*44.1*
Émilie
— Et celui-ci est pour... mamie Jeanne !
Ma grand-mère roucoule de plaisir en prenant le paquet enrubanné que lui tend Albin.
Le pauvre... ça fait quinze ans qu'il est de corvée de distribution, tout ça parce qu'il est le plus jeune ! Il a beau sourire et feindre l'enthousiasme, je vois bien qu'il n'est pas aussi joyeux qu'il devrait l'être. Je comprends que ce soit pesant, cette distribution annuelle de cadeaux... même si j'ai l'impression qu'il y a plus, cette année.
Mon beau-frère n'a jamais été du genre à s'épancher avec moi. Même plus jeunes, nous ne discutions que rarement. Corentin a toujours été mon unique confident et si je sais que les deux frères s'entendent bien et papotent quand ils se voient (moins souvent qu'ils devraient sans doute), ils ne sont pas intimes.
Enfin, ils ne l'étaient pas avant ce soir.
Depuis qu'ils sont rentrés, après leur petit tour à l'extérieur, j'ai surpris des échanges de regards entre Co et Albin, des échanges empreints de complicité et cela remue quelque chose dans mon ventre. Un quelque chose que je refuse de nommer « jalousie », parce que je n'ai aucune raison de jalouser Albin.
D'autant que le plus perturbant, ce n'est même pas ce rapprochement que je sens entre eux deux, mais plutôt les regards entre expectative et réflexion qu'Albin pose sur moi depuis.
Bon sang, Co, de quoi est-ce que tu as bien pu parler avec ton frère ? Qu'est-ce que tu lui as dit ? Pourquoi est-ce qu'il me regarde comme ça ?
Je vais finir par croire que Co lui a tout raconté au sujet de notre non-couple et de l'idée du divorce, pendant qu'ils étaient dehors !
— Celui-ci est pour toi, Émilie.
Je tressaille et tends la main pour récupérer le petit paquet plat qu'il me tend.
— Merci, souris-je.
Je pose le cadeau sur mes genoux, au sommet du petit monticule hétéroclite de papiers brillants et de flots bouclés.
— C'est de ma part, souffle mamie Lucette sans la moindre discrétion. C'est un carré Mercurès en soie. Pour que tu sois élégante quand tu travailles.
— Pas sûr que ça soit raccord avec ta nouvelle coupe, murmure Co tout bas, près de moi.
Il est avachi à mon côté dans le canapé, à moitié ivre. Encore que vu le flou de son regard et l'empâtement de son élocution, on est plus proche des soixante-quinze pour cent que des cinquante. Qu'est-ce qui a bien pu le pousser à se mettre dans cet état ? Okay, connaissant Corentin, le combo « annonce du futur héritier Léavid » — « piques habituelles de son père », ça fait peut-être beaucoup.
Je ne sais vraiment pas quoi penser de cet étrange Noël. L'ambiance est tellement différente des années précédentes ! J'ai l'impression que Co et moi ne sommes pas les seuls à jouer une sorte de comédie. C'est comme si chacun se tenait au rôle qui lui est dévolu depuis toujours, mais sans avoir lu son texte avant la représentation. Est-ce que c'est seulement parce que nous fêtons Noël en avance ? À cause de l'annonce de la grossesse de Léavid ? De mon changement de look ? D'autre chose ?
En tout cas, je me sens plus que jamais extérieure à ma famille et à ce qu'on est censé ressentir à cette occasion. Les regards énigmatiques d'Albin sur moi, ceux de Léa, intrigués et inquiets, sur Corentin... les remarques de ma mère, angoissée que ma nouvelle coupe de cheveux me crée des problèmes à la banque, celles de David qui me comparent à une mauvaise héroïne de manga, sans oublier celles de mon beau-père sur le manque de tempérance de mon meilleur ami...
Heureusement que comme tous les ans, j'avais déjà acheté et emballé mes cadeaux à offrir. N'empêche que Corentin aurait pu me prévenir plus tôt que le repas de fête était avancé, cette année. Ce qui me fait soudain penser...
— Oh merde ! Co, je suis désolée, j'ai oublié mon cadeau pour toi à la maison !
Il tourne la tête vers moi, esquisse un sourire un peu vague, secoue la main dans le vide.
— Pas grave, Marguer'Em, tu me le donneras demain.
J'adore qu'il recommence à me donner ce petit surnom d'autrefois !
Il se penche (enfin, il est plus juste de dire qu'il s'effondre à moitié contre moi) et me colle une bise affectueuse sur la joue avant de s'avachir à nouveau contre les coussins.
— Tiens, Émilie.
Je lève les yeux vers l'enveloppe rose tendre que me tend Albin. Mon nom y est inscrit en grandes lettres joliment tracées à l'encre bleue. Je reconnais sans peine l'écriture de Co et me sens d'autant plus mal d'avoir oublié l'enveloppe à son nom dans le tiroir de ma table de nuit.
Pendant une seconde, je repense à la conversation agacée que j'avais eue avec Leila chez Paulo. J'entends presque ma voix se plaindre de la machine à barbe à papa, et celle de Leila suggérer que Co m'a peut-être fait une vraie surprise en cadeau.
Mon cœur se serre quand mes doigts se ferment sur l'enveloppe.
Bon sang, j'ai honte de moi. Honte d'avoir douté de lui. Honte de m'être laissée devenir cette dinde amère et méprisante. Méprisable.
Évidemment que Co avait pensé à moi ! Évidemment que la machine à barbe à papa n'était qu'un gadget !
Je tourne la tête vers lui. La bouche légèrement entrouverte, les paupières à demi closes, la tête enfoncée dans le dossier du canapé, il donne l'impression de dormir (ou cuver), pourtant ma poitrine enfle d'un élan d'amour violent envers lui. Je me penche, embrasse sa joue. Il tressaille à peine, ses paupières se soulèvent, il esquisse un sourire en coin.
— Je t'aime, Co, chuchoté-je à son oreille.
— Attends, t'as même pas vu ce qu'il y a dedans, réplique-t-il en se redressant un peu maladroitement.
Sauf que je n'ai pas besoin de savoir ce qu'il y a dedans pour savoir que cela me plaira. Parce que Co me connaît mieux que personne. Parce qu'il est le seul à savoir comment toucher mon cœur.
Qu'est-ce que je suis heureuse et soulagée que mon aigreur des derniers mois ne m'ait pas poussée à lui faire un cadeau minable ! Parce que je sais que son inscription au stage de pâtisserie le rendra fou de joie et d'excitation ! Et voilà : maintenant je suis impatiente de voir son visage quand il ouvrira mon enveloppe !
– Allez, ouvre mon cadeau ! m'enjoint-il.
Il a l'œil plus vif, subitement.
Autour de nous, chacun arrache ses papiers d'emballage, signe que la distribution est achevée. Sans hésiter, je décachette l'enveloppe offerte par Corentin. Mes autres cadeaux attendront. Je sais ce que contiennent la plupart : un des « bijoux de famille » de la part de mes grands-parents (mamie Jeanne transmet son patrimoine tous les Noëls de cette manière), un roman quelconque de la part de mes beaux-parents, une box de soins et beauté de la part de Léavid (que j'irais dépenser avec Leila, comme tous les ans). Les seuls paquets qui me réservent une surprise sont ceux de ma mère (elle alterne annuellement entre un chèque et un bon d'achat dans une boutique quelconque), de mamie Champei (avec elle, je ne sais jamais à quoi m'attendre) et Albin (il a le chic pour me prendre de court à chaque fois).
Dans l'enveloppe rose, une simple feuille de papier pliée en quatre et une carte postale.
– Commence par la carte ! s'enthousiasme Corentin.
Quelque chose flanche dans ma poitrine : il a le même sourire qu'autrefois quand il me préparait une surprise, le même mélange d'espièglerie et d'anticipation dans le regard.
Sur le recto, un bouquet de marguerites. Notre symbole. Je retourne le bout de carton.
« Bon pour un cadeau surprise ! »
Un bond dans le passé.
Combien de petits mots, de cartes Co a-t-il glissé dans mes cahiers, sur mon oreiller, dans mes poches, au cours de notre vie ? Combien de « bon pour une surprise », « bon pour un fondant au chocolat », « bon pour une bataille de marguerites » ?
L'émotion m'écrase la gorge et me mouille les yeux alors que je les relève vers lui.
– Alors le cadeau surprise, c'est pas ce qu'il y a sur la feuille. Je voulais attendre un peu avant de l'offrir, mais je voulais aussi que tu aies quelque chose à déballer ce soir, du coup...
Il pointe le feuillet plié d'un geste un peu nerveux. Je ravale mon émotion, déplie le papier et écarquille les yeux à mesure que je lis le document.
– Co !
Le cri de stupeur m'échappe. C'est en relevant les yeux pour me tourner vers lui que je constate être le centre d'intérêt de tout le monde. Quelques sourires en coin me laissent penser qu'ils étaient au courant mais je me moque bien que la surprise n'en soit pas une pour eux.
— Ça te plaît ? s'inquiète Corentin.
– Tu rigoles ! m'exclamé-je sans pouvoir m'empêcher de sourire. C'est... c'est génial ! C'est... Je savais même pas que ça existait ! C'est fou !
C'est plus fort que moi : j'enlace Co pour l'étreindre de toutes mes forces avant d'embrasser sa joue. À la chaleur sous ma bouche, il est devenu écarlate. Je rajoute un deuxième baiser, pour le coup.
— Je suis une Lady écossaise ! m'écrié-je pour le reste de la famille.
Je secoue le feuillet.
— Ah bon ? s'étonne Léa en tendant la main.
Je lui donne le document à lire, sans trop m'attarder sur sa surprise. Ma propre stupeur retombe lentement, mais le plaisir et l'exaltation demeurent.
Je le savais, qu'il tomberait juste ! Qu'il trouverait le cadeau surprenant qui me chavirerait ! Il a toujours eu ce don. Je l'avais juste oublié, comme j'avais oublié le reste.
– Mais comment tu as eu l'idée ?! reprends-je en le dévisageant.
Ses joues, déjà rougies par le mélange d'alcool et de gêne d'être observé par tout le monde, foncent un peu plus. La commissure de ses lèvres se relève comme malgré lui, une étincelle éclaire son regard.
Comme autrefois, il prend plaisir à me faire plaisir. Autant que je prendrai plaisir au sien quand il découvrira le cadeau que je lui ai fait. Comprendre qu'en dépit de notre éloignement de ces derniers mois, nous sommes toujours nous me réchauffe violemment le cœur.
– J'ai eu de l'aide, avoue-t-il en haussant les épaules. C'est Al qui m'en a parlé.
– Al ? Alasdair ? Pizzaman ?
Il hoche à peine la tête. Mon sourire s'élargit.
– Faudra que j'aille le remercier aussi, alors !
— Alasdair ? intervient Léa en me rendant le papier.
— Oh mais oui ! m'exclamé-je. Tu le connais, toi aussi ! Tu te souviens le voyage en Écosse, après notre bac ? Le groupe de jeunes, à Little Glesga ? Le danseur en kilt ! Il bosse à Fougheim ! C'est fou comme le monde est petit !
Je vois une brume d'incompréhension dans les yeux de ma belle-sœur, avant qu'ils ne s'éclairent quand elle se rappelle.
– Oui, je me souviens, murmure-t-elle en coulant un regard à son frère. Vous vous entendiez bien, tous les deux. Mais du coup... c'est de lui que tu parlais, l'autre jour au téléphone ? C'est lui ton fameux « nouvel ami » ?
– Ouais, marmonne Co.
Il se renfonce dans le canapé pendant que je relis encore une fois le feuillet.
– C'est pas le document officiel, hein, ajoute-t-il pour moi. On le recevra par la poste d'ici une semaine ou deux.
– M'en fiche, lui répliqué-je, tout sourire. Je suis une Lady écossaise et toi un vrai Lord ! Merci, Co !
Je l'embrasserais bien encore une fois, voire je couvrirais ses joues de bisous, mais il a l'air assez gêné (et saoul) comme ça. Je me contente de prendre sa main pour la serrer. Ses doigts pressent les miens en réponse.
– Tu me diras pas ce qu'est, la surprise ? le taquiné-je en secouant la carte postale aux marguerites.
– Nan, faudra que tu attendes, marmonne-t-il en attrapant un de ses cadeaux pour en déchirer le papier d'emballage.
Je ravale ma curiosité et mon impatience, l'imite et ouvre le reste des présents que j'ai reçus. Le temps de tout déballer et de remercier les uns et les autres, la soirée est déjà bien avancée. Évidemment, aucune surprise dans les paquets que j'ai reçus, hormis ceux d'Albin et Champei.
Mon beau-frère m'a offert un package de goodies made in Scotland (je sais que Machin va adorer jouer avec les magnets en forme de vache écossaise et j'aime beaucoup la clé USB en forme de ballon de rugby aux couleurs écossaises, mais je suis absolument fan du mug « tête de Highland cattle »... avec les cornes !!).
J'ai toujours apprécié que mamie Champei confectionne les cadeaux qu'elle nous fait. Grâce à sa petite entreprise d'artisanat, elle mêle ses cultures de naissance et d'adoption dans un style unique qui me plaît beaucoup. Cette année, elle m'a fabriqué une adorable pochette bandoulière aux couleurs vives et aux dessins stylisés cambodgiens, avec la Champei's Touch : la tirette du zip est un adorable petit porte-clés en forme de kouglof. L'ensemble se marie très bien avec les boucles d'oreilles bretzel qu'elle m'a offertes l'an dernier (et que je porte ce soir). J'ai toujours déploré de ne pas pouvoir porter ses cadeaux à la banque... et je me demande si ça aussi, ça ne va pas changer !
Corentin a également été gâté, songé-je en entassant nos paquets dans un sac pour ne rien oublier. En plus du manga offert par sa sœur et de la collection de boules de Noël « rennes farfelus » qui lui vient de son frère, il a reçu un superbe tablier (aux couleurs sobres, mais délicatement brodé de motifs cambodgiens) de Champei et les traditionnels chèques de la part de ma famille. Son seul présent qui sort de l'ordinaire, c'est ce très joli (et très chaud) pull en agneline de cheviotte, cadeau de ses parents. Un tricot hors de prix, qu'ils ont dû importer. Cette laine-là, on ne la trouve qu'en Écosse. Si Co est resté un moment bloqué sur le vêtement, moi aussi. D'une part parce que d'habitude, il reçoit plutôt un chèque ou un bon d'achat ; de l'autre parce que son père n'a pas cessé de cligner de l'œil avant de balancer que c'était « le pull parfait pour concevoir un rejeton dans le froid ! », comme si c'était une bonne blague que Corentin devait comprendre.
Je n'entends plus les chants de Noël que d'une oreille distraite ; ils sont noyés par les piaillements exaltés de ma belle-mère, extatique de ses cadeaux. Je reconnais que le tour en montgolfière offert par Albin et Léa fait envie, et que la jolie maisonnette alsacienne que mon meilleur ami lui a achetée je ne sais pas quand ira parfaitement dans son intérieur.
Co a déserté le canapé pour s'avachir à table, s'isolant des échanges de blagues vaseuses de son père et ma mère (quand ils ont un coup dans le nez, ils se croient drôles et rivalisent amicalement). À l'autre bout de la tablée, David explique quelque chose à la mère de Co (ils ont l'air si sérieux que je comprends que ça parle layette) ; les grands-parents se sont installés sur la table du salon pour leur belote traditionnelle. Mamie Champei, comme toujours, s'est assise dans un fauteuil, un vague sourire contenté aux lèvres, échangeant quelques mots avec Albin. Quant à mon père, il ronflote sur sa chaise.
Je trouve amusant que chacun ait déjà ses habitudes, alors que ce n'est que la troisième année que nous fêtons Noël chez Léavid. Avant cela, nous alternions entre la maison de mes parents et celle des parents de Co.
– Tu veux bien me donner un coup de main ?
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