* 32.1 *

Émilie


Dire que la semaine dernière, j'étais assise avec Leila à la même table de la brasserie de Paulo, à me plaindre de ma jupe qui me saucissonnait.

Aujourd'hui, c'est avec Jérémy que j'y suis installée... et ma jupe me saucissonne autant. Pourtant, ce n'est ni la même jupe, ni la même salade.

Le bon côté, c'est que ça m'a empêché de me gaver ; je n'ai même pas piqué de frite dans l'assiette de Jérèm.

Le mauvais côté, c'est que je meurs d'envie d'aller aux toilettes, et que cette jupe trop près du corps empire la situation... mais je n'ose pas quitter la table. Je ne veux pas laisser Jérémy ni rater un peu du temps que nous avons à passer ensemble.

Si j'ai la vessie pleine, c'est la faute des quatre tasses de café ingurgitées ce matin : deux avant d'aller travailler (pendant que je papotais à voix basse avec un Alasdair épuisé de sa nuit de surveillance) et deux avec Leila en salle de pause. Si j'avais au moins eu le temps de passer aux toilettes avant de rejoindre Jérémy... Mais ma dernière cliente de la matinée, la charmante madame Frestier, avait oublié son sonotone et ses lunettes, et cela m'a pris un temps fou pour lui expliquer les détails de la transaction qu'elle venait faire.

J'essaie de ne pas me trémousser sur ma chaise et me concentre sur la conversation. Enfin, je ne sais pas si on peut appeler nos échanges une 'conversation'. C'est à croire que ni Jérémy ni moi ne savons de quoi parler. Depuis que nous nous sommes rejoins, nous accumulons les banalités et les sujets superficiels. Je m'en veux de ne pas réussir à discuter sérieusement avec lui. J'ai l'impression de rater une occasion.

J'étais tellement contente de pouvoir passer un moment dans un 'vrai' restaurant! J'avais tellement hâte de déjeuner avec lui ! De pouvoir enfin sortir de cette zone entre friends et collègues...

Au point que ce matin, j'ai passé un temps fou dans la salle de bain et que j'ai choisi ma tenue avec soin, pour lui faire oublier mon état désastreux d'hier.

Raté.

Oui, je suis impeccablement coiffée (15 minutes de lissage ce matin), maquillée (toute ma panoplie y est passée) et habillée (chemisier blanc échancré et jupe faussement sage au-dessus du genou). Mais quand il m'a rejointe devant la porte de l'agence à midi, incroyablement sexy dans son ensemble Tim Fjord, le coup d'œil admiratif qu'il m'a jeté a vacillé devant mes Duc Mortens. Ça m'a mortifiée.

Mortifiée... Un mot que je trouvais joli et distingué avant de devoir me l'appliquer.

Je vais finir par ne plus sortir qu'en escarpins malgré la neige.

Je repose ma fourchette ; je grignoterai un truc plus tard chez Leila.

— Tu as terminé ? s'étonne Jérémy en fixant mon assiette à moitié pleine.

— Oui... je n'ai pas très faim aujourd'hui.

Pieux mensonge ou presque. J'avais faim avant d'arriver au restaurant. Mais la nervosité, l'envie d'aller aux toilettes et ma déception que le déjeuner ne se passe pas comme je l'espérais m'ont coupé l'appétit.

— Tu es sûre que ça va? Tu as peut-être attrapé le truc de Corentin?

— Non, aucun risque. Je n'ai pas de fièvre. Mais il va mieux. Il m'a kumsé tout à l'heure pour me prévenir qu'il retournait travailler cet après-midi.

— Tant mieux !

— Oui. C'est un soulagement. Mais ne te gêne pas pour moi, si tu veux un dessert.

Il se laisse aller en arrière sur sa chaise sans me quitter des yeux, secoue la tête.

— Je n'ai plus beaucoup de temps avant de reprendre le boulot, soupire-t-il.

L'écho de regret dans sa voix me fait frissonner de plaisir autant qu'il me rappelle que notre tête à tête touche à sa fin.

— Et je préfère le passer à me promener avec toi plutôt qu'à manger un fondant au chocolat, ajoute-t-il avec un sourire en coin.

Fondant au chocolat... mon préféré...

Jérémy mangeant mon dessert favori: un combo mortel. Le sexy à son apogée...

Je préfère ne pas imaginer la scène (ni me demander depuis combien de temps je n'en ai pas mangé), j'ai mieux à faire.

Comme profiter du temps de pause qu'il reste à Jérémy avant que je ne rejoigne l'appartement de Leila. Même si nous ne parvenons pas à discuter vraiment, être avec lui reste génial. Le moindre de ses gestes, de ses regards, de ses sourires me fait frémir et battre le cœur.

— Si tu veux, on peut sortir ? proposé-je.

— Oui, ce serait mieux.

Mon bas-ventre me remercie du changement de position quand je me lève pour enfiler mon manteau, avant de suivre Jérèm jusqu'au comptoir pour régler nos repas.

— Pouvons-nous avoir des additions séparées? indiqué-je à Paulo en fouillant mon sac.

— Non, c'est moi qui invite, Emilie.

Je relève le nez vers Jérémy, prise de court. Nos regards se croisent brièvement.

— Euh... A vrai dire, je préfère payer ma part.

— Tu m'inviteras pour le prochain déjeuner, réplique Jérémy en me souriant. D'accord ?

J'hésite. Il accentue son sourire, je finis par hocher la tête.

— D'accord. Cela t'ennuie si je t'attends dehors?

— Non, pas du tout, je te rejoins, fait-il en tendant sa carte à Paulo.

Je le laisse finir sa transaction, et vais marcher un peu sous les quelques flocons qui persistent à voleter depuis l'aube. Jérémy apprécie peut-être moyennement mes Duc, il n'empêche que je suis bien contente de les avoir aux pieds. Même si la plupart des rues ont été grossièrement dégagées et salées après les importantes chutes de neige, les congères bornant les trottoirs et la bouillasse grisâtre qui recouvre le bitume auraient flingué mes escarpins. Sans compter que j'aurais eu les orteils congelés.

Faire les cent pas me permet de relativiser le début de malaise qui m'a envahi quand Jérémy a payé pour nous deux. Et de le comprendre.

Je ne veux pas qu'il paie ma part. Jusqu'ici, nous avons toujours fait additions séparées. Qu'il paie pour nos deux déjeuners implique un 'nous' et l'idée m'excite au moins autant qu'elle me stresse. L'indépendance que mon job m'a donnée n'est pas seulement financière, mais aussi mentale. Ne plus dépendre de mes parents (ou de ceux de Co) pour me prendre en charge (nous prendre charge, Co et moi) s'est fait naturellement, mais je mesure seulement maintenant combien je tiens à cette liberté. A ce qu'elle implique, surtout : grâce à cela, je suis moi, et je n'ai besoin de personne pour me débrouiller.

C'est marrant que je n'ai jamais réfléchi à cela avant. Co et moi avons été comme une seule entité si longtemps que le simple fait de penser « moi » me surprend et me perturbe un peu. Après tout, on est « nous » depuis si longtemps que je n'avais jamais envisagé ma propre individualité, financière ou autre.

Et Jérémy et moi ne sommes 'rien', juste des collègues proches ; ni vraiment amis ni couple.

Enfin, pas encore...

— Est-ce que je t'ai vexée ?

Je sursaute, surprise dans mes pensées, et pivote vers Jérémy qui s'arrête près de moi pour fermer sa veste.

— Vexée ? Non. Enfin... pas vraiment.

Je suis plutôt agacée d'avoir cédé si vite et si facilement.

— Désolé, s'excuse-t-il avec une petite grimace penaude. Je vois bien que t'as pas trop apprécié. Je ne voulais pas la jouer paternaliste ou macho. Disons... disons que comme ça, je suis sûr qu'on aura un autre déjeuner ensemble.

Sa grimace s'achève en sourire contrit. Mon agacement s'adoucit. Il est difficile de lui tenir rigueur, d'autant que c'est surtout à moi que j'en veux.

Emilie, c'est qu'un déjeuner! Tu viens pas de lui vendre ton âme!

J'entends presque la voix de Leila se moquer de moi. Je me demande si je ne réagis pas un peu trop durement... surtout, je n'ai pas envie de perdre ce temps que nous n'avons pas vraiment, à me bloquer sur ce qui n'est qu'un détail.

— Je croyais qu'on avait convenu d'un dîner ? réplique-je donc avec un peu d'espièglerie.

Ses yeux bleus s'allument, il se détend.

— Oui, j'adorerai un dîner.

— Moi aussi, j'adorerai, reconnais-je.

Pendant dix bonnes secondes, nous restons plantés à nous regarder. Mon cœur se met à cavaler et le moineau batifole des ailes ; les mains moites et la bouche sèche, je me rends compte que je fixe sa bouche, et réussis à me détourner.

— Eh bien... tu veux te balader un peu avant de devoir retourner travailler? offre-je.

— Est-ce que ça t'ennuie si je t'accompagne jusque chez Leila ?

Je lui coule un coup d'œil en coin en contenant de mon mieux un immense sourire soulagé.

— Pas du tout. Pourquoi pas? Mais... L'appartement de Leila et Matéo est loin du centre-ville et de l'agence. Faire l'aller-retour à pied risque de te mettre en retard.

Il hausse les épaules, enfonce les mains dans ses poches.

— Bah, je trouverai une excuse. Et puis, ça me permettra de savoir où c'est, j'ai oublié de demander son adresse à Leila quand elle m'a invité à sa crémaillère.

J'ai une bonne seconde de flottement avant de soupirer entre mes dents, désabusée. Pourquoi est-ce que j'ai cru que Leila accepterait de ne pas inviter mon crush puisque mon mari sera là ce soir?

Évidemment que Leila l'a invité! Elle ne serait pas Leila, sinon.

Nous nous mettons à marcher de front. Une part de moi sautille de plaisir à l'idée de revoir Jérémy plus tard pendant la crémaillère, mais l'autre moitié s'angoisse déjà de son face à face avec Co.

Nous avançons en silence pendant un moment. J'oscille entre le plaisir de sa présence, cette excitation latente qui me pince le ventre lorsque nos bras se frôlent, et l'agacement de ne pas trouver les mots pour lancer une discussion.

C'est quand même rageant... Nous sommes seuls, nous nous plaisons, et j'ai l'impression que nous ne sommes pas fichus de discuter vraiment ensemble. C'est sans doute parce que notre relation est "en suspens" et n'en est donc pas vraiment une, mais ça me frustre.

Vivement que Co et moi ayons cette discussion sur l'avenir. Vivement que je sois vraiment libre d'agir comme je le veux !

— Est-ce que je me fais des idées, ou c'était plus facile de discuter ensemble avant ?

La question lancée par Jérémy me prend de court et je me fige pour le regarder.

— Ah ! m'exclame-je. Tu l'as remarqué, toi aussi !

Un éclat soulagé traverse ses yeux. Soulagée, je le suis moi aussi. De ne pas être la seule à me sentir coincée dans cette espèce d'entre-deux.

Il se plante en face de moi, une ombre de sourire lui relève un coin de la bouche.

— Peut-être que nous devrions établir une liste de sujets de discussion à potasser avant le prochain rendez-vous ? plaisante-t-il.

— Pourquoi pas? rebondis-je avec un soupçon d'humour pour masquer mon émotion. Donc, c'était un rendez-vous ?

— Ça n'y ressemblait pas vraiment, n'est-ce pas ? soupire-t-il.

— Eh bien... non.

Il se mordille la lèvre, hésite une seconde.

— Je peux peut-être y remédier?

Il se penche vers moi et j'arrête de respirer quand ses lèvres effleurent ma joue.

— Et maintenant ? murmure-t-il en reculant à peine le visage pour me fixer au fond des yeux.

— Un petit peu plus, chuchote-je en me perdant dans son regard.

— Juste un peu ?

Ses paupières se plissent alors qu'il sourit. J'expire quand il se penche à nouveau. Cette fois, ses lèvres chaudes viennent frôler la commissure des miennes. Mes tempes se mettent à bourdonner alors qu'au creux de ma poitrine, l'oisillon fait une pirouette complète sur lui-même.

— Et là ? demande-t-il d'un ton encore plus bas.

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