La passerelle
Texte écrit pour un concours avec des mots à placer, en gras dans le texte (en fait, il y en avait plus, mais je ne me souviens plus de tous).
*************************************
C'est quand elle fut sur la passerelle que le doute l'assaillit de nouveau.
Derrière elle : le boutre qu'elle quittait, les cargos rouillés, la mer rouge, les îles Dahlak, leurs fonds sous-marins et ces quelques jours de camping avec des connaissances d'Asmara, des expatriés comme elle. Une pause jubilatoire. La première depuis bien longtemps.
Devant elle : le quai, la ville de Massawa, la montagne et tout là-haut le plateau, Asmara, Afabet, le regard encourageant des femmes, le cérémonial des trois jus de café, les palabres sous le manguier, la fraicheur du centre de santé, mais aussi l'insalubrité, les cris, les accouchements dans le couloir, la méchanceté parfois même le racisme entre ethnies.
Elle était venue en Erythrée pour agir ; les horreurs que Massimo lui avait contées de cette dictature oubliée avaient résonné comme un appel. Elle était de ceux qui croient que chaque geste compte, que l'accumulation des petits cailloux forme une montagne et que chaque vie est importante. Et plus que tout, elle était révoltée par l'injustice et l'arbitraire. Ce premier poste en Erythrée lui permettrait de s'illustrer, enfin. De troquer sa vie insignifiante et routinière contre une vie pleine d'action et d'imprévus.
Massimo avait été bien plus qu'un guide. Dès le début, il l'avait prise sous son aile, lui avait décrypté les rouages du centre de santé, les personnes ressources, les non-dits, les réactions des patients qui semblaient si singulières pour qui vit en démocratie. Il était à ses côtés dans les coups de bourre comme de blues ; ensemble, ils étaient une équipe, une vraie. Mais maintenant qu'il était parti au bout du globe, elle n'avait plus de soutien : personne pour décompresser le soir, pour partager les petits plats et refaire le monde sous les étoiles.
Elle s'en rendait bien compte maintenant, depuis qu'il n'était plus là, elle s'était acharnée à son travail, quitte à s'y aliéner. Elle avait perdu ce recul si précieux pour une infirmière humanitaire. Il faut dire que l'agonie de Maria avait été particulièrement éprouvante. Savoir qu'elle aurait pu être en vie si l'Erythrée n'avait pas été une dictature. Cette séquence restait gravée dans sa mémoire. Dès qu'elle fermait les yeux, elle voyait le regard implorant de Maria, un regard doux auquel se mêlait une force, un courage. Maria. La belle Maria. La tête haute, les traits fins, le nez droit, une taille de guêpe, un sourire étincelant et le regard fier de la véritable tigrinyane. Maria, son amie. Maria qui avait déjà connu l'inacceptable : son mari retrouvé mort en plein désert dans un container pour avoir voulu quitter ce pays, puis la prison et son lot d'horreurs où elle avait croupi en guise de représailles. Maria ne lui avait pas tout raconté, elle n'en avait pas eu la force et puis c'était sûrement trop dangereux. « Ils sont partout, ils t'espionnent, ils savent. Ne pas trop parler, ne pas trop se montrer, ne pas se faire connaître. C'est pour ça que je ne viendrai pas accoucher dans ton centre : pas de recensement du bébé donc pas d'existence légale et pas d'enrôlement. Mon enfant ne sera jamais réquisitionné, ni pour mourir au front, ni pour nourrir le système de la dictature pendant 50 ans. Il ne sera pas de la chair à canon, malléable à la moindre décision de ce gouvernement. Il restera avec moi et mon lopin de terre. » Complications à l'accouchement. Sa résistance lui avait couté la vie.
La sonnerie de son mobile la sortit brutalement de ses souvenirs. Paul, le responsable de médecin du monde à Asmara. Sûrement à propos de la réunion sur les bilans, se dit-elle.
Elle fit un pas vers le quai. Devant elle : des containers de toutes les couleurs, des grues marrons, des cuves de gaz, des remorqueurs, un navire militaire, des baraques de bois, bric, broc et tôles, des hangars rouillés, quelques hôtels en construction et au fond, comme une trame bleutée, la montagne. Tout là-haut, elle y devinait Asmara et ses jacarandas, sa cathédrale et ses glaces italiennes, Afabet et ses acacias, ses cases et son centre de santé, l'Erythrée et son café, ses peuples fiers et sa dictature. Elle sentit qu'elle n'avait plus la foi, qu'elle n'avait plus l'énergie suffisante pour retourner travailler au centre de santé. Il était peut-être temps de changer. Paul comprendrait bien.
Elle prit une grande inspiration et décrocha.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top