* 42.2 *
Pas plus ma famille que celle de Corentin n'est du genre discrète ou retenue. Ça explique sans doute qu'elles s'entendent si bien, depuis si longtemps. À grandir dans ce brouhaha perpétuel, Co et moi nous sommes adaptés, chacun à notre manière. Si j'ai développé un certain sens de la répartie (que j'ai à l'évidence perdu depuis quelques années), sa réserve naturelle et son besoin de calme ont poussé Corentin à s'isoler dans une bulle chaque fois que nous sommes en famille. Au final, lui comme moi attendons généralement que les choses se tassent. Il y a longtemps qu'on en a pris notre parti. Il nous suffit souvent de hocher la tête, lâcher un « ha ? » régulier, et d'attendre une accalmie pour pouvoir nous exprimer à notre tour... sauf qu'ils nous entendent, mais ne nous écoutent pas.
En toute franchise, je n'ai jamais eu la sensation d'être comprise ni pleinement acceptée par les miens. Pas plus que Co dans sa propre famille. Peut-être est-ce là le fondement initial de notre complicité : ce sentiment d'être des étrangers au sein des nôtres et la liberté d'être nous-mêmes, toujours, avec l'autre.
Enfin... jusqu'à ce qu'on se mette en couple.
Ce soir, c'est moi qui me retrouve au centre des attentions familiales, et je ne suis pas fan. Comme prévu, j'endure les conseils douteux de ma mère et les remarques de mon beau-père. Tout ça à cause de mon changement d'allure. Oui, je sais que c'est assez radical, mais quand même... mais est-ce que cela vaut ces questions, les regards intrigués et les quelques compliments que j'espère sincères ? Chaque parole, chaque sourire ajoute à mon stress autant qu'à mon plaisir à me sentir moi. Au final, je ne sais plus vraiment si je suis soulagée que personne ne m'interroge sur les raisons de mon changement, ou heurtée qu'aucun ne comprenne qu'une transformation de ce genre n'est jamais anodine. Est-ce que leur affection pour moi est si superficielle qu'ils ne se demandent même pas pourquoi j'ai eu besoin de changer ? Ou bien est-ce que c'est juste l'ambiance de Noël qui noie les choses et pousse nos familles à accepter la nouvelle moi sans question ?
Le regard qui pèse le plus sur moi est celui de David. Mon frère, héros secret de mon enfance ! Celui qui, dès la naissance, a fait tous les bons choix et pris les meilleures décisions ! L'exemple à suivre, la Réussite de la famille ! Si parfait qu'il en est devenu inatteignable. D'autant que ses avis très tranchés et ses idéaux radicalement traditionnels ont fini par nous éloigner l'un de l'autre.
— La robe, OK, elle est sympa, lâche-t-il en se plantant devant moi.
— Je te remercie.
S'il entend ma légère ironie, il n'en montre rien.
David me ressemble peu, physiquement. Il est aussi blond et pâle que je suis brune et halée. Chacun de nous a extrait sa part génétique d'un seul de nos parents, tant pour le physique que pour le reste. Là où j'ai toujours eu une malheureuse propension à la rêverie et un petit grain de folie, David est l'image de la pensée balisée.
— Mais, désolé, ajoute-t-il en fronçant les sourcils, j'arrive pas à trouver que ta coupe te va bien. Pour moi, ma petite sœur a les cheveux longs et bruns, pas autrement.
Je contiens une grimace autant qu'une réplique acerbe, inspire par le nez et tourne la langue dans ma bouche, le temps de trouver une réponse politiquement correcte. Autant essayer de garder une bonne ambiance pour le repas.
— Bah c'est pas à toi qu'elle doit plaire, intervient Co en se plantant près de moi. C'est à...
— Oui, à toi, t'es son mari, admet David en jetant un regard désabusé à la coupe de Corentin.
— Non, à elle-même, rétorque mon ami, un peu sèchement. Juste à elle-même.
Je ne peux retenir un sourire surpris, coule un regard de remerciement à Co. D'ordinaire, c'est moi qui mouche David. Je ne me suis jamais gênée pour lui dire ce que je pensais et il y a fort à parier que mon frère et moi nous prendrons encore souvent la tête à l'avenir. Il n'empêche que la prise de position de Co, assez étonnante, son soutien imprévu dans l'adversité (relative) me fait un bien fou. Il nous soude, me rappelle que je ne suis pas seule. Que je ne le serai jamais.
Je profite du fait que l'excitation des premiers instants retombe et que tous retournent plus ou moins à leurs occupations, pour aller saluer plus personnellement chacun et chacune. Surtout Mamie Champei.
Même si je me sens depuis longtemps aussi à l'aise avec la famille de Co qu'avec la mienne, et que je les apprécie tous, j'ai toujours éprouvé un petit truc en plus pour sa grand-mère maternelle. Peut-être que ça tient à l'étrange demi-sourire qu'elle arbore en permanence, la profondeur à la fois pétillante et tragique de son regard, ou le délicieux mordant de ses piques d'humour.
Je crois que c'est en elle que je retrouve le plus de Corentin, tout simplement.
— Eh bien, petite Émilie, ils doivent être importants, les changements dans ta vie, pour que tu transformes autant la manière de te montrer à nous ! s'exclame-t-elle avec son accent chantant quand je m'arrête près de son fauteuil.
Dans le fond, peut-être qu'elle aussi a toujours su me voir vraiment.
— L'avenir le dira, répliqué-je en souriant. Ça me fait plaisir de vous voir !
— À moi aussi !
— Apéro ? lance Léa à la cantonade.
— Oui ! m'exclamé-je sans réfléchir.
J'ai besoin d'un verre (ou deux) pour me détendre. Je ne boirais pas plus. C'est moi qui conduis. Co n'aime pas rouler, moi j'adore. La neige ne me dérange pas plus que la nuit. Corentin, lui, est un angoissé de la route. Du genre à conduire à 30 à l'heure, le nez collé sur le pare-brise, les phalanges blanchies de stress sur le volant et le palpitant au-delà de la vitesse limite autorisée.
— Aide-moi donc à me lever !
Je glisse la main sous le coude menu de Champei, la soutiens tandis qu'elle s'extrait du fauteuil puis l'accompagne vers la table.
— Ça te va bien, d'être toi, énonce-t-elle avec autant de gravité que de sagesse.
— Merci.
J'embrasse sa joue au moment où Corentin, qui vient d'apparaître, lui bise l'autre.
— Tevta, je me demandais quand tu viendrais me saluer, le gronde-t-elle gentiment.
Je m'éloigne de quelques pas pour laisser Co et sa grand-mère préférée ensemble, et vais rejoindre la mienne, qui s'affaire comme une fourmi entre la cuisine et la tablée de la pièce à vivre.
— Tu as besoin d'aide, mamie Lucette ?
— Non, non, ma grande, mais c'est gentil de proposer. Va plutôt t'asseoir. Tiens, apporte la bouteille de jus de pomme sur la table. Oh... et prends aussi celle d'eau gazeuse ! Dis, ils sont vraiment très rouges, tes cheveux.
— Tu n'aimes pas ? m'amusé-je en attrapant les bouteilles pour donner le coup de main qu'elle disait ne pas vouloir.
— Je n'ai pas dit ça, mais c'est très rouge. Il manque un verre ! Tu pourrais venir le chercher pendant que je ramène le reste de l'apéro ?
Je lui emboîte le pas vers la cuisine.
— Ah si seulement j'avais fini les travaux de rénovation chez moi, soupire-t-elle en me tendant un verre, puis une bouteille de liqueur de fruits et une autre de vin cuit. Cela fait si longtemps que j'espère pouvoir fêter Noël à la maison, comme autrefois !
Je dois dire que ces Noëls-là me manquent un peu. Petite, j'adorais la vieille maison de mamie Lucette et papy Roland. Ce manoir vieux de plusieurs siècles regorge de cachettes et de recoins, autant d'endroits magiques et secrets pour la gamine aventureuse que j'étais. Je me souviens que j'entraînais Co dans des péripéties palpitantes, chaque fois que nous y passions les vacances de fin d'année. En grandissant, l'endroit a perdu de son charme, et j'ai fini par ne voir que les boiseries qui moisissent, les tapisseries qui se fanent et se décollent. Le manque d'entretien du bâtiment autant que du domaine font qu'aujourd'hui, ils frôlent la ruine. Malgré son veuvage, mamie refuse fermement que mon père l'aide et elle s'obstine à s'occuper de la maison familiale des Florentin à sa manière, à savoir : pas très bien.
— L'année prochaine, peut-être, vous viendrez au Manoir pour Noël !
— Bien sûr mamie.
— Oh, et vous amènerez vos amis, s'enthousiasme-t-elle en trottinant avec moi vers la table. Et votre chat. Tu sais comme j'aime Machin !
Je croise le regard de Co à ces mots, nous échangeons un sourire.
Oui, bien sûr... nous irons passer les fêtes de fin d'année au Manoir avec nos amis et Machin... Enfin, c'est pas demain la veille et ça risque plus de ressembler à un film d'horreur qu'à un téléfilm de Noël.
À table, je me retrouve installée entre Co et son frère Albin. Ma place attitrée depuis des années. Si j'aime beaucoup Albin, reste qu'il n'est pas bavard. Une fois épuisé le traditionnel sujet du rugby (il est deuxième ligne dans l'équipe régionale), j'aurais surtout droit à des onomatopées de sa part.
Les conversations s'entremêlent bruyamment autour de la table alors que les verres d'apéro se remplissent. Près de moi, Co est aussi silencieux qu'à son habitude. Ce silence est celui de notre complicité retrouvée. Machinalement, mon pied glisse sous la table jusqu'à taper contre le sien, comme autrefois, quand nous avions besoin d'un contact quasi permanent.
Il tourne les yeux vers moi, ses lèvres s'ourlent d'un sourire de connivence. Sous la nappe, son pied se presse contre le mien tandis que chacun lève son verre sous l'impulsion du père de Corentin.
— Eh bien... Joyeux Noël à tous !
J'avoue : c'est étrange de jouer la scène avec deux semaines d'avance. Mais je lève mon verre comme les autres, le fais tinter contre celui de Co, puis de tous les autres à portée avant d'avaler une gorgée de vin doux.
Alors que les mains se tendent déjà vers les amuse-gueule disséminés sur la table, Léa se lève à son tour et attire l'attention de tous en tapotant un couteau sur son verre de jus de pomme. Toutes les têtes se tournent vers elle, surprises de ce qu'elle a à dire.
Moi, c'est le jus de pomme qui m'intrigue.
— David voulait qu'on attende le dessert, mais je suis trop impatiente ! lance-t-elle avec un grand sourire.
— C'est surtout qu'au dessert, il faudra réveiller tes grands-parents et que ton père et ma mère seront déjà en train de faire la vaisselle, marmonne Co à mon oreille.
— Ton père se plaindra de la météo, ma mère aura bu trop de vin et rigolera tout le temps, ajouté-je en me penchant vers lui. Et je ne parle pas de nos grand-mères qui prépareront leur partie de belote.
— Chut les amoureux ! nous jette papy Émile en fronçant les sourcils.
Co et moi ravalons un même éclat de rire, mais nous tournons sagement vers sa sœur qui prend une profonde inspiration. Mon frère semble se matérialiser à son côté et j'écarquille les yeux en comprenant ce qu'ils s'apprêtent à nous annoncer.
— Oh bon sang...!
— Quoi ? murmure Corentin en tournant un regard inquiet vers moi.
— T'as déjà vu ta sœur boire du jus de fruits à Noël ? lui chuchoté-je tout au creux de l'oreille. Léavid sont enceints !!
Le regard horrifié que Co plonge dans le mien est presque comique. La manière dont il vide son verre de kir d'une traite beaucoup moins. Je le fixe, déconcertée. Déjà hier soir, j'avoue que sa consommation d'alcool m'a un peu inquiétée.
— Co ! Quand même, tu...
—.... de presque trois mois et c'est prévu pour juin ! s'exclame Léa d'une voix qui frôle l'hystérie.
Le reste de ma phrase est engloutie sous les bravos et les cris de joie du reste de la famille. De toute façon, je ne savais pas vraiment comment la finir. Corentin est un grand garçon. Même si c'est loin d'être habituel de sa part, il a le droit de boire sans que j'aie quoi que ce soit à dire.
Tant qu'il ne roule pas sous la table...
Je me lève en hâte pour aller enlacer ma belle-sœur et féliciter mon frère. Quand je me détourne, j'avise Co, toujours assis à sa place, la mine renfrognée.
— Vous savez déjà ce que c'est ?
— C'est trop tôt, mamie Jeanne, rétorque David.
— Mais vous savez combien il y en a ? insiste ma grand-mère. Deux ? Trois ?
— Oui, rebondit ma mère d'un ton concerné. Vous avez prévenu votre médecin, hein, que dans la famille, on a souvent des jumeaux. Bon, moi, j'y ai échappé.
— Mais nous, on était trois, persiste mamie Jeanne avec emphase. Et mon père avait un jumeau. Et ta petite cousine Virginie, elle en a eu deux fois deux ! Et...
— Oui, oui, on sait, coupe David, gentiment agacé. Normalement, il n'y en a qu'un, la première écho qu'on a faite cette semaine est formelle.
J'échange un coup d'œil avec Léa, qui a un peu pâli et lui adresse un sourire de sympathie. Oui, la « malédiction multipare » familiale a de quoi angoisser.
— Alors, et vous ? Vous vous y mettez bientôt, j'espère !
La main sur le dossier de ma chaise, je me fige en comprenant que c'est à Corentin et moi que s'adresse André de cette voix forte. Je me tourne vers mon meilleur ami, cherchant son regard autant qu'une réponse à donner à nos familles, mais il ne m'offre ni l'un ni l'autre.
— Un gosse ? Ah mais non ! J'en veux pas, moi ! Jamais !
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