*44.2*
La question de Léa me tire de mes pensées.
– Bien sûr !
Je suis sur mes pieds avant de lui demander pourquoi elle a besoin de moi. La table est débarrassée, la vaisselle déjà à moitié faite. Le repas est englouti, le gâteau et le champagne avalés.
– Ah oui, le café ! m'exclamé-je en la suivant dans la cuisine.
– Il y en a certains à qui ça fera du bien, ironise-t-elle en allant remplir le réservoir de la machine à dosette.
– Oui... Corentin est dans un de ces états... Il va avoir du mal à se lever demain pour embaucher.
Je glisse la bouilloire sous le robinet pour l'emplir ; Mamie Champei et Albin ne boivent que du thé.
– Ça me fait bizarre de le voir boire autant, rebondit Léa en ouvrant le placard pour sortir les dosettes. Je l'ai pas souvent vu bourré, le Choco. Pas depuis Little Glesga, en tout cas.
– Bah, il l'est pas souvent, c'est vrai, soupiré-je en reposant la bouilloire sur son socle. Mais là... deux soirs de suite, il va avoir mal aux cheveux demain.
— Hier soir aussi ? s'étonne Léa en se tournant vers moi.
Je lui raconte rapidement et sans entrer dans les détails la pendaison de crémaillère, et surtout comment, en rentrant, j'ai trouvé un Co ronflant comme un sonneur, à moitié déshabillé et étalé en travers du lit.
– Ça m'a rappelé quand il s'endormait n'importe où, plus petit, souris-je en posant des sachets de thé machintrucbidule dans deux mugs. J'ai dû finir de le déshabiller et le glisser dans le lit... Machin n'était pas content d'être dérangé.
Elle attrape une tasse, la pose sous le percolateur d'un air pensif avant de se tourner vers moi.
– Mais... il a pas de problèmes, en ce moment ? Je veux dire... je le trouve un peu... bizarre.
– Qui, Machin ? blagué-je.
Elle me décoche un regard amusé. Le genre qu'elle ne m'avait pas lancé depuis un bon moment... depuis que je suis devenue l'autre moi. La dinde. Le clone stupide de Clara. La pimbêche superficielle. La désormais Ancien'Em.
Bon sang, ce regard, il me fait plaisir !
– Bah, reprends-je plus sérieusement. C'est une période intense, à la boulangerie. Il est fatigué et la soirée chez Leila n'a pas aidé...
... et je ne te parle même pas du divorce ou de la semaine vraiment éprouvante pour les nerfs, qu'on vient de passer...
–... mais il va bien, oui.
Je ne sais pas si je suis sincère ou si je lui mens, en fait. Parce que moi aussi, je trouve Co bizarre en ce moment. J'ai beau apprécier ma belle-sœur, je n'irais cependant pas en parler avec elle avant d'en avoir discuté avec lui. Comme autrefois. Comme toujours.
Elle lance le café, semble hésiter une seconde, avant de prendre une grande inspiration et se tourner vers moi. Je tends un peu le dos, persuadée qu'elle va m'interroger sur mon nouveau look.
– En tout cas, ça a l'air d'aller entre vous. Enfin... je veux dire, vous avez l'air d'être plus proches que la dernière fois qu'on s'est vus.
Je ne me détends pas. Léa n'attaque peut-être pas là où je le craignais mais elle cible pile le sujet que je rêvais d'éviter.
— Ah ? soufflé-je prudemment alors que la bouilloire tressaute sur son socle.
– Je peux bien te l'avouer, Em, depuis quelque temps, j'avais un peu peur pour vous deux. Je vous trouvais lointains, l'un avec l'autre. Ça fait du bien de vous voir plus proches, comme ce soir. Ça m'a rappelé l'époque d'avant, quand vous n'étiez que meilleurs amis.
Bah c'est ce que nous sommes ! En fait, nous ne sommes même que ça...
– Tu es mariée, tu sais ce que c'est, louvoyé-je en soulevant la bouilloire pour verser l'eau dans les mugs. Il y a des hauts et des bas.
Elle ne répond pas immédiatement, prend le temps de faire un autre café avant de se racler la gorge pour revenir à la charge. Non que ça m'étonne... si je connais assez mal Albin, j'ai suffisamment côtoyé Léa pour savoir quand elle a une idée derrière la tête. Je sais aussi qu'elle est du genre pitbull, et qu'elle ne lâchera pas l'affaire avant d'avoir obtenu les réponses qu'elle souhaite.
Donc, les cafés, c'était un guet-apens...
Je me trouve un peu stupide de ne pas l'avoir vu venir.
Pendant une seconde, j'envisage l'idée de détourner la conversation vers sa grossesse et le bébé à venir mais le sujet a déjà longuement été débattu à table entre les futures grands-mère et nous. Je réfléchis ensuite à la laisser m'amener où elle veut... comme je le fais depuis quelques années. Depuis que je suis une nunuchette à bouclettes superficielle et égarée.
L'adolescente que j'étais ne se serait pas embarrassée d'hésitations. Elle aurait pris le taureau par les cornes... ou dans mon cas précis : la Highland Cattle. L'Émilie d'autrefois était bien moins passive. Elle était rigolote, décidée, elle ne mâchait pas ses mots avec ses proches (même si elle avait cette désastreuse habitude de vouloir plaire à tout prix aux autres). Cette Émilie-là, c'est celle que je veux retrouver, redevenir. Mon relooking de l'après-midi n'était qu'une étape, pas vrai ? L'emballage extérieur, le changement visible par tous. Je me rends compte qu'intérieurement, même si j'ai fait du chemin depuis quelque temps sans forcément m'en rendre compte, il reste quelques pas à faire. Et pas forcément les plus faciles.
Ça fait des années que je me suis coulée dans le moule de ce que nos familles attendaient de moi, de notre couple. M'en extirper... non, ce n'est pas facile. En fait, je dois même faire un effort pour ne pas glisser le masque habituel sur mon visage.
Eh, Em... bouge-toi, bouscule-toi un peu, sinon tu vas vite retomber dans ce que tu as décidé de ne plus être !
Je repose la bouilloire vide, puis me tourne vers Léa.
– Et si tu me disais ce qui te tracasse vraiment ? l'invité-je sans agressivité ni agacement.
Seul un bref éclat dans ses yeux montre qu'elle est surprise de mon attitude.
– Em, tu sais que je vous adore, Co et toi.
– Mais...?
J'ai l'impression de revenir dans le passé, de revivre une discussion que Léa et moi avons déjà eue, juste avant mon mariage avec Co. De tous nos proches, elle a été la seule à ne pas être emballée par l'idée. Je sais qu'elle avait essayé d'en discuter avec Co (enfin, jusqu'à ce que leur mère les interrompe) avant de venir me parler. À l'époque, je saisissais mal ses inquiétudes, je ne comprenais pas sa certitude que Co et moi ne serions jamais un couple solide. Aujourd'hui, je comprends.
Sans doute qu'on aurait dû l'écouter plus attentivement, alors. Qu'on aurait dû réfléchir à ses arguments : nous étions trop amis pour être amoureux.
Qu'on n'aurait pas dû se marier.
– Mais vous ne vous comportez pas comme un couple. En fait, ces derniers mois, vous vous comportiez comme un couple qui bat de l'aile mais ce soir... vous avez retrouvé une partie de votre complicité mais j'ai eu l'impression que c'était... amical.
Flûte, ça se voit ?! Évidemment que ça se voit, Émilie ! Bon sang !
– Rien que vos réactions, quand j'ai annoncé ma grossesse ! Toi, tu étais ravie et surprise, mais mon frère... J'ai bien entendu ce qu'a dit Choco, tu sais.
– Ne le prends pas mal, tu sais qu...
– Je ne le prends pas mal, me rassure-t-elle en préparant un autre café. Mais il est clair que vous n'avez jamais discuté d'avoir un bébé, tous les deux. Je me trompe ?
Je déglutis malgré moi, remplis un sucrier.
– Non. Mais tu sais, ça ne fait pas si longtemps qu'on est mariés, on est jeunes et...
– Est-ce que tu veux des enfants, toi ? me coupe-t-elle encore.
Oui ! Bon sang, oui ! Et pas qu'un seul ! J'en veux plusieurs !
– Je n'y ai pas vraiment réfléchi, mens-je en allant chercher le lait dans le réfrigérateur.
– Vraiment ? Bon, si tu le dis. Mais ce n'est pas le seul point où j'ai l'impression que vous n'êtes pas... euh, raccords.
– Ah ?
– Déjà, il y a ton changement de look. Je l'adore et je te trouve superbe, Em. Mais... je me demande ce qui t'a poussée à changer si radicalement. Il s'est passé quelque chose, entre Co et toi ?
Ah bon sang ! Je savais bien que ça finirait par tomber sur le tapis ! Je suis juste surprise que Léa ait mis autant de temps.
Je claque la porte du frigo d'un geste un peu contrarié, commence à poser les tasses pleines sur un plateau.
– Pourquoi est-ce que Co aurait quelque chose à voir avec ma décision de changer ma manière de m'habiller ou de me coiffer ? m'agacé-je un peu. Être mariée ne m'empêche pas d'avoir mes propres goûts et de faire mes propres choix. Ça peut te paraître bizarre, mais tous les couples ne sont pas aussi fusionnels et parfaits que Léavid !
Je sais, c'est mesquin. Léa comme David détestent ce surnom que Co et moi nous sommes amusés à leur donner quand c'est devenu sérieux entre eux (et que d'autres ont repris dans la famille depuis).
Près de moi, Léa reste silencieuse un moment. Puis elle lâche un lourd soupir, je croise son regard sombre, entre gêne et gravité.
– OK, désolée mais... écoute, sans être fusionnels, un couple est proche, intime même. Co et toi, vous ne vous embrassez jamais. Juste des petits bisous de temps en temps, comme lorsque vous étiez encore meilleurs amis. Et vous ne vous baladez plus jamais main dans la main, alors que vous le faisiez tout le temps quand vous étiez amis. Je suis prête à parier que vous ne couchez quasiment jamais ensemble ! Il suffit de voir chez vous, Émilie. Votre appartement, ce n'est pas l'appart d'un couple, c'est celui de deux colocataires !
Je reste figée, les tempes battantes, horriblement mal à l'aise que Co et moi soyons si transparents à ses yeux. Elle se tait finalement, mordille sa lèvre.
– Qu'est-ce qu'il y a ? insisté-je. Visiblement, tu as un autre truc à dire ou demander, donc vas-y.
Elle inspire, semble chercher le courage de poursuivre, expire lourdement.
– Em, est-ce que tu crois qu'il serait possible que Co soit... euh... disons, qu'il ne soit pas... enfin...
– Décide-toi. Il est ou il n'est pas quoi ?
– Gay, enfin, pas complètement hétéro, souffle-t-elle d'une traite.
Je me fige une seconde, la dévisage. Puis me fends d'un grand sourire amusé et secoue la tête.
– Mais... D'où ça vient, cette drôle d'idée ?
– Je ne sais pas, c'est juste que parfois, il a des réactions qui me font douter.
– Comme quoi ? Sa folie des mitaines ? Franchement, tu crois pas que depuis le temps que je le connais, je m'en serais rendu compte ? On parle de Co, là... Corentin ! Ton frère, mon meilleur ami... mon mari, me rattrapé-je de justesse. Tu sais, le garçon qui est incapable de garder un secret et qui panique dès qu'il doit cacher quelque chose à quelqu'un !
Je soutiens son regard.
– Léa, finis-je par murmurer gentiment. Co n'est simplement pas expressif en public.
Ni en privé, soit dit entre nous.
– OK, cède-t-elle. J'espère que je ne t'ai pas vexée. C'est juste que je m'inquiète pour lui... et pour toi aussi.
Je balaie ses inquiétudes de la main, termine de poser les tasses sur le plateau que j'empoigne.
– Il n'y a pas de mal. Viens, allons servir les cafés avant qu'ils refroidissent. Et après ça, Co et moi devrons rentrer. Il embauche tôt demain.
Elle se charge des mugs de thé, je soulève prudemment le plateau lourdement chargé et lui emboîte le pas. Mais alors que nous rejoignons les autres, mon regard se pose sur Corentin, à moitié endormi sur la table, et les paroles de Léa reviennent me percuter comme un boomerang.
Évidemment que Co n'est pas gay. Je m'en serais rendu compte, depuis le temps. Et s'il l'était, il me l'aurait dit.
« Entre nous, la première fois que j'ai vu Corentin, j'ai pensé qu'il était gay. »
Le souvenir des mots de Jérémy me fait l'effet d'un second boomerang en pleine face et je pose le plateau un peu brutalement sur la nappe. Les tasses s'entrechoquent, le bruit fait tressaillir Co qui se redresse sur sa chaise et me regarde, les yeux flous.
Malgré moi, je le fixe en retour, pour lever le nœud subit dans mon ventre.
Co, gay ?
Non.
Bien sûr que non.
– On rentre bientôt à la maison, Em ?
Mon cœur fond à sa voix tout embrouillée de fatigue et d'alcool.
– Oui, je bois mon café et on y va.
– Super, marmonne-t-il en frottant la partie rasée de son crâne. Faut que j'aille dormir.
Je distribue les tasses, mais j'ai la tête ailleurs. J'ai beau essayer, pas moyen de chasser les idées qui me viennent.
Dans le fond, qu'est-ce que j'en sais ?
Je ne savais pas qu'il ne voulait pas d'enfants... Combien d'autres choses est-ce que j'ignore, finalement ? Des choses qui ont changé en lui, depuis que nous nous sommes éloignés ou que je pensais savoir en me trompant ?
Et si je ne le connaissais pas si bien que je le pense ?
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