Le message

Ce texte a été écrit pour les défis organisés par Light_Help.

Dans celui-ci, il fallait finir le texte par une fin imposée, ici reprise en gras (dont on était autorisé à modifier le style).

Un grand merci à Eve pour sa relecture intransigeante.

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Il est là, dans ma poche gauche. Plié en quatre. Fin comme du papier journal. La belle affaire ! Ils lisent tous le journal dans ce troquet !

Depuis que j'ai débauché, je ne pense qu'à ce papier. Je n'ose pas le regarder. Pas sur cette avenue. Pas en plein milieu des passants. Si maman dit vrai, c'est trop dangereux. Mais ils sont où ses mouchards, hein ils sont où ? ... Pas de risques inutiles, Marcel, calme-toi !

...

Qui donc a pu le glisser dans la poche de ma veste ? ... Il s'est forcément fait remarquer, ne serait-ce que par Madeleine. Du bar, on a une vue imprenable sur le porte-manteau ... Mais pas possible de lui demander, à Madeleine. Elle va me bombarder de questions. Et puis, elle va être jalouse !

J'ai pourtant bien scruté la salle, mais rien, personne n'a bronché. A part André et son ton condescendant. Pas obligé de me rabaisser encore une fois devant les clients, celui-là ! « A demain, petit !» Je t'en ficherai du « à demain petit ! ». Je ne suis pas petit, d'abord ! Et ce n'est pas parce qu'on est le beau-frère du patron qu'on ne me doit pas le respect ! Non mais ! Crétin !

...

Il est froissé. Est-ce de ma faute, à force de le triturer ?

...

Oh et puis zut ! Je ne tiendrai pas jusqu'à l'appartement. Il faut que je le lise !

Ah tiens ! La ruelle au coin, là ! Je serai plus tranquille. ... Le porche ... Impeccable, je suis presque invisible dans cette pénombre ... Voyons voir ...

EGLISE ST SAUVEUR, SAMEDI APRES L'OFFICE DE 18 HEURES.

Un rendez-vous ! Eglise st sauveur ... Tiens, l'écriture est ronde. Et appliquée. Sûrement une fille ! ... Et si c'était Simone ? Si belle aujourd'hui, dans sa robe fleurie. Elle est parfaite. Son sourire, ah son beau sourire sur son visage pétillant ! Et ses cheveux bruns sur sa peau fraîche ! Et ses petits seins qui doivent sentir la rose ! Hummm, Simone ... J'étais le plus heureux des hommes tout à l'heure, quand elle m'a souri. Quand nos regards se sont croisés. Je lui ai fait le meilleur café que je pouvais. L'a-t-elle remarqué ? Faut dire qu'elle était avec sa bande d'amies. Qu'est-ce que ça papotait ! Ce sourire, m'était il destiné ou faisait-il partie de la panoplie de la jeune fille bien éduquée qui se pavane en public ?

Et si ce n'était pas Simone qui l'avait déposé, ce billet, si c'était ... Madeleine par exemple ? Madeleine ! Elle me fait un peu trop de gringue en ce moment. Pas qu'elle ne me plaît pas, c'est juste que ... Pourquoi aurait-elle glissé ce mot dans ma poche ? Vraiment pas son genre. Elle aurait plutôt trouvé une ruse pour me retrouver après le travail.

Pas non plus le genre de Simone. Elle, elle est tellement libre ! Si elle avait voulu me voir en privé, elle me l'aurait demandé. J'en suis sûr.

C'est bizarre tout ça.

Et si ce n'était pas un rendez-vous galant ?

Et si c'était la résistance ?

Ou la milice ?

Et si c'était un traquenard ?

...

Mais pourquoi ils voudraient me rencontrer ? Je n'ai rien à me reprocher ! Je suis français, je travaille, je suis honnête, je respecte tout ...

Bah, je n'ai pas grand chose à craindre !

Simone par contre ... Ses tressaillements quand elle croise les boches. Ses parents qu'on ne voit jamais. L'argent qu'elle a sans travailler. Son accent alsacien ... Jacques dit qu'il n'est peut-être pas alsacien, son accent. Qu'est-ce que j'en sais, moi, je n'en connais pas d'autres des Alsaciens ! De toute façon, c'est impossible qu'elle soit ..., qu'elle soit ..., impossible : elle n'a pas le nez crochu !

Et pourquoi elle voudrait de moi, Simone ? Elle a beau être différente des autres, je n'ai rien de spécial, moi, je suis tout à fait ordinaire. Je n'ai jamais su plaire aux filles. Pas comme mon frère ! ... A part Paulette et Denise, mais ça, c'était avant la guerre ! Rends-toi à l'évidence, Marcel : tes histoires avec les filles sont une morne plaine. T'as beau être tout comme il faut, tiré à quatre épingles, rasé de près, l'eau de Cologne, la raie au milieu, ça ne veut pas ! C'est quoi ton problème ?

Tiens, je viens d'arriver à l'appartement ! Faut croire que cette histoire de papier me turlupine. Ne pas te rendre compte que tu marches, mais tu perds la boule mon pauvre Marcel ! ... J'espère que je n'ai rien dit sur le trajet. « Moins tu en dis, mieux tu te portes ! », radote toujours Jacques. Et il ne peux pas s'empêcher d'ajouter « C'est la guerre, Marcel ! » Il m'énerve. Je sais qu'on est en guerre. Mais tu parles d'une guerre ! En se débrouillant bien, on peut arriver à vivre comme avant. Il va vite se rendre compte qu'il est un peu trop paranoïaque, le Jacques. Ou sinon, il va finir comme la mère Mornot ! Celle-là, dès qu'elle peut, elle me regarde de travers, comme si je l'avais volée. C'est plutôt elle qui me vole ! Augmenter le loyer alors qu'il fait toujours aussi froid et humide dans ma chambre ! Vraiment pas humaine cette femme ! Si ça continue, je vais finir moine, à partager les pièces communes avec cette famille négligée. Si au moins la cour était pavée, je pourrais ramener des filles, sans qu'elles salissent leur robe dans la boue en allant aux toilettes. C'est sûr, Simone ne voudra jamais venir ... Ma belle et douce Simone ...

Mais c'est bien sûr ! Ce rendez-vous, il faut que j'en parle à Jacques !. Oui, c'est évident : lui, il pourra m'aider, on se connaît depuis si longtemps ! Et au moins, il saura tenir sa langue. Je le soupçonne même d'être un peu communiste, depuis qu'il va à la fac.


- Bizarre en effet, conclut Jacques en reposant le mot sur la table.

- Je fais quoi à ton avis ?

- Tu y vas, pardi !

- Mais si c'est...

- Pas de fausses excuses ! Tu as peut-être rendez-vous avec ton destin, tu ne voudrais pas louper ça ?

- Non, mais ...

- Voyons voir, commence-t-il d'un air songeur, tu pourrais te cacher derrière un pilier de l'église et de là, tu observes. Comme ça, si tu vois la grosse Madeleine ...

- Elle n'est pas si grosse !

- Elle n'a quand même pas le tour de taille de Simone ! Mais bon, admettons ! Donc, si tu vois Madeleine ... ça te va comme ça ?

- Oui ! Et alors, je fais quoi dans ce cas ?

- Eh bien, tu restes bien au chaud dans ta planque ! Tu la croises suffisamment comme ça, celle-là. Par contre, si tu vois Simone, tu l'abordes.

- Comme ça ?

- Non, tu as raison, tu ne peux pas arriver les mains vides à un rencart avec la femme de ta vie ... Faudrait que tu aies un cadeau pour elle.

- Des fleurs ?

- Tu veux te faire remarquer par Madeleine, dite la « maigrichonne » ?

- Ah c'est malin ! ... Des chocolats, alors ?

- Oui, excellent, des chocolats ! Un petit paquet, assez discret pour le cacher dans ta poche, c'est ce qu'il te faut.

- ...

- ...

- Mais si c'est ...

- Les miliciens ?

- Oui !

- Tu crois vraiment qu'ils écrivent leurs missives à la main ? Ils sont trop fiers de leurs secrétaires et de leurs machines à écrire dernier cri !

- Tu n'as pas tout à fait tort. ... Et la résistance ? Ca pourrait être eux alors : ils n'ont pas de secrétaires, à ce que je sache !

- La résistance ? Mais abruti ! Imagine que ce soit un résistant. Tu fais comment pour le reconnaître ? Tu crois qu'il aura une pancarte ?!!

- Ah oui, je n'y avais pas pensé.

- Donc, c'est simple : à part si tu vois Simone, tu restes planqué, ou mieux, tu pars. C'est pas plus compliqué que ça !


Simone sort de l'église. La tête haute et le buste droit. Elles descend les marches comme une reine. Fière. Ah ses mollets galbés, quelle perfection !

Elle ajuste son chapeau assorti à sa robe jaune. Qu'elle est belle dans la lumière de cette fin de journée !

Je contourne le pilier et je quitte ma planque, soulagé que ce soit elle, mais tendu que ce soit elle. J'ai les jambes qui flageolent. Quelle mauviette je fais ! Je suis sûr que j'aurais été plus serein si ça avait été les résistants. Ou même la gestapo !

Elle croise mon regard, alors que je m'avance vers elle. Son visage s'illumine soudain d'un sourire magistral, à faire trembler la terre entière. Un feu d'artifice parcourt mon corps. Je me sens léger, je me sens voler. Le temps s'est arrêté, et en même temps tout semble se dérouler si vite.

Nous sommes si proches maintenant.

- Je croyais que tu ne viendrais pas ! dit-elle, avec une moue amusée.

- Bah si, tu vois, je suis là !

Stupide, cette réponse ! Il faut dire quoi, quand on arrive à un rendez-vous avec la femme qu'on aime ? Prendre un air tranquille ? Détaché ? Calme ? Taquin ?

- Alors comme ça, tu déposes des messages dans la poche de tes prétendants, sans même les signer ? commencé-je, sur un ton un peu trop arrogant à mon goût.

- Ah bon je ne l'ai pas signé ? Feint-elle.

- Affirmatif.

Très décontracté, ce mot !... Peut-être un peu trop ? ... Ouf, elle entame un petit rire.

- Alors tu es venu sans savoir que c'était pour me voir ?

Mince, que répondre à ça ?

Elle reprend, un peu anxieuse.

- Et si ça avait été, ... , enfin tu vois ce que je veux dire...

C'est trop beau : elle s'inquiète pour moi ! Alléluia, j'existe pour elle ! Attention Marcel : reste concentré ! Ne te berce pas d'illusions !

- Je n'ai pas peur ! je réponds, sur un ton viril. Et puis, je savais que c'était toi, je l'ai toujours su, complété-je avec un air mystique.

Elle se rapproche. L'ombre de son chapeau est désormais sur mon visage. Elle sent la rose, elle sent le frais, elle sent le bonheur.

- Donc tu es prêt à prendre des risques pour moi ? me questionne-t-elle avec un sourire si craquant que je n'ai qu'une envie, c'est de la prendre dans mes bras, l'embrasser et sentir notre amour illuminer le parvis de l'église.

Tant pis pour la bienséance !

- Dis-moi, Marcel, continue-t-elle, sur un ton devenu grave tout à coup, tu serais prêt à faire quoi pour moi ?

Ses yeux malicieux se posent sur moi. Non je ne suis pas comme ça, et oui j'en ai très envie ! Je ferai tout ce que tu veux, ma belle ! Mais que lui répondre pour ne pas paraître déplacé ?

- J'irai au bout du monde pour toi, s'il le faut !

Elle rigole de son petit rire espiègle et, le plus naturellement du monde, me prend la main. Elle me prend la main !

- Alors viens ! Ce n'est pas le bout du monde, mais tu vas voir, je vais te montrer un endroit magnifique.

La chaleur de sa main dans la mienne me transporte déjà à l'autre bout de la terre !

Ah mince les chocolats ! J'ai oublié les chocolats ! Ils vont fondre. Tant pis !


Nous marchons main dans la main, silencieux, gênés, heureux. Je me fiche de notre destination, je veux juste être avec elle et savourer ce moment si intense, savourer cette vibration de tout mon être, savourer ce désir pour elle, savourer cette plénitude, savourer cette évidence.

Une onde d'excitation parcourt soudain sa main. Elle s'extasie :

- Regarde la vue. N'est-ce pas magnifique ?

Nos mains enlacées nous ont menés au bout d'une ruelle. Devant notre promontoire, des escaliers descendent vers le centre-ville. Le soleil de cette fin de journée irradie la ville qu'on embrasse du regard. La vue est magnifique. Ce rouge ocre des tuiles. Ce gris-blanc des murs de pierre. Ce vert vif des arbres. Quelques bruits de klaxon nous proviennent d'en bas. Une flopée d'oiseaux passe dans le ciel. Mon dieu, que la vie est belle !

Je meurs d'envie de prendre Simone dans mes bras, là, tout de suite, et de l'embrasser. ... Soyons honnête : j'ai un peu la trouille. Et puis, nous ne sommes pas seuls dans cette ruelle. Et pas fiancés. Et sa réputation ?

Jacques me dirait qu'on n'a qu'une vie. Et si j'osais ?

Je me tourne vers elle, la regarde profondément, me rapproche et pose une main sur sa joue.

Sa peau tiède et douce me donne plus d'audace. Je tente un baiser, fébrile.

Ses lèvres tendres, sucrées ... le trésor qui manquait à mon bonheur !

Je glisse une main dans son dos, l'autre dans ses cheveux. Alors que je lui caresse le corps, je sens qu'elle se détend et répond avec plaisir à cette étreinte langoureuse.

Je n'ai jamais été aussi vivant de ma vie. Ou plutôt, je viens de naître pour la première fois Je me sens si ...

- Tu ne bouges pas ! me crie-t-on dans les oreilles, au moment même où je sens quelque chose de dur et froid pointé sur mon dos.

Mon dieu, un pistolet !

Mon sang se glace.

Simone s'est dégagé. J'essaie de tourner la tête pour la voir, mais l'homme me force à regarder droit devant, à fixer cette vue qui, il y a encore quelques instants, était le témoin de mon extase.

- Simone ? crié-je affolé. Simone, ils ne t'ont pas fait mal ?

- Ferme-la ! aboie-t-il en enfonçant le revolver entre mes côtes.

Je me fige. Des sueurs froides sur mon front.Les jambes tétanisées. Mon pouls dans les oreilles. La tête embuée.

Il me palpe le corps. Il cherche une arme ?

Et si c'était un milicien ? Et s'il voulait s'en prendre à Simone ? Parce qu'elle est ... juive ! Et s'ils allaient l'emmener comme ils ont fait avec le tailleur du coin de ma rue ? Et si c'était vrai ce qu'on disait, qu'ils les tuaient ?

Des visions d'horreur se bousculent dans ma tête.

Oh non ! Et s'ils l'ont tuée ? Je n'entends plus le son de sa voix, même pas son souffle. Mon dieu !

- Simone ! hurlé-je de rage, en essayant de me débattre.

- Tu tiens vraiment à ce que je tire ? me demande-t-il avec un rire sadique.

- Je vous en supplie, ne lui faites pas de mal, imploré-je. Elle n'y est pour rien ! Vous voyez bien qu'elle n'est pas dangereuse ! Demandez-moi ce que vous voulez, mais laissez-là, par pitié, laissez-là, pleuré-je. Ne lui faites pas ...

- Tu l'auras voulu ! rugit-il en m'assenant un coup sur la tête.

Je trébuche, sonné. Le sol, tout proche de mon visage. Trop proche. Deux mains me rattrapent juste à temps. Me broient les épaules. Pas possible de voir mon agresseur. Ma mèche collée, trop de sang !

Sa poigne pince ma mâchoire et me relève le menton, brutal. Je grimace de douleur.

Je renifle, incapable de lever les yeux. Trop de pensées noires. De la haine aussi. De la rage. Et une colère sans nom. Mes muscles tremblent, un par un.

Je panique, mes dents grincent maintenant.

Deux biscoteaux m'enlacent, fortement.

Ma respiration est toujours saccadée. Pas possible de me calmer.

Je sens pourtant une caresse rassurante dans mon dos.

Mes larmes coulent encore et toujours. Impossible de les arrêter. Je relève mon bras droit, tremblant, et tente de nettoyer mon nez coulant. Mélange de larmes, de sang et de morve sur ma peau.

Je perds la notion du temps ...

J'ouvre enfin les yeux, l'esprit plus alerte. Je suis étonné de voir un ciel déjà teinté d'une jolie couleur rougeâtre.

- Marcel, ça va ? s'inquiète Simone.

Simone ? Je me relève, hagard.

- Bienvenu dans la résistance !

- Mais ... ?

- Je suis sûre que tu feras un excellent informateur. Un serveur, ça voit tout ! me précise-t-elle en me volant un baiser.


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