de mon ami.

— Snow, tu es la Main Armée. C'est écrit depuis que le monde est monde. Tu es le gardien de la paix.

Les flammes semblent se tasser sur elles-mêmes.

— Joran, es-tu prêt à assumer ton rôle ?
— Oui, je suis prêt.

Un cri de désespoir s'élève dans le ciel. Un cri lointain. Dont le timbre me semble familier.

— Joran, tu es le Protecteur. C'est écrit depuis que le monde est monde. Sur toi, repose tous nos espoirs.

Soudain, le calme revient. Plus un seul bruit, plus un cri ne déchire l'air.

— Allez prendre quelques affaires et partez. Le sanctuaire n'est plus sûr. Vous trouverez votre chemin dans les livres et à travers le souffle de la magie. Je prendrai soin des autres. De tes enfants, Marley.
— Merci Eolas.
— Nous n'étions jamais d'accord mais il faut que tu saches que je suis fier de toi. Et que tu viens de sauver tout le monde ici. Tu es quelqu'un de bien. Bien meilleur que moi. Plus fort aussi. Je n'ai jamais su évoquer la sphère. Elle représente bien plus que tu ne crois. Filez maintenant, ils ne vont pas tarder à revenir et nous devons tous être loin avant que cela arrive.

Sans même nous consulter, nous lui obéissons. Snow accompagne Marley jusque chez elle pour qu'elle prenne quelques affaires pendant que je fais la même chose de mon côté pour mon ami et moi.
Nos vêtements, nos lampes frontales et nos duvets se retrouvent facilement dans nos sacs.
J'hésite un instant avant de rajouter certaines choses pouvant paraître futiles et qui ne le seront peut-être pas. Un livre sur les simples trouvé à la bibliothèque, le journal de Snow. Je ne peux pas l'abandonner ici.
Une fois les sacs fermés, je quitte la pièce. Sans jeter un regard en arrière. Je me rends à la cuisine, prends toute la nourriture que je peux et qui ne craint pas les voyages. Puis fais un arrêt à la pièce qui servait de stock. Je ramasse des piles, des bougies, des briquets. Une batterie de cuisine. Quand j'aperçois les médicaments, mes réflexes de médecin prennent le dessus. Je les examine rapidement et fourre dans mon sac des anti-douleurs et autres anti-inflammatoires, des pansements, de quoi désinfecter les plaies, des aiguilles et du fil. Des antibiotiques ! Quand je pense à comme nous en avons manqué certains jours à l'hôpital, je me dis que j'aurais dû connaître cette réserve avant.
Je sors enfin de la pièce et aperçois mes amis qui se dirigent vers moi.
Le visage de Marley est baigné de larmes.
Sans dire un mot, je l'attire contre moi. Je la berce lentement tout en lui murmurant que tout se passera bien. Que ses enfants sont en sécurité avec Eolas. Je le pense vraiment.
Du coin de l'œil, je vois Snow se rendre à l'armurerie. J'ai beau détesté l'idée d'avoir des armes avec nous, je sais que c'est une solution raisonnable. Il en ressort rapidement et range son butin dans son sac.
Au moment où il le ferme, nous savons tous les trois que le moment de quitter les autres est arrivé. Nous profitons de l'agitation qui règne pour partir. Dans la direction opposée à celle choisie par Eolas et les autres habitants du sanctuaire.
Bien à l'abri dans nos tenues noires, nos capuches relevées et nos foulards remontés sur notre visage, nous filons.

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